Remco Breuker © Carmen De Vos

« Retirez les dragons de Game of Thrones et vous avez la Corée du Nord »

Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur la Corée du Nord. Voilà le message du professeur Remco Breuker, spécialiste de la Corée, prophète de malheur autoproclamé et ardent activiste des droits de l’homme.

« Je me suis récemment informé auprès des Affaires étrangères », déclare Remco Breuker dans son bureau du centre de Leiden, aux Pays-Bas. « D’après eux, je peux me rendre à Pyongyang sans problème. (Pince-sans-rire) Malheureusement, ils ne pouvaient pas me garantir le voyage retour. »

Et donc le principal spécialiste de la Corée du Nord n’a jamais été au nord du 38e parallèle. Pourtant, Breuker, professeur en études de Corée à l’Université de Leiden, publiera bientôt un livre intitulé De bv Noord-Korea (la SARL Corée du Nord), un livre qui propose une immersion dans les usages du régime nord-coréen. Son récit est basé sur des dizaines de conversations avec des exilés et des anciens hauts fonctionnaires qui ont fui le pays.

Pour Breuker, ne pas se rendre en Corée du Nord est un choix moral et méthodologique délibéré. « Dans mon domaine, je vois beaucoup de problèmes aux chercheurs qui se rendent à Pyongyang. Contrairement à l’Union soviétique, la Corée du Nord ne laisse aucun espace à la dissidence. Du coup, les témoignages de Coréens du Nord en Corée du Nord sont fondamentalement suspects. Je ne crois pas aux histoires d’officiels qui boivent et s’épanchent. Plusieurs ex-fonctionnaires qui ont fui le pays confirment que ces entretiens sont mis en scène. Et même quand c’est possible, il y a des problèmes méthodologiques. J’entends parfois de collègues qu’ils réussissent à avoir des entretiens confidentiels avec des officiels nord-coréens, mais qu’ils ne peuvent pas les publier. Ce n’est tout de même pas possible pour un scientifique ? »

Outre les objections morales et méthodologiques, il y a aussi des considérations de sécurité. Pour la Corée du Nord, Breuker représente un danger pour la sûreté d’état. Après avoir publié en 2016 un rapport sur les travailleurs forcés, le ministère néerlandais des Affaires étrangères a reçu un fax mentionnant le nom de Breuker. Il est accusé d’avoir heurté « la dignité suprême du Leader suprême ». Son enquête était un « acte de guerre » interprété comme Pyongyang comme du « comportement subversif ». »La dignité suprême du Leader suprême » : ça sonne évidemment comme si j’avais tiré la barbe du Grand Schtroumpf. Mais en Corée du Nord, c’est le crime le pire que l’on puisse commettre », précise Remco Breuker

Comment vivez-vous les accusations?

Je me suis renseigné auprès d’amis nord-coréens, qui me disaient être très inquiets. Manifestement, Pyongyang trouve que je tombe sous le droit nord-coréen. Que mon nom soit écrit est également inquiétant : cet « honneur » n’incombe qu’aux chefs d’État ou aux célèbres citoyens du monde.

Comment voyez-vous le rapprochement entre le président américain Donald Trump et le leader nord-coréen Kim Jong-un? Pensez-vous que leur rencontre planifiée le 12 juin aura vraiment lieu ?

La Corée du Nord y a tout intérêt. Le motif principal, c’est la légitimation : Kim Jong-un peut causer en égal avec le leader de monde libre, même si Donald Trump n’en est pas l’incarnation la plus attrayante. C’est la preuve ultime que tout le sang, la sueur et les larmes versées pour décrocher une arme nucléaire en valaient la peine.

Comment jugez-vous l’approche du gouvernement Trump?

Tant la Maison-Blanche que le ministère des Affaires étrangères ne réussissent pas à évaluer la Corée du Nord. Les Coréens du Nord jouent bien le jeu aussi. La façon dont ils ont réagi quand Trump a annulé la rencontre fin mai, était totalement brillante : donner de l’appréciation, passer de la pommade. Et ça a fonctionné. Le jour même, Trump tweetait que la porte était rouverte.

