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Quel séisme a interrompu l’édification des Moai de l’île de Pâques ?

Le Vif

À 3 700 kilomètres des côtes chiliennes et à 4 000 kilomètresbde Tahiti, l’île de Pâques est une énigme absolue. Les idoles au regard lointain, plantées sur le rivage, ont été abandonnées depuis le XVIIe siècle. La population a été décimée, la forêt a disparu…

Peu d’anthropologues se seraient passionnés pour l’histoire de l’île de Pâques si un petit peuple ne s’était obstiné à édifer, pendant trois siècles, des statues colossales, dont le déplacement était peu compatible avec les moyens techniques dont il disposait à l’époque. Le premier débarquement européen date de Pâques 1722. Le voilier du Néerlandais Jacob Roggeveen accoste par hasard sur cette île de cent soixante-six kilomètres carrés. Il espérait, en naviguant dans ces eaux du bout du monde, découvrir la Terra Australis, continent mythique dont l’île de Pâques se serait détachée. Pas de continent. Il quitte très vite l’île : les habitants sont accueillants mais chapardeurs. Un demi-siècle plus tard, l’Espagnol Felipe González de Haedo prend possession de l’île et l’annexe. Il constate qu’il n’y a plus d’arbres, contrairement aux autres îles de Polynésie, que les habitants se nourrissent de poulets, de gros rats, de bananes, d’ignames et de patates douces. À cette époque, les visiteurs estiment la population à environ quatre mille personnes. Les Espagnols se désintéressent vite de ce caillou, non sans y avoir semé des maladies, telles que la variole, qui vont décimer les habitants. Le xixe siècle met défnitivement à mal les Pascuans, victimes des Européens en quête de fortune. En 1862, quelque mille cinq cents insulaires sont déportés, forcés d’extraire dans des conditions inhumaines le guano des îles Chincha sur les côtes du Pérou. Un prêtre français se met alors en tête d’évangéliser les familles encore sur place et s’empresse d’éliminer toute trace de paganisme en détruisant une grande partie des précieuses tablettes en bois, conservées jusque-là et couvertes de signes « rongorongo » que l’anthropologue Alfred Métraux tentera de traduire au cours du xxe siècle. Les Chiliens décident à leur tour d’annexer l’île en 1888, n’éprouvant pas le moindre intérêt pour les mystères de cette civilisation, transformant l’île en un gigantesque parc à moutons mené par des aventuriers. Une centaine de Pascuans seront dans le même temps rapatriés sur l’île depuis le Pérou, ayant alors perdu toute mémoire de leur passé.

Le Rano Kau, l'un des trois volcans de l'île, dont le cratère abrite un lac d'eau douce.
Le Rano Kau, l’un des trois volcans de l’île, dont le cratère abrite un lac d’eau douce.© iStock

Partis des Iles Marquises

D’où venait ce peuple ? Les chercheurs sont d’accord sur un point : les Pascuans, ou Rapa Nui, ont quitté leur Polynésie natale, certainement chassés par un chef puissant, après avoir lesté leurs embarcations de fruits, de légumes, de poulets et de quelques plants d’arbres. Certains ajoutent à cette liste des rats tout à fait consommables. Ces hommes venaient peut-être des îles Marquises, en passant par les petites îles Pitcairn, à deux mille kilomètres de l’île de Pâques. Que cherchaient-ils, que savaient-ils du terme de leur voyage ? On dit que les oiseaux, annonciateurs d’une terre proche, leur ont servi de guides. Quand ont-ils débarqué ? Des mesures au radiocarbone ont permis, dans les années 1950, d’évoquer le ive siècle ; les relevés de pollen ont ensuite penché pour le xe siècle ; et, aujourd’hui, on cite plus volontiers les années 1200. Une légende pascuane raconte qu’à la mort du chef historique, Hotu Matua de Rapa Nui, l’île fut divisée en une dizaine de secteurs égaux et donna naissance à une aristocratie qui animait des tribus s’adonnant à la pêche quand les grands arbres permettaient de construire des bateaux faits pour la haute mer.

Contrairement aux autres îles du Pacifque, en effet, celle de Pâques n’est pas entourée d’une ceinture de corail aux eaux chaudes, où le poisson abonde à proximité des rives. L’agriculture, quant à elle, est restée de type néolithique, ne permettant pas de nourrir plus de quarante habitants au kilomètre carré, soit un maximum de six mille cinq cents personnes… L’île était alors couverte d’arbres, la plupart relevant d’un croisement entre ceux plantés par les premiers arrivants et ceux déjà sur place. Des palmiers pouvaient notamment atteindre vingt mètres de hauteur ! Michel Oriac, chercheur au CNRS, avance une population maximale, dans les temps glorieux du xve siècle, de quatre mille personnes, tandis que le chercheur américain Jared Diamond pencherait plutôt pour le nombre de dix mille ! Dans cette évaluation, les statues tiennent un rôle fondamental : pendant qu’une partie de la population pêche ou cultive, l’autre est mobilisée pour les édifer et les transporter vers les bords de mer. Le calcul a été effectué : quatre-vingt-dix hommes sont nécessaires, pendant six mois, pour traîner un Moai sur six kilomètres et le dresser sur sa plateforme. Tous les Moai viennent des fancs du volcan central, le Rano Raraku, lieu culturel sacré dans l’est de l’île. Le bilan est impressionnant : huit cents statues ont été taillées dans le tuf volcanique, deux cent cinquante sont parvenues sur les rives de l’île, cent cinquante ont chuté en cours de route et quatre cents n’ont pas quitté le lieu de leur conception. Elles mesurent jusqu’à neuf mètres de haut et pèsent en moyenne quatorze tonnes chacune. Pendant trois siècles, ces « monuments » en offrandes aux dieux ont mobilisé des centaines de travailleurs : fabrication de pics, de leviers, de rondins de cinquante centimètres de diamètre (provenant du sophora toromiro, un arbre sacré de l’île aujourd’hui disparu) et de rails.

