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Que cache la mise sous cloche de l’Internet russe ?

Muriel Lefevre

La Russie veut se protéger contre les cyberattaques en se fermant du web mondial. Le gouvernement soutient les fournisseurs d’accès à Internet russes en finançant les travaux d’infrastructure nécessaires. Mais qu’est-ce qui se cache exactement derrière ce plan pharaonique estimé à 270 millions d’euros ?

Les députés russes ont commencé à examiner mardi une loi visant à créer dans le pays un « Internet souverain », capable de fonctionner de manière indépendante en cas de coupure de la Russie des grands serveurs mondiaux. L’idée est que tout le trafic Internet de Russie devrait à l’avenir fonctionner sur des serveurs russes et que le trafic entrant et sortant soit d’abord vérifié par le chien de garde local des télécommunications, le Roskomnadzor. De cette façon, le gouvernement veut s’assurer que le pays puisse se retirer complètement de la toile mondiale.

Le projet de loi, examiné en première lecture à la Douma, la chambre basse du Parlement russe, comporte une série de mesures visant à garantir le fonctionnement du segment russe de l’Internet et à le protéger d’éventuelles cyberattaques. Il est présenté comme une réponse au « caractère belliqueux de la nouvelle stratégie américaine en matière de cybersécurité adoptée en septembre 2018 », qui cite notamment la Russie comme une menace.

Concrètement, il est prévu de créer une « infrastructure permettant d’assurer le fonctionnement des ressources Internet russes en cas d’impossibilité pour les opérateurs russes de se connecter aux serveurs Internet sources étrangers ». Les fournisseurs russes d’accès à Internet devront également s’assurer de la mise en place sur leurs réseaux de « moyens techniques » permettant un « contrôle centralisé du trafic » pour contrer les menaces éventuelles. Ces « moyens techniques », dont la teneur n’est pas précisée, seront fournis aux opérateurs par le gendarme russe des télécoms et des médias, Roskomnadzor, qui est doté de pouvoirs élargis par le texte de loi.

Le projet a été critiqué par la Cour des comptes russe pour son coût, estimé à plus de 20 milliards de roubles (270 millions d’euros), et par le gouvernement, qui s’interroge sur son financement et sur les pouvoirs étendus accordés à Roskomnadzor. L’agence aurait ainsi la possibilité d’intervenir directement dans la gestion du réseau en cas de menace et pourra, grâce à cette technologie, bloquer directement du contenu interdit en Russie, une tâche qui incombe actuellement aux opérateurs eux-mêmes avec des succès variables.

La transmission vers l’étranger de données échangées sur Internet entre utilisateurs russes devra également être « minimisée » en les faisant transiter essentiellement via des serveurs définis dans un registre spécial fixé par Roskomnadzor. Vendredi, un groupe de travail rassemblant les principaux opérateurs russes de télécommunications a soutenu le projet de loi sur le principe, mais proposé de mener des tests pour déterminer quelles menaces réelles pèsent sur le réseau.

Mesure pour empêcher les pirates d’entrer, où il a-t-il un agenda caché ?

« Là où la Chine a installé des douanes virtuelles, il semble que la Russie veut carrément fermer les routes » dit Bart Preneel, professeur de sécurité informatique à la KU Leuven,dans De Morgen. Contrairement à la Chine où il n’y a que des sites qui sont rendus inaccessibles, la Russie souhaite s’isoler complètement du web mondial. Les hauts responsables russes craignent qu’une certaine forme de déconnexion puisse leur être imposée. German Klimenko, le conseiller Internet de Vladimir Poutine, a déclaré l’année dernière que les pays occidentaux pouvaient simplement « appuyer sur un bouton » pour déconnecter la Russie de l’Internet mondial. Poutine a précédemment qualifié Internet de « projet CIA ».

« L’année dernière, les États-Unis ont clairement indiqué qu’ils n’attendraient plus passivement que des cyberattaques se produisent. Ils recherchent activement et infiltrent les réseaux qu’ils soupçonnent de constituer une menace « , explique Sico van der Meer, chercheur à l’Institut Clingendael dans De Morgen. En d’autres termes : la peur russe des cyberattaques est en effet bien fondée. Sico van der Meer s’inquiète cependant de cette évolution. « Si déconnecter l’Internet pour protéger les infrastructures critiques telles que les hôpitaux, les réacteurs nucléaires et les lignes de chemin de fer contre les cyberattaques semble logique, c’est en réalité extrêmement difficile. Une cyberguerre sophistiquée n’est pas menée avec des attaques DDOS. Tout se passe beaucoup plus sournoisement. Du coup, lorsqu’on se rend compte qu’il y a une cyberattaque, il est beaucoup trop tard pour couper votre réseau du monde extérieur. »

Ce constat est rejoint par d’autres experts russes qui ont déclaré qu’ils ne voyaient pas la logique qui sous-tend la volonté du gouvernement de construire un Internet national capable de fonctionner dans l’éventualité d’une décision des pays occidentaux de l’isoler du web mondial. « La déconnexion de la Russie du web mondial signifierait que nous sommes déjà en guerre avec tout le monde « , a déclaré Filipp Kulin, un expert russe de l’Internet, au service en langue russe de la BBC. « Dans cette situation, nous devrions penser à cultiver des pommes de terre pendant l’hiver nucléaire, et non sur Internet. »

Pour Van der Meer, l’expérience russe n’a que peu à voir avec la cyber sécurité.  » Le pays veut voir jusqu’où il peut aller en fermant sa propre population à la toile mondiale afin de mieux surveiller ses citoyens. Les organisations de défense des droits de l’homme et les parlementaires craignent également que la Russie ne cherche une raison fallacieuse pour mettre en place une technologie de surveillance de masse. « 

La Russie n’en est pas à son coup d’essai puisqu’elle a déjà une très mauvaise réputation en matière de liberté sur Internet. Les autorités ont pris des mesures pour bloquer les pages Web de personnalités de l’opposition telles qu’Alexie Navalny. Plusieurs jeunes Russes se sont retrouvés derrière les barreaux simplement pour avoir s’être moqué du Kremlin et l’Eglise orthodoxe sur les médias sociaux. L’état tente aussi depuis des années – bien qu’en vain – de bloquer le populaire service de messagerie Telegram. Son utilisation continue d’être répandue, y compris parmi certains hauts responsables du gouvernement russe qui utiliseraient des VPN pour contourner l’interdiction. Agora, un groupe russe de défense des droits de l’homme, a déclaré dans un rapport publié ce mois-ci que les libertés sur Internet en Russie ont été réduites par cinq au cours des 12 derniers mois.

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