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Shanghai, le prodige chinois

Elle fut la porte de l’empire vers l’Occident, avant de se refermer. En moins de vingt ans, la voici métamorphosée, plus ouverte que jamais. A l’heure de l’Exposition universelle, la cité-vitrine affiche son ambition: devenir l’une des villes phares du monde. Elle ne craint rien ni personne. Sauf Pékin?

Souvent, dans les allées bruyantes et poussiéreuses de Shanghai, les passants se croisent mais ne se rencontrent pas, comme s’ils habitaient des univers parallèles. Le long de la rue Guangdong, à l’heure du déjeuner, des cadres en costume, un portable collé à l’oreille, marchent aux côtés d’ouvriers du bâtiment, casque jaune sur la tête, qui achèvent la construction d’un hôtel. En face du chantier, à quelques mètres des bars élégants prisés des touristes étrangers, un parfum épicé flotte dans l’air: au fond de sa petite boutique, Chen Xiao Zheng, un tablier rose noué autour de la taille, réchauffe un plat de riz et de soja.

A 54 ans, la vendeuse de cigarettes a toujours vécu là, entre l’échoppe du rez-de-chaussée et la chambre du dessus. Quand elle était adolescente, six membres de sa famille se partageaient les 20 mètres carrés et l’unique robinet d’eau froide. « Un jour, explique-t-elle, depuis la fenêtre du premier étage, j’ai vu des gardes rouges brocarder sur le trottoir un homme riche, coiffé d’un bonnet d’âne et une pancarte autour du cou ». C’est l’époque de la Révolution culturelle, entre 1966 et 1976, quand le régime de Mao punit tout particulièrement Shanghai, l’ancien « Paris de l’Orient », longtemps si accueillante envers les étrangers. A présent, le long du même trottoir, des publicités promettent aux clients du futur hôtel Waldorf-Astoria « un niveau de luxe sans pareil ». Et Mme Chen, debout derrière le comptoir, garde un oeil rivé sur l’écran de son ordinateur portable, qui indique en direct les cours de la Bourse.

Shanghai. Aucune autre agglomération, dans l’histoire de l’humanité, n’a été transformée de manière si radicale en un laps de temps si court. A partir de la création de la République populaire de Chine, en 1949, quand la folie maoïste commence à ravager tout le pays, l’histoire officielle a décrit la cité, des décennies durant, comme le produit honteux du féodalisme chinois et de l’impérialisme occidental. Elle reste immobile, alors, comme un vieux palais aux murs décatis. Au début des années 1990, cependant, alors que des hommes favorables à la ville accèdent à Pékin au sommet du pouvoir, elle devient la vitrine moderniste des réformes économiques et de l’ouverture.

Très vite, la voici choyée, arrosée de subventions, encouragée à se dépasser pour appliquer à la lettre le slogan de feu Deng Xiaoping : « S’enrichir est glorieux ». Des milliers de tours se dressent à la place des rizières et des marécages, au point que la rumeur prétendait il y a dix ans que la moitié des grues de construction en activité dans le monde se trouvaient dans la zone de Pudong, sur la rive orientale du Huangpu, la rivière qui traverse la cité. Une nouvelle Shanghai est sortie de terre. On la croyait en concurrence avec Hongkong. Elle est bien plus que ça. Shanghai prétend devenir, à terme, une étape obligée pour tous ceux qui prétendent s’intéresser au marché chinois, soit plus d’un être humain sur six. Si elle tient le cap, elle sera bientôt la mère de toutes les mégalopoles. Fière. Flamboyante. Fortunée.

Déjà, des universités plus jeunes que les étudiants qui les fréquentent y ont acquis un prestige international. Avec ses 20 millions d’habitants, ses carrefours géants de ponts autoroutiers, son vaste quartier d’affaires, son immense port en eau profonde, ses ambitieux projets aéronautiques et sa pléthore de lieux branchés, Shanghai aspire à devenir une métropole mondiale, comme l’ont été, avant elle, Paris, Londres ou New York. Convaincre du bien-fondé de ce rêve est l’un des principaux objectifs de l’Exposition universelle, qui ouvre ses portes ce samedi 1er mai pour six mois.

« L’Expo correspond à la personnalité de la ville, souligne Tu Qiyu, prof d’urbanisme à l’académie des Sciences sociales. Elle suppose l’ouverture vers l’étranger et un goût pour l’échange, deux valeurs associées à Shanghai. Surtout, elle intervient au bon moment. Comme celles de Paris, à la fin du XIXe siècle, ou d’Osaka (au Japon), en 1970, elle vient couronner une période de croissance et marque le lancement d’un nouveau départ. Si vous estimez que la montée en puissance de la Chine est une réalité, vous devez croire en la renaissance de Shanghai. »

Aux esprits chagrins, qui parlent de statistiques suspectes, relèvent le nombre de gratte-ciel restés vides et évoquent le risque d’une bulle immobilière, les défenseurs de la cité répondent que les tours se rempliront bien assez tôt.

