Modernisée par Lafarge pour 600 millions d'euros, la cimenterie de Jalabiya aurait utilisé du pétrole vendu par Daech pour continuer à fonctionner. © D. Riffet/Photononstop/AFP

Quand le cimentier Lafarge traitait avec Daech

Le Vif

Le cimentier est visé par une enquête judiciaire sur les activités de sa filiale syrienne. Plusieurs témoignages de salariés locaux, dont Le Vif/L’Express a eu connaissance, accablent l’entreprise.

Les salariés syriens de la cimenterie Lafarge à Jalabiya n’oublieront jamais ce 19 septembre 2014. Ce matin-là, les combattants du groupe Etat islamique (EI) frappent aux portes de leur usine. Et les 30 employés qui se terrent dans le site vont devoir fuir dans l’improvisation la plus totale. Un appel téléphonique venu d’une ville voisine leur enjoint de déguerpir au plus vite.  » On m’a dit que je devais quitter l’usine immédiatement, raconte l’un d’entre eux, qu’il n’y avait pas de plan d’évacuation.  » L’homme enfourche une mobylette, et ses 29 collègues s’entassent dans trois voitures.  » Je ne sais pas pourquoi Lafarge nous a dit que l’usine était sûre, sachant que Daech était à quelques centaines de mètres de là, dit W., un autre survivant. L’entreprise nous avait toujours assuré qu’il y avait un bus pour l’évacuation.  » Mais le contrat de location avait été résilié.

Ces déclarations ont été recueillies par l’association Sherpa, défenseur des victimes de crimes économiques. Elles étayent la plainte déposée avec une ONG allemande et 11 ex-employés syriens de Lafarge, en novembre 2016, contre le cimentier et sa filiale syrienne, notamment pour  » financement d’entreprise terroriste  » et  » mise en danger de la vie d’autrui « .  » D’autres témoins se sont manifestés depuis le dépôt de notre plainte, précise Marie-Laure Guislain, responsable du contentieux à Sherpa. Nous avons recoupé les propos de tous les hommes réfugiés aujourd’hui en Turquie, en Allemagne et en Norvège.  » Ces documents, dont Le Vif/L’Express a pu prendre connaissance, semblent accablants pour le cimentier français qui a fusionné en 2015 avec le suisse Holcim pour former le numéro 1 mondial des matériaux de construction. Insécurité du personnel, licenciements abusifs, pressions permanentes, relations troubles entre Lafarge et l’EI, la liste des accusations est longue…

S’ils ne détiennent pas de preuve formelle du lien entre leur employeur et l’EI, tous décrivent des situations très équivoques.  » Je pouvais voir les camions de Lafarge traverser tranquillement tous les jours les points de contrôle de l’EI « , se souvient A.  » Daech leur fournissait un document spécifique, une simple note du service financier de l’EI au début, puis un document officiel imprimé « , renchérit W. Un autre, Z., est encore plus affirmatif :  » Je suis certain que Lafarge avait conclu un accord avec Daech. Seuls les camions de Lafarge avec du ciment pouvaient circuler aux checkpoints contrôlés par l’EI.  » L’un de ses anciens collègues précise le tarif : 5 % de la valeur de la marchandise transportée. A combien se sont montés les versements ? Impossible à dire avec certitude. Un indice, néanmoins, donne un aperçu des sommes en jeu : selon un ex-employé,  » un paiement de 100 000 euros aurait été réalisé pour garantir pendant trois mois le passage des salariés aux checkpoints « .

Lafarge aurait financé Daech car il avait intérêt à vendre le ciment

Un autre soupçon pèse sur le cimentier. Il aurait été un client assidu de l’EI. A Paris, le ministère de l’Economie a d’ailleurs engagé une procédure contre la multinationale à l’automne dernier pour violation de l’embargo décrété en 2011 par l’Union européenne sur les achats de pétrole auprès de Daech.  » Il n’y en a pas en Syrie, sauf dans le Nord, contrôlé par l’EI, explique W. Il est donc certain que le pétrole utilisé par Lafarge provenait de l’EI. Ils auraient pu en acheter à Homs (une ville du centre du pays), mais cela aurait été plus onéreux et plus long.  »

Plusieurs Syriens décrivent un système rodé d’approvisionnement auprès des groupes armés via deux ou trois intermédiaires.  » Lafarge achetait la pouzzolane et le sable à Daech, et la roche calcaire aux forces kurdes « , résume l’un d’eux. Ils accusent l’entreprise d’avoir privilégié son chiffre d’affaires :  » Lafarge aurait financé Daech car il avait intérêt à vendre le ciment. Entre 2010 et 2014, le prix de cette matière a explosé : le sac est passé de 200 à 900 livres syriennes  » (de 0,84 à 3,77 euros). Me Jean-Christophe Ménard, l’un des avocats des parties civiles syriennes, pointe le  » cynisme  » de la multinationale :  » Ils ont voulu rester sur place pour ne pas sacrifier leur investissement et pour être les premiers sur l’immense chantier de reconstruction du pays.  » La société aurait même donné des consignes de silence à ses salariés, d’après l’un d’eux.

En mars 2017, l’entreprise a fait amende honorable. Un mea culpa renouvelé dans une réponse écrite aux questions du Vif/ L’Express :  » Certaines mesures prises en vue de permettre