Pourquoi ce gigantisme ? Pourquoi cette obsession d’élever ces Moai toujours plus haut ? Est-ce le fruit d’une concurrence entre différents clans ? La volonté de prouver aux dieux, ou aux ancêtres mythiques, leur obéissance ? Autre mystère : l’île est parsemée de statues cassées, couchées, tombées ou à l’état d’ébauche. Qui en est responsable ? Des tribus en guerre ? Ou simplement est-ce la succession de tempêtes et raz-de-marée, fréquents dans ce nombril du monde ? Quel séisme a interrompu l’édifcation des Moai ? Car il est évident que cette activité cyclopéenne s’est interrompue brutalement, des centaines de travailleurs abandonnant sur place les outils au coeur du volcan, ou cessant net de déplacer les statues. Les habitants de l’île, lors des invasions européennes, avaient déjà perdu le souvenir de ce terrible événement. Mais revenons à l’exploit technique : si le mode de transport des Moai a nourri les hypothèses les plus folles, l’observation archéologique du terrain a permis de rectifer la plupart d’entre elles. Les carrières étaient en général creusées dans du tuf facile d’accès. La paroi n’était attaquée qu’aux endroits les plus tendres.

De mystère en mystère

Les sculpteurs travaillaient à l’étroit, autour du bloc ; ils commençaient par la tête, puis le corps et, enfn, les fancs. Le polissage et les fnitions étaient effectués avant que la statue ne soit défnitivement détachée. Cette dernière opération était très délicate et provoquait souvent des cassures. La sculpture était « sapée » jusqu’à ce qu’elle ne repose plus que sur une mince quille, progressivement remplacée par de petits lits de galets ou de rondins destinés à faciliter le transport. Arraché à sa mine d’extraction, le Moai était alors acheminé au pied du volcan, où il était redressé temporairement pour permettre d’achever son dos. Une équipe composée de trente personnes au minimum demandait ensuite à la statue de « marcher » vers une plateforme (dénommée « ahu ») pouvant atteindre quatre mètres de haut. Le dos tourné vers la mer, jusqu’à quinze statues composaient un alignement. Les « ahu », là encore, relèvent du mystère : comment a-t-on taillé, transporté, posé des blocs de pierre de 2,50 × 1,80 mètres, rigoureusement quadrangulaires ? Comment était-il possible de bouger ainsi des tonnes de pierre ? Par les forces de l’esprit, le « mana », affrmaient les Pascuans interrogés au xixe siècle… On imagine que les habitants disposaient de bois plus ou moins durs pour le transport et l’élévation, mais aussi de cordages, traîneaux et rouleaux. Les yeux des Moai étaient façonnés dans du corail blanc ramassé sur les plages et leur couvre-chef était en tuf rouge, baptisé « pukao ». Turban, diadème ou chignon de haut dignitaire de plusieurs tonnes, on ne sait pas non plus comment il était fxé. La seule solution crédible était vraisemblablement de le mettre en place alors que le géant était couché.

Les Moai arrivés à destination montraient leur dos à la mer. En protecteurs face à une mer hostile ?
Les Moai arrivés à destination montraient leur dos à la mer. En protecteurs face à une mer hostile ?© iStock

Les reconstitutions entreprises ces dernières années ont toutes tourné au fasco. La plus récente a permis de déplacer une roche de quinze tonnes sur deux cents mètres peut-être, avant d’être abandonnée. Le mystère du déplacement de blocs de cette taille rejoint celui des mégalithes de Stonehenge au Royaume-Uni ou des grandes pyramides égyptiennes. Il fut un temps plaisant où l’on confait cette responsabilité à des extraterrestres, jouant avec des blocs de trente tonnes comme nous jouons avec une balle… Mais aujourd’hui plus personne ne veut en entendre parler !

Revenons-en aux siècles passés. Face à une population grandissante et des conditions de vie toujours plus dégradées, on cessa de produire des Moai. Pendant cette période de décadence est apparu le culte de l’homme-oiseau au dieu Make Make. Ce culte revêtait la forme d’une compétition annuelle entre chefs de clan pour l’obtention d’une forme de pouvoir politico-religieux. Il perdurera jusqu’au xixe siècle, tandis que deux siècles plus tôt, l’île verra disparaître peu à peu ses arbres, subissant ensuite une terrible sécheresse qui s’étalera par vagues successives entre 1600 et 1640. Or, le bois était indispensable pour se chauffer, se nourrir, fabriquer des bateaux de pêche, mais aussi construire des habitations. La sécheresse porta le coup de grâce à ces savants horticulteurs ayant créé des serres à l’abri du soleil et du vent, à ces navigateurs connaissant la science des astres et du vent, à ces pêcheurs munis de flets qu’on croit confectionnés avec des cheveux !

Figurant au menu des Pascuans, les oiseaux, sans arbre où se percher, disparurent à leur tour… Pourquoi les Pascuans n’ont-ils pas pris conscience des conséquences du déboisement frénétique de leur île ? Pourquoi n’ont-ils pas pris les décisions les plus urgentes pour arrêter ce désastre ? L’isolement de l’île de Pâques en fait l’exemple le plus fagrant d’une société qui a contribué à sa propre destruction en surexploitant ses ressources.

Par Claude Pommereau.

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