D’ici à 2020, l’objectif officiel est de transformer cette ville longtemps spécialisée dans l’industrie en un centre de services, mettant ainsi à profit sa position géographique, dans le delta du Yanzi Jiang, au seuil d’une région qui concentre un quart de l’économie nationale. Elle sera alors, si les échéances sont respectées, la capitale financière de la Chine. Puis, pourquoi pas, de l’Asie tout entière. « Cela exigera une monnaie convertible et un Etat de droit, rappelle un homme d’affaires franco-chinois. Le Parti communiste hésitera longtemps avant de franchir ce pas. Mais il le fera, s’il y trouve son intérêt. C’est l’avantage de la dictature. Rien n’est impossible, surtout dans le pays le plus peuplé de la planète. Shanghai sera sans doute, un jour, la capitale du monde. J’aurai bientôt 50 ans, et ce ne sera peut-être pas de mon vivant. Mais cela viendra. »

Afin d’attirer les meilleurs talents étrangers, voilà plusieurs années que la municipalité cultive l’image d’une cité jeune et active. « La course de formule 1, le tournoi de tennis, la Semaine de la mode, le Festival de cinéma et l’Exposition universelle, naturellement, sont là pour faire apparaître Shanghai comme l’une des grandes métropoles du monde, souligne Antoine Bourdeix, représentant en Chine de Publicis Consultants. Un lieu branché, moderne et accueillant. »

La ville se découvre quelques soucis, toutefois, liés à sa croissance ultrarapide. La hausse du niveau de vie a renchéri le coût de la main-d’oeuvre, et amené plusieurs grosses entreprises à se délocaliser vers l’intérieur des terres. La cohésion sociale est mise à mal par l’arrivée de nouveaux riches, qui s’expriment en mandarin, aux côtés d’une population plus âgée, habituée au dialecte shanghaien et rejetée, au gré des réalisations immobilières, vers des banlieues toujours plus lointaines.

Davantage que dans le reste de la Chine, enfin, parents et enfants semblent habiter des planètes différentes, et peinent à trouver un langage commun: « Nous avons attendu si longtemps que la ville se réveille, insiste Huang Mengqi, ex-dessinatrice de pub reconvertie dans la mode. De mon enfance, dans les années 1980, je garde le souvenir d’une ville provinciale, pleine de vélos. Je n’oublierai jamais la première gorgée de Coca-Cola, à 10 ans, à l’occasion du Nouvel An. J’en avais beaucoup rêvé, mais le goût m’a déplu! Les jeunes nés après 1980 sont incapables de comprendre ce passé. »

Pour Shanghai, la partie est pleine d’espérance, mais son issue reste incertaine. Bien des mouvements de révolte ouvrière ou étudiante, démocratiques ou non, sont nés ici, y compris le Parti communiste, en 1921. A cause de ce passé, sans doute, la cité demeure l’une des moins libres de tout le pays. Les dissidents y sont rares: blogueur iconoclaste et révéré de la jeunesse, Han Han frappe autant par son courage que par sa solitude. Pékin garde un oeil soupçonneux sur sa rivale, qui concentre tous les espoirs et toutes les craintes du Parti. Car c’est ici, plus que dans la capitale, que le régime chinois, afin d’établir sa pérennité, devra démontrer qu’il peut régner sur 1,3 milliard d’individus, à la manière de la cité-Etat de Singapour, avec ses 4,3 millions d’habitants – en respectant l’Etat de droit, sans tolérer pour autant la liberté d’expression.

De ce point de vue, l’Expo agira comme un catalyseur. Six mois durant, un espace infiniment plus étendu que la simple place Tiananmen se trouvera sous l’oeil des caméras, souvent étrangères. Dans ce pays où la foule effraie et où Pékin préfère laisser vides ses stades hérités des JO plutôt que d’y autoriser des concerts de Bob Dylan ou de Madonna, de peur que ceux-ci évoquent le Tibet, comment le régime réagira-t-il en cas d’incident? Pendant l’Expo comme pour des années à venir, c’est l’ultime défi posé par Shanghai et sa modernité proclamée. Deng Xiaoping, premier architecte des réformes, avait prévenu: « Quand on ouvre les fenêtres, il arrive que des mouches rentrent ».

Marc Epstein

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