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Sécurité à vendre : les milliards dont tout le monde se moque

Kristof Clerix
Kristof Clerix Rédacteur Knack

Ces dix dernières années, la Commission européenne a injecté près de deux milliards d’euros dans des études sur la sécurité. Nos confrères de Knack répondent à la question que personne ne pose : toutes ces études renforcent-elles la sécurité de notre société?

« Vous êtes la première personne en dix ans à me téléphoner et à me demander ce qu’ont rapporté mes recherches européennes », déclare le professeur Jean-Luc Gala de l’UCL. « Jamais encore, l’état belge n’a demandé : « What the hell are you doing with our money? » Pourtant, il est important que les citoyens européens, qui paient ces projets de recherche, connaissent les résultats. »

D’après Gala, qui a bénéficié de soutien européen pour quatre projets, beaucoup d’études sur la sécurité commencent par une bonne idée, mais au bout du compte, elles ne rapportent pas grand-chose.

Prenez le projet de recherche européen SUBCOP – l’abréviation de Suicide Bomber COunteraction and Prevention’. Le but de SUBCOP était de développer des méthodes non mortelles pour éliminer les terroristes. Le projet a reçu 3,5 millions d’euros de soutien financier de la Commission européenne. L’un des projets du SUBCOP était d’installer des « murs tombants » dans les plafonds des gares. En cas d’attaque, un gardien peut rapidement faire tomber les murs autour du terroriste et l’isoler. Le projet s’est révélé irréalisable.

Une autre idée au sein du SUBCOP a tout de même donné une « nouvelle technologie » : l’A-WASP¨, un mégaphone qui produit un faisceau sonore concentré. Si un terroriste veut se faire exploser, un agent peut utiliser l’appareil pour mettre les gens autour en garde. En outre, le bruit fera à ce point sursauter le terroriste qu’il ne lâchera plus la bombe. C’est du moins ce qu’espèrent les concepteurs. Entre-temps, l’A-Wasp est produit par une entreprise britannique au nom inspiré d’Harry Potter Cerberus Black. Pour autant qu’on sache, les autorités n’ont pas encore acheté l’appareil. À présent, Cerberus Black tente de vendre aux services de police locaux. Ceux-ci pourront probablement l’utiliser pour mettre fin aux disputes alcoolisées devant le marchand de kebab.

SUBCOP est l’un des 458 projets de sécurité financés par la Commission européenne. Ces dix dernières années, l’Europe a injecté plus d’1,7 milliard d’euros dans les recherches de sécurité via les programmes-cadres FP7 (2007-2013) et Horizon 2020 (2014-2020). D’ici 2020, ce montant s’élèvera à près de 3 milliards d’euros. Le but est de développer des « technologies novatrices, des instruments de pronostics en réponse « à toutes sortes de menaces et de défis pour la sécurité tels que le crime, le terrorisme et les situations d’urgence à grande échelle ».

Les recherches se concentrent notamment sur la sécurisation de l’infrastructure et des équipements d’utilité publique, la détection d’explosifs, l’amélioration de la communication entre les services de sécurité, l’association de flux de datas et l’utilisation de drones, de biométrie et de senseurs pour sécuriser les villes et les quartiers.

Un boost pour l’industrie

La Commission européenne souhaite également « promouvoir l’excellence scientifique » et donner un boost au marché européen pour l’industrie de la sécurité civile (comprenez non-militaire). La Commission estime que cette industrie réalise un chiffre d’affaires annuel de 30 milliards d’euros et emploie 180 000 personnes.

L’année dernière, Marijn Hoijtink, professeur en relations internationales à l’Université libre d’Amsterdam, a écrit un doctorat sur ladite industrie Homeland européenne. « Fin des années nonante, la Commission européenne a déjà tenté de créer un marché interne pour le matériel de défense », déclare Hoijtink. « La Guerre froide était finie, les budgets de défense se mettaient à baisser et le marché européen interne était à son apogée. Cependant, les états membres se sont opposés à la proposition qui touchait à la souveraineté nationale. Après les attentats du 11 septembre, la proposition est revenue sur la table. Cette fois, il ne s’agissait pas de matériel de défense, mais de technologie de sécurité civile. En 2004, un groupe de sages – le Group of Personalities on Civil Security Research – a publié un rapport sur un programme de recherche européen autour de la sécurité civile à la demande de la Commission. »

Selon Hoijtink, ce rapport et d’innombrables autres documents officiels partent de la supposition que nous vivons une nouvelle ère qui comporte de nouvelles menaces pour la sécurité. « En littérature, on appelle cela sécurité spéculative : un discours qui martèle sur l’insécurité et les menaces de sécurité qui seraient radicalement différentes de la Guerre froide. Pratiquement tous les rapports sur les recherches sur la sécurité commencent par un discours sur le monde dangereux. On comprend qu’après des attentats comme ceux de Paris et de Bruxelles, on accorde plus d’attention au danger du terrorisme, mais le risque d’en être victime est toujours faible. »

L’idée dans le débat politique c’est que les nouvelles menaces demandent de nouvelles solutions, et celles-ci sont surtout technologiques, affirme Hoijtink. « Cependant, je m’interroge sur la supposition que c’est la technologie qui renforce la sécurité. On focalise trop sur les ‘toys for boys’ et on regarde trop peu l’application de cette technologie aux processus de sécurité. Si vous regardez les investissements dans un certain nombre de ces projets, on peut se demander s’il nous faut vraiment un gadget technologique. Mon projet FP7, c’est SNIFFLES, qui est axé sur la détection d’armes et d’explosifs. Au fond, cette technologie imite les chiens. Mais les chiens de brigades de stupéfiants existent déjà non ? »

Beaucoup de papier

On peut se demander si c’est près de deux milliards d’euros de soutien européen pour les recherches de sécurité ont rendu l’Europe plus sûre.