Vous attendez-vous à ce que les tensions militaires se ravivent, comme l’année passée?

Nous sommes plus éloignés de la guerre qu’alors. La Corée du Nord ne doit plus tester, elle a fait comprendre au monde qu’elle était une puissance nucléaire. Il n’y a plus rien à faire. Il est beaucoup trop tard pour intervenir.

La Corée du Nord est-elle prête à engager ses armes nucléaires ?

Si la Corée du Nord utilise une arme nucléaire, c’est la fin. Le but est de l’employer en dernier recours : si le régime se retrouve dos au mur, il appuie sur le bouton rouge et alors – je dis n’importe quoi – c’est San Francisco qui y passera.

Pourquoi est-il soudain prêt à négocier?

La Corée du Nord ne négocie pas pour obtenir quelque chose, elle négocie pour gagner du temps. Tout ce qui perturbe leur statu quo est à leur désavantage. Une escalade peut mener à la guerre, et alors le régime mord la poussière quoi qu’il arrive. Cependant, la détente aussi est un grand problème, car alors le régime perd le contrôle sur sa population.

Vous attendez-vous à ce que la Corée du Nord se montre conciliante lors des négociations?

Les Nord-Coréens possèdent des missiles intercontinentaux qui leur permettent d’atteindre l’Amérique. Tant qu’ils en ont, l’Amérique risque d’effectuer une attaque préventive. Je m’attends à ce qu’ils abandonnent ces missiles, ce que Trump peut alors présenter comme une génuflexion. Mais ils n’abandonneront jamais leurs têtes nucléaires. La Corée du Nord a une idée particulière de la dénucléarisation. Pour eux, cela signifie que le monde entier se dénucléarise et eux, en dernier. Tant qu’il y aura une menace pour la sécurité, ils ne désarmeront pas.

Et là on oublie toujours la Chine. La Chine comme puissance nucléaire représente l’une des plus grandes menaces pour la Corée du Nord. Si Trump souhaite que Pyongyang abandonne ses armes nucléaires, il doit convaincre le président chinois Xi Jinping d’abandonner ses armes nucléaires. (pince-sans-rire) Je lui souhaite beaucoup de bonheur.

Comment sont les relations entre la Corée du Nord et la Chine?

Nous surestimons l’influence de la Chine. Oui, c’est l’un des pays qui soutiennent la Corée du Nord. En même temps, c’est la plus grande menace de sécurité pour le régime, beaucoup plus importante que l’Amérique. Depuis Kim Jong-il, père et prédécesseur de Kim Jong-un, les relations avec la Chine sont mauvaises. La Corée du Nord est trop entêtée, ce n’est pas un État client, comme le souhaite Pékin. Le sentiment est mutuel : l’élite nord-coréenne hait la Chine. Les armes nucléaires nord-coréennes sont aussi dirigées vers ce pays, et ils le font clairement savoir à Pékin.

Quelle est la cause de la méfiance contre les Chinois?

Que la Chine est tout ce que la Corée du Nord n’est pas. Le modèle chinois produit des résultats économiques dont la Corée du Nord ne peut que rêver. Si la Corée du Nord appliquait ce modèle, ce serait la débâcle de l’élite dominante.

La Chine a-t-elle suffisamment influence pour mettre la Corée du Nord sous pression pour abandonner ses armes nucléaires?

Si la Chine en avait, elle les aurait certainement utilisées aussi.

Donc la Chine est impuissante?

La Chine a plus d’influence en Corée du Nord que n’importe quel autre pays. Mais même pendant la crise de 2017 l’ambassadeur chinois n’a jamais réussi à parler à Kim Jong-un. Si le Premier ministre néerlandais Mark Rutte reçoit un coup de téléphone de l’ambassade chinoise, il va prendre le thé le lendemain. À Pyongyang ça ne va pas.

Vous comparez la Corée du Nord à une SARL. Pourquoi ?

Parce que je ne pense pas que la Corée du Nord soit vraiment un état. C’est un pays où comme au Moyen-Âge l’élite dispose de partie de l’économie. La population se compose surtout de serfs liés à la terre et qui ont besoin d’une autorisation officielle pour voyager.

Au fond, la Corée du Nord de pratique pas la diplomatie. Les gens qui décident de la politique étrangère ne sont pas au ministère des Affaires étrangères. Les diplomates qui occupent les positions officielles n’ont généralement aucun pouvoir. Les véritables stratèges sont cachés dans l’administration, dans l’un ou l’autre petit bureau.

Pourquoi la Corée du Nord ne pratique-t-elle pas la diplomatie ?

Parce que le régime n’a aucun intérêt au rapprochement qui n’entraîne que la détente et la libéralisation économique, et c’est dangereux. Pratiquement toutes les activités étrangères de Corée du Nord servent à gagner de l’argent et passent rarement par les canaux officiels. Les ambassades sont censées se financer elles-mêmes en déployant des activités économiques. La Corée du Nord est l’ultime entreprise néolibérale : tout tourne autour de la maximisation des bénéfices, les travailleurs sont pressés comme des citrons.

Au fond, la Corée du Nord n’est pas un pays communiste.

Oh non, le régime a renoncé à cette idée dès les années quatre-vingt. Lors du Sixième Congrès du Parti en 1980, il s’est officiellement distancié du marxisme-léninisme et du dirigeant soviétique Joseph Staline. Depuis, le kimilsungisme, du nom du grand-père de Kim Jong-un Kim Il-sung, est l’idéologie officielle de la Corée du Nord.

Que représente ce kimilsungisme?

C’est une idéologie totalitaire, basée sur la pureté du sang des Coréens du Nord. Cela ressemble davantage au fascisme qu’au communisme. Dans la constitution nord-coréenne, la Corée du Nord est appelée « la nation Kim Il-sung ».

Kim Il-sung est mort en 1994, mais c’est toujours le chef d’État officiel.

Oui, il vit. Et en même temps, il est mort. C’est fort semblable à une religion, où les croyants acceptent les oppositions les plus étranges.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour Kim Jong-un, le Leader suprême ?

Physiquement, il ressemble très fort à Kim Il-sung, et joue sur cette ressemblance. En même temps, il est enchaîné à l’héritage de Kim Jong-il. Ses anciens confidents sont toujours les technocrates qui dirigent la Corée du Nord. Initialement, Kim Jong-un ne faisait pas partie de ce cercle proche. Il a grandi en dehors du pays, sans réseau à lui. Quand il a succédé à son père en 2011, le régime a testé si le système sans lui était tenable.

Qu’est-ce qui vous faire dire ça?

Au début, la propagande donnait une image vulnérable de lui. Ainsi, il est apparu en public la cheville bandée. C’est très étrange : les Leaders suprêmes ne sont jamais montrés sous un jour vulnérable. En 2014, Kim Jong-un a disparu un temps de la vie publique : là aussi c’était un test. Je ne crois pas non plus qu’il était impliqué dans la mort de son oncle Jang Song-thaek, exécuté fin 2013.

Pourquoi pas? Ce ne serait pas la première fois que la famille Kim assassine un proche.

Oui, mais cela avait toujours lieu en coulisses. On racontait à la population que le membre de la famille avait eu une crise cardiaque ou un accident. On ne met pas en une du journal que l’époux de la seule fille de Kim Il-sung a été exécuté parce qu’il trompait sa femme, buvait trop, et tentait de renverser le régime. Cela ne ferait qu’affaiblir inutilement la dynastie Kim.

Que dit de Kim Jong-un le fait qu’il soit toujours là ?

Qu’il est plus intelligent que nous le pensons. Il tient les rênes, même s’il ne dispose pas du contrôle total. On peut le comparer à un roi médiéval : officiellement, il est le plus puissant, mais il y a toute une série de comtes, de ducs et de princes qui peuvent lui empoisonner la vie. Et qui peuvent le destituer et l’assassiner s’il ne les a pas en main. Je conseille à mes étudiants de regarder Game of Thrones : retirez les dragons et vous avez la Corée du Nord.

Dans vos interventions, vous soulignez constamment l’importance des droits de l’homme. Pourquoi ?

Contrairement à la plupart des dictatures, les atteintes aux droits de l’homme en Corée du Nord sont la norme, et pas l’exception. Ils jouent un rôle unificateur.

Imaginez que la Corée du Nord cesse d’envoyer les gens en camp de travail sans procès. Imaginez qu’elle leur donne le droit à la vie privée, à l’information de l’étranger, à la liberté d’expression. Ce sera vite fini. C’est pourquoi la Corée du Nord ne veut pas négocier sur ces sujets. C’est leur grande peur. Avec un peu de chance, le régime pourrait survivre à une attaque ou une invasion américaine. Mais sans atteintes aux droits de l’homme, c’est fini. Ils ont vu la colère populaire qui a frappé Mouammar Kadhafi lors de la Révolution libyenne. Eh bien, les atteintes aux droits de l’homme en Libye ne sont rien à côté de qui s’est passé en Corée du Nord ces dernières décennies.

Et pourtant, on ne négociera pas sur les droits de l’homme.

C’est une erreur tragique. La politique de rapprochement du président sud-coréen Moon Jae-in déborde de bonnes intentions. Mais elle est aveugle. Je comprends cet aveuglement : il y a déjà plus de septante ans que cette division forcée cause d’énormes souffrances.

Pensez-vous que les deux Corée seront un jour réunies?

Étant donné les circonstances actuelles, ce ne serait pas malin. Ce serait possible uniquement si la Corée du Nord devient un pays où l’on peut au moins construire une vie digne d’un être humain. Il y a un concept où la Corée du Sud et la Corée du Nord sont réunies, mais conservent leurs systèmes séparés. Cela peut fonctionner uniquement si la Corée du Sud décide de réduire les droits de l’homme et d’autoriser la censure. Et ce n’est pas ça qu’on veut.

Au fond, vous ne voyez aucune solution.

Nous pouvons uniquement assurer une ligne téléphonique spéciale avec l’armée nord-coréenne, pour éviter les erreurs. Au fond, nous ne pouvons négocier que si la Corée du Nord autorise l’Agence internationale de l’énergie atomique et les organisations de droits de l’homme.

Cela n’arrivera pas.

Effectivement.

Ce que nous faisons maintenant est absurde?

C’est absurde et dangereux. Si nous ne contraignons pas la Corée du Nord à des changements institutionnels, tout ce que nous faisons revient à soutenir l’un des régimes les plus horribles de tous les temps. Je constate déjà maintenant que la Corée du Sud incite les détracteurs du régime nord-coréen à se calmer. Récemment, j’étais invité à un séminaire de l’ambassade sud-coréenne. On m’a donné le conseil aimable, et sans doute bien intentionné de ne pas parler des droits de l’homme. Ce que j’ai évidemment ignoré.

Trouvez-vous étrange que le président sud-coréen le permette?

En tant qu’ancien avocat des droits de l’homme, il a du mal. Mais il laisse faire. Pour lui, la paix prime sur tout le reste.

A-t-il raison sur ce point?

Non, l’erreur fondamentale de Moon c’est de vouloir conclure un traité de paix, alors que ce n’est pas nécessaire. Oui, il y a des incidents, mais depuis 1953, les Corée ne sont plus en guerre. Que voulez-vous de plus ?

Les négociations mèneront-elles quelque part?

Le seul espoir d’une solution rapide c’est une révolution de pouvoir interne en Corée du Nord. Un coup, où l’élite destitue la dynastie Kim, retire les plus grands excès en matière de répression et garde le pouvoir.

Estimez-vous que ce soit possible?

Non, pour ça aussi, il est beaucoup trop tard.

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