Les services publics sont à l'agonie et les détritus s'amoncellent dans les rues de la Ville éternelle. © F. MONTEFORTE/AFP

Rome et le désastre populiste du Mouvement 5 étoiles

Le Vif

Passée sous la coupe du Mouvement 5 étoiles, la capitale italienne devait être un modèle de probité. Mais la nouvelle maire cumule les déboires. Au point de mettre son parti en péril.

Les poubelles débordent dans les rues, les chauffeurs de taxi sont en grève et les vendeurs ambulants hurlent leur colère devant le Parlement, mais Virginia Raggi, la jeune maire de Rome, a une autre urgence à gérer, ce 21 février. L’un de ses adjoints, Paolo Berdini, vient de claquer la porte du Capitole. Chargé de l’urbanisme, l’homme n’est pourtant pas un habitué des coups d’éclat. Agé de 68 ans, diplômé de l’université romaine La Sapienza, il est considéré comme un ingénieur sérieux, plutôt réservé. Officiellement, il démissionne en raison d’un désaccord sur la construction d’un nouveau stade de football. En réalité, Berdini a craqué. Rompant avec son devoir de réserve, il a confié quelques jours plus tôt à un journaliste de La Stampa son exaspération à l’égard de la jeune élue,  » structurellement incapable  » d’administrer la Ville éternelle.

Voilà qui ne va pas arranger les affaires de l’édile, déjà empêtrée dans de nombreux scandales. Récemment entendue par la police, elle est accusée d’avoir menti aux magistrats pour protéger son ancien chef du personnel, arrêté au mois de décembre pour corruption. Pis, la plupart des adjoints nommés après son élection, en juin dernier, ont été poussés à la démission, rattrapés par un passé gênant.

La situation est d’autant plus inconfortable pour Raggi qu’elle n’est pas seulement la maire de Rome, mais aussi l’un des membres les plus visibles du Mouvement 5 étoiles. En embuscade derrière le Parti démocrate, la formation populiste prépare activement la bataille des législatives, qui pourraient avoir lieu à l’automne. Si Virginia échoue, tout le parti risque d’être entraîné dans sa chute.

L’histoire avait pourtant bien commencé. En juin dernier, les Romains réservent un accueil enthousiaste à cette jolie brune de 38 ans, candidate à la mairie. Née dans le quartier populaire d’Appio-Latino, dans le sud-est de la capitale, cette diplômée en droit n’a aucune expérience politique. Mais son programme, qui pourrait se résumer à un mot, onestà (honnêteté), séduit les habitants, exaspérés par l’impéritie des précédents maires. La ville est au bord du gouffre. La dette approche les 15 milliards d’euros et les services publics sont à l’agonie. Les détritus s’amoncellent dans les rues, les chaussées sont criblées de nids-de-poule et les transports, calamiteux. Près de 600 bus sont en panne sur les 1 500 que compte le parc municipal. L’été dernier, 4 autocars en service ont pris feu pour cause de vétusté !

Beppe Grillo, le cofondateur du M5S, préfère soutenir la maire de Rome, Virginia Raggi (à dr.) plutôt que de provoquer de nouvelles élections municipales.
Beppe Grillo, le cofondateur du M5S, préfère soutenir la maire de Rome, Virginia Raggi (à dr.) plutôt que de provoquer de nouvelles élections municipales. © R. CASILLI/REUTERS

Et puis, il y a les  » affaires « . En juillet 2015, le préfet de Rome révèle une  » corruption dévastatrice jusqu’aux niveaux les plus élevés de l’administration « . Ce scandale, surnommé  » Mafia capitale « , provoque un séisme. Les Romains découvrent l’emprise d’une organisation mafieuse sur leur ville. Quelques mois plus tard, le maire, Ignazio Marino, démissionne à la suite d’une sombre affaire de notes de frais.

Dans un tel décor, Virginia Raggi est apparue comme un sauveur. Elle, au moins, ne fait pas partie de cette casta incompétente et corrompue ! Son offre politique, atypique, est en complète rupture avec l’establishment. Et pour cause.