Knack a fait le test et a analysé les 160 projets de recherche européens auxquels ont participé des acteurs belges. On a démarré environ 40 projets dans le cadre d’Horizon 2020 et ceux-ci sont toujours en cours. Par conséquent, il est trop tôt pour juger de leurs résultats.

Entre-temps, la plupart des 120 projets FP7 sont terminés. Que révèlent nos recherches ? Que près de la moitié d’entre eux ne sont pas du tout axés sur le développement de nouvelles technologies pour sécuriser l’Europe. Il s’agissait de – tenez-vous bien – recommandations, cas d’étude, catalogues, concepts, conférences, manuels, réseau d’expertise, banques de données, méthodologies, agendas de recherche, procédures, rapports, directives, analyses de risques, roadmaps, discussions de table ronde, taxonomies, études comparatives, ateliers et sites web. Sans vouloir porter préjudice à leur importance scientifique : les millions d’euros investis n’ont pas fourni de résultats tangibles. Beaucoup de papier, ça oui. Mais même sur le plan des publications scientifiques, les recherches européennes sur la sécurité ne sont guère grandioses.

« C’est difficile de savoir si on en a pour son argent, c’est le cas pour tous les programmes de recherche de l’UE », écrit la société de conseil Technopolis Group dans son rapport d’évaluation de la FP7-Security. Outre la sécurité, l’Europe sponsorise aussi la recherche dans de nombreux autres domaines – de l’environnement aux transports en passant par la sécurité. « Pour ce qui est de la productivité de l’output, le programme de sécurité donne des résultats faibles comparés à d’autres programmes », explique le rapport, qui fait remarquer aussi que les recherches de sécurité rapportent peu de nouveaux brevets. Les participants des programmes de recherche eux-mêmes, interrogés par Technopolis Group, sont assez mitigés : seule une petite majorité (54%) estime que les bénéfices compensent les coûts ».

La vallée de la mort

Il y a souvent un écart important entre la disponibilité d’une solution technologique et sa commercialisation. Dans le petit monde des recherches européennes sur la sécurité, on a même inventé un terme pour ça : la vallée de la mort.

Les quatre études européennes pour lesquelles le professeur Jean-Luc Gala de l’UCL a perçu un financement ont conduit à une nouvelle technologie, mais les contacts avec les collègues révèlent qu’il y a souvent des problèmes. « Ce n’est pas une analyse personnelle, plusieurs coordinateurs de projets partagent cet avis. Un des problèmes c’est que trois ans – la durée moyenne des projets de recherche – ne suffisent tout simplement pas pour développer une nouveauté à partir de rien. »

Bart Preneel, professeur en cryptographie à la KuLeuven estime que les subsides de recherches sont utiles parce qu’ils permettent la coopération avec l’industrie. Mais il observe aussi qu’ils sont surtout utiles à long terme et qu’ils ne donnent pas rapidement d’applications concrètes. Aussi souhaite-t-il surtout consacrer l’argent aux recherches fondamentales. « Donnez un budget pendant cinq ans aux scientifiques brillantes. À terme, vous aurez beaucoup plus d’innovation. »

Gala voit d’autres problèmes: « Les équipes de recherches s’intéressent trop peu à la commercialisation. Un scientifique souhaite engranger des contrats et publier de beaux résultats, mais il ne se préoccupe pas de la mise sur le marché de la technologie. Il y a évidemment des exceptions – pensez aux spins off des universités. Mais toutes les spins off ne sont pas fructueuses. »

De toute façon, les projets sont voués à l’échec, estime Gala, quand il y a trop peu ou pas d’utilisateurs finaux – police, services de renseignements, pompiers, autorités – qui participent. Pour la Commission européenne, une des leçons du FP7 était justement d’impliquer davantage d’utilisateurs finaux dans les projets. Bizarrement le groupe-conseil PASAG ne comporte qu’une seule organisation qui représente les utilisateurs finaux : l’European Network of Law Enforcement Technology Services. Le président Patrick Padding explique que souvent la technologie de pointe développée au niveau européen ne correspond pas aux souhaits du terrain. « La police n’a pas besoin du dernier gadget. Elle veut quelque chose de simple, par exemple une appli qui fonctionne sur un ancien modèle de smartphone. Leurs souhaits sont souvent très simples. »

Depuis 2016, la Commission exige néanmoins qu’il y ait au moins un utilisateur final qui participe au consortium de recherche. Or, c’est plus facilement dit que fait, estime le professeur Gala. « Quelqu’un qui travaille dans un service d’urgences par exemple, s’intéresse probablement peu à cette phase de développement scientifique – et n’en a pas le temps. C’est un grand problème. »

Gala dénonce également le « désintérêt total de la part des autorités nationales pour les résultats de toutes ces recherches. « C’est non seulement le cas pour la Belgique, mais pour pratiquement tous les pays européens. » Et c’est inquiétant, certainement à présent que la Commission européenne a décidé de financer les recherches. Un tout nouveau Group Of Personalities souhaite dégager 3,5 milliards d’euros à cet effet.

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