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SAM (Z+ Le Vif) Pierre Vermeren : « Cessons cette vision misérabiliste de l’immigration » (entretien)

Spécialiste des sociétés maghrébines, Pierre Vermeren jette un regard bienveillant mais lucide sur le Maroc. Jouant de sa position géostratégique et de ses cinq ou six millions de « résidents marocains en Europe », le pays a développé un soft power s’appuyant essentiellement sur l’islam.

D’où est né votre intérêt pour le Maroc, dont vous êtes un grand connaisseur ?

Mon intérêt est très ancien, mais il n’est pas familial. Lorsque j’étais en internat pour mes études supérieures en histoire, à Nancy, je me suis lié d’amitié avec des étudiants marocains qui m’ont invité. Je n’ai pas beaucoup de concurrents en Europe, car les autorités marocaines n’incitent guère les historiens à travailler sur le Maroc. L’histoire est une science inflammable. Le sujet  » Maroc contemporain  » présente en outre deux faces également importantes : le pays lui-même et la France, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, etc., où vit une diaspora de cinq à six millions de personnes.

Les  » trois lignes rouges  » à ne pas franchir (le roi, l’islam et le Sahara occidental) sont-elles toujours un frein à la recherche ?

Il faut être prudent, mais le Maroc de Mohammed VI n’est plus celui de Hassan II. Ces thématiques ont été abordées depuis vingt ans, même si elles restent extrêmement surveillées. Avec rigueur scientifique et intégrité, on peut approcher certaines vérités.

Quel est l’impact de la pandémie de Covid-19 au Maroc en ce moment ?

Le Covid-19 n’est pas très présent au Maroc et, d’une manière générale, dans le Maghreb. C’est une maladie de la mondialisation. En hiver, les touristes ne sont pas là ; 90 % de la population ne peut pas sortir du pays faute d’argent ou de visa. En outre, le pays s’est fermé très rapidement. Mais les conséquences économiques sont redoutables. Le Maroc est très dépendant de l’étranger, de l’Union européenne, des pays du Golfe, de la France, de l’Espagne, des transferts d’argent des résidents marocains à l’étranger, des touristes. Les Marocains sont obligés de rester chez eux. Le confinement est infiniment plus fort qu’en Europe. On n’en a pas assez conscience. Les besoins de base sont assurés par le gouvernement (pain, sucre, thé, semoule…). Maintes fois formulée, l’annonce faite ces jours-ci de la généralisation de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), des allocations familiales à la retraite et de l’indemnité pour perte d’emploi prouve que l’heure est grave.

Les autorités marocaines n’incitent guère les historiens à travailler sur le Maroc. L’histoire est une science inflammable.

Dans votre dernier ouvrage, Le Maroc en 100 questions. Le royaume des paradoxes (1), vous rappelez la position stratégique du Maroc, aux confins occidentaux de l’Afrique et très proche de l’Europe. Comment l’utilise-t-il ?

Le Maroc n’a officiellement que deux ennemis : l’Algérie et l’Iran. Il entretient de bonnes relations avec toutes les grandes puissances, Chine, Etats-Unis, Russie, avec les pays européens, les pays arabes, africains… Il a réintégré l’Organisation de l’Unité africaine et entretient une diplomatie active auprès de l’Union européenne et de l’ONU. Pourquoi ? N’ayant pas beaucoup de matières premières, il est très dépendant de ses relations économiques internationales. En 2008, quand les capitaux arabes se sont retirés, il a fait appel à la France et à l’Espagne. Les Chinois ont investi au Maroc, mais cela reste limité par rapport à l’Algérie, sauf à Tanger, qui devient un port de réexportation des produits chinois. Le défi est de taille : il faut nourrir près de 40 millions d’habitants et payer les fonctionnaires. Le Maroc a une toute petite industrie : sur les dix millions d’emplois, à peine 400 000 sont des emplois industriels.

Dans l’islam, le roi du Maroc est le Commandeur des croyants. Quel rôle joue ce statut ?

Sur le plan intérieur et international, la Commanderie des croyants est un principe politico-religieux actif depuis le Moyen Age. En tant que descendant et successeur du Prophète, le roi est le seul à pouvoir exercer le commandement politique et le commandement religieux. Ce statut en impose à une partie du monde musulman. En politique intérieure, le grand jeu politique, pour Mohammed VI, c’est de faire reconnaître aux islamistes la supériorité de la Commanderie des croyants. Le PJD (Parti de la justice et du développement) issu de la mouvance des Frères musulmans n’a eu le droit d’être associé aux affaires, en 2011, dans la foulée des Printemps arabes, qu’à la condition expresse de reconnaître la prééminence de la Commanderie des croyants, dont le principe est rejeté par les Frères musulmans. En Europe, on pense souvent qu’islam politique égale islamisme. On perd de vue que les régimes saoudien et marocain sont des modalités anciennes de l’islam politique. Le statut de la monarchie marocaine joue aussi un rôle dans ses relations avec les pays du Golfe et l’Afrique de l’Ouest qui, ne l’oublions pas, a été islamisée par les Marocains.

 » Le grand jeu politique pour Mohammed VI, c’est de faire reconnaître aux islamistes la supériorité de la Commanderie des croyants. « © belgaimage

Le rapatriement chaotique des Belgo-Marocains du Maroc au début du confinement a mis en lumière certaines impasses de la binationalité. Ainsi, le Maroc ne voulait pas laisser repartir des personnes d’origine marocaine qualifiées de  » Belges  » par la Belgique…

Quand vous êtes dans l’islam, vous ne pouvez pas renoncer à être musulman, vos enfants le sont automatiquement. Au Maroc, la religion est inséparable de la nationalité, qui est basée sur la baya, l’allégeance au Commandeur des croyants. Si vous renoncez à la nationalité marocaine, vous renoncez à l’islam, ce qui fait de vous un impie. C’est la même chose en Algérie – toutes choses égales par ailleurs. Depuis quelque temps, les Pays-Bas sont dans une logique de nationalité exclusive, mais le Maroc ne veut pas en entendre parler, encore moins quand la revendication est portée par des Rifains qui, aux Pays-Bas comme en Belgique, forment la majorité de l’immigration marocaine. Le Rif a toujours été considéré par le makhzen, l’appareil d’Etat marocain, comme un territoire dissident. Il n’y a pas de solution : si les Pays-Bas veulent privilégier leur cohésion sociale, ils doivent entrer en conflit avec le Maroc. Cinq ou six millions d’Européens, nommés au Maroc  » résidents marocains à l’étranger  » (RME), sont d’ascendance marocaine. S’ils venaient à se détacher du Maroc, une tendance qui existe en Andalousie, en Suède, en Autriche…, cela aurait d’énormes conséquences pour celui-ci, en termes de retours financiers (transferts, investissements, tourisme), car le PIB des RME pris dans leur ensemble est égal ou supérieur à celui du Maroc. Le Maroc exerce aussi un soft power (NDLR : un pouvoir de convaincre) via sa diaspora. Il faut cesser d’avoir une vision misérabiliste de l’immigration. Les PIB de la France ou de la Belgique par habitant sont sept fois supérieurs à celui du Maroc. Même s’ils n’accèdent pas tout de suite au niveau de vie des Européens, les immigrés en bénéficient quand même dans une certaine mesure et certains sont ingénieurs, chefs d’entreprise, médecins, etc. Les autorités marocaines sont très conscientes du caractère vital du lien avec la diaspora. Le Rif, en particulier, vit sous perfusion de l’immigration, sans parler de l’économie de la drogue.

La Commanderie des croyants est un principe politico-religieux actif depuis le Moyen âge.

Des élections législatives vont avoir lieu au Maroc en 2021. Quel est leur enjeu, sachant que le pouvoir royal est quasiment absolu ?

Il y a un enjeu pour les législatives. En 2011, le Palais a accepté après sa victoire électorale de nommer à la tête du gouvernement Abdel-Ilah Benkirane (PJD), un Premier ministre largement symbolique, car les vrais pouvoirs – l’islam, l’économie, l’armée, la police – sont restés aux mains de proches du Palais. Pour ces élections, qui devaient avoir initialement lieu en 2012, le conseiller politique du roi Mohammed VI, Fouad Ali El Himma, avait créé un parti royal, le PAM (Parti authenticité et modernité), en vue de concurrencer le PJD islamiste. Aux élections de 2016, le PJD est à nouveau arrivé en tête. Selon la Constitution de 2011, le Premier ministre doit être issu du parti le plus important. Il n’était pas question pour le Palais de renommer le charismatique Benkirane. Il n’y a pas eu de gouvernement pendant cinq mois, avant que le choix se porte sur un Premier ministre islamiste beaucoup plus effacé, Saâdeddine El Othmani. Entre-temps, le comportement de responsables corrompus du PAM pendant la révolte du Rif de 2017 a discrédité ce parti, ce qui a remis en piste un vieux parti, le RNI (Rassemblement national des indépendants) réputé libéral et proche du palais. Si le PJD remporte les élections pour la troisième fois, ce sera un camouflet pour le Palais, sans grande conséquence pour autant.

Les réseaux sociaux dont on a dit qu’ils avaient joué un si grand rôle dans les Printemps arabes ont-ils conservé cette importance au Maroc ?

La presse n’existe presque plus au Maroc. Les journalistes d’opposition ont été emprisonnés ou sont en exil. Les autorités marocaines ont investi dans des journaux en ligne contrôlés par des proches du Palais ou du ministère de l’Intérieur. En revanche, les réseaux sociaux sont la revanche du peuple. Plus de 20 millions de Marocains sont sur Facebook, mais l’Etat se dote de moyens technologiques pour surveiller les gens, comme en Chine mais sans les moyens totalitaires de celle-ci.

En Belgique, la communauté s’intéresse aux faits et gestes de la monarchie, suppute sur l’état de santé du roi, le divorce d’avec sa femme, Lalla Salma, l’accès au trône de son héritier, Moulay El Hassan…

Exactement comme la France de l’Ancien Régime épiait les faits et gestes de la cour à Versailles, car l’accès à la famille royale est la clé de l’influence.

(1) Le Maroc en 100 questions. Un royaume de paradoxes, par Pierre Vermeren, Tallandier, 352 p.

Bio express

  • 1966 Naissance à Verdun.
  • 1996-2002 Normalien et agrégé d’histoire, enseigne au lycée Descartes de Rabat. A vécu également en Egypte et en Tunisie.
  • 2001 Publie Le Maroc en transition (La Découverte).
  • 2004 Publie Maghreb : la démocratie impossible (Fayard).
  • 2012 Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • 2020 Publie Le Maroc en 100 questions. Un royaume de paradoxes (Tallandier).

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