Fondé à Gênes en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo et par le  » gourou  » Gianroberto Casaleggio, décédé en avril dernier, le Movimento Cinque Stelle (M5S) a le vent en poupe. Crédité de 25 % d’intentions de vote, il représente la deuxième force politique du pays, juste derrière le Parti démocrate, actuellement en pleine déconfiture. A la différence de ses rivaux, le M5S ne revendique aucun positionnement politique. Au-delà des clivages droite-gauche, il se tient à l’écart des querelles idéologiques. Il est donc difficile de lui trouver des points faibles.  » La force de Cinq étoiles, c’est la faiblesse des autres « , résume Romano Prodi, ancien président du Conseil italien et de la Commission européenne.

Comète dans le très mouvant paysage politique italien ? Rien n’est moins sûr. Car les origines du M5S sont profondes. Elles remontent aux années 1990, lorsque plusieurs enquêtes judiciaires mettent à jour un vaste système de corruption d’hommes politiques et d’entrepreneurs. Ce grand déballage, appelé Mani pulite (opération Mains propres), a provoqué une rupture entre les Italiens et leurs élites politiques, explique Giovanni Orsina, professeur d’histoire à l’université Luiss, à Rome :  » Depuis cette époque, l’antipolitisme n’a cessé de se propager. Il s’est nourri de la crise de la dette provoquée par Silvio Berlusconi, puis il a prospéré sous Mario Monti, accusé d’avoir livré l’Italie aux technocrates de Bruxelles. Récemment, il est sorti au grand jour avec l’échec du gouvernement Renzi. Cinq étoiles a capté cette colère, il va être difficile de l’arrêter.  »

Peu importe que le M5S fonctionne de façon opaque et très autoritaire : ses militants y voient surtout une approche moderne de la politique. Avant qu’une position ne soit adoptée, les membres du mouvement sont invités à voter en ligne. Ils se sentent davantage impliqués dans la prise de décision ou dans le contrôle des députés qu’ils ont portés au pouvoir.

C’est, d’ailleurs, de cette manière que Virginia Raggi a été adoubée par les  » grillini  » – les militants du mouvement. Dans un premier temps, Beppe Grillo avait choisi un autre candidat : Marcello de Vito, mais il l’a finalement écarté à cause d’une vieille histoire de conflit d’intérêts. Inacceptable pour Grillo, qui veut proposer aux Romains un candidat d’une probité absolue. Ils vont être servis.

A peine élue, Raggi s’entoure de personnages douteux.  » Une vraie cour des miracles « , selon les mots de Paolo Berdini, l’adjoint à l’urbanisme démissionnaire. Elle nomme d’abord le sulfureux Raffaele Marra comme chef du personnel. Eminence grise de l’ancien maire d’extrême droite Gianni Alemanno, Marra ne restera pas longtemps en poste. Il est arrêté en décembre 2016 pour une affaire de corruption immobilière. Circonstance aggravante, Raggi promeut son frère Renato, jusque-là responsable des vigiles urbains à la mairie, au poste envié de chef du développement touristique, avec un salaire mirobolant. Autant d’agissements qu’elle doit désormais justifier devant la justice italienne, et qui lui vaudront peut-être une mise en examen.

La corruption ronge tout. Un fonctionnaire sur quatre fait l’objet d’une enquête judiciaire

Il y a, aussi, Paola Muraro. Nommée conseillère municipale chargée de l’environnement, elle n’a pas le temps de montrer l’étendue de son talent. Quelques mois après son arrivée, elle est mise en examen en raison d’un conflit d’intérêts avec des sociétés chargées du traitement des déchets.

Citons, enfin, la carrière – aussi brève que remarquée – d’un certain Romeo, élégant latin lover à la barbe bien coupée, que Virginia propulse à la tête de son secrétariat politique. Elle l’implique dans toutes ses décisions… et le retrouve, le midi, sur les toits du Capitole, à l’abri des regards indiscrets.

La presse se déchaîne.  » La Raggi « , comme disent les Italiens, est tournée en dérision. Ses saillies hasardeuses font les gorges chaudes des commentateurs. Un jour, elle s’étonne de voir tant de réfrigérateurs sur les trottoirs et soupçonne ses ennemis de vouloir la déstabiliser. Le  » frigogate  » tourne court lorsqu’elle se rend compte que le contrat de ramassage avec le prestataire n’avait tout simplement pas été renouvelé.

L'échec de Renzi au référendum de décembre 2016 a conforté une partie de l'électorat dans sa posture antipolitique.
L’échec de Renzi au référendum de décembre 2016 a conforté une partie de l’électorat dans sa posture antipolitique. © A. BIANCHI/REUTERS

Et si seulement elle faisait avancer les dossiers…  » Rien n’a changé, déplore Nathalie Naim, élue du Parti démocrate dans le centre historique. Les rues sont toujours aussi sales, les bus aussi peu nombreux. Des camions pizza ont envahi les sites touristiques et gâchent le paysage, du Panthéon jusqu’à la fontaine de Trevi. Au moins, l’ex- maire avait réussi à les chasser. Aujourd’hui, nous nous sentons abandonnés.  »

C’en est trop pour Grillo. L’ancien comique ne rit plus du tout. Il songe d’abord à exclure Raggi, mais il faudrait alors organiser de nouvelles élections municipales. Pas sûr qu’un nouveau candidat Cinq étoiles soit élu après une expérience aussi piteuse. Il décide alors de la soutenir.  » Rome est plus difficile à gouverner que l’Italie « , écrit-il sur son blog, pour justifier les débuts calamiteux de sa protégée. Sous pression, Virginia Raggi doit désormais faire valider toutes ses décisions. On l’a constaté, ce 22 février : Grillo est venu spécialement de Gênes pour gérer lui-même l’épineux dossier du stade de foot – un imbroglio politico-financier indémêlable.  » La capitale n’est pas une ville comme les autres, elle est très dure à administrer, confie Riccardo Fraccaro, l’un des deux députés Cinque stelle chargés d' »encadrer » Virginia. La corruption ronge tout. Un fonctionnaire sur quatre fait l’objet d’une enquête judiciaire ! Dans un contexte aussi dégradé, on peut comprendre qu’elle ait pu faire des erreurs…  »

De façon surprenante, de nombreux Romains disent la même chose.  » Elle a hérité d’une situation désastreuse, estime Franco, un habitant du quartier populaire qui s’est laissé séduire par Cinq étoiles après avoir voté à gauche pendant quarante ans. Laissons-lui du temps. Elle ne peut mettre fin en quelques mois à des pratiques ancestrales. Un exemple : la nouvelle équipe municipale a investi 20 millions d’euros dans la modernisation des transports. L’argent s’est évaporé avant d’être dépensé…  »

Les déboires de Virginia Raggi ne semblent, du reste, avoir aucun effet sur le plan national.  » Je ne vois pas d’impact dans les sondages « , confirme Tomaso Montanari, vice-président d’une association d’intellectuels, Liberté et Justice.

Finalement, c’est peut-être dans ses propres rangs que  » la Raggi  » va faire le plus de dégâts. Pour la sauver, l’intransigeant Grillo a dû modifier les statuts du M5S, qui exigeaient la démission immédiate de tout élu soupçonné de corruption. Cette mesure d’exception a provoqué un malaise au sein des  » purs et durs « . Sur les 126 députés Cinq étoiles, une trentaine auraient déjà déserté les rangs – ou en auraient été exclus. Beppe Grillo va-t-il finir par regretter d’avoir conquis la ville aux sept collines ? Avant de repartir dans son fief de Gênes, en cette fin de février, il a demandé à l’Etat une augmentation du budget municipal. Pour combler les trous qui défigurent les chaussées, il a également mis les Romains à contribution. Si chacun prend en charge 10 mètres carrés de bitume, le problème sera réglé ! Dans un message vidéo, il a même demandé au pape de  » venir en aide à cette ville merveilleuse  » en payant des taxes sur des propriétés immobilières du Vatican. Dieu au secours de Beppe Grillo ? Gloire et décadence, Rome en a vu bien d’autres…

Par Charles Haquet, envoyé spécial à Rome, avec Vanja Luksic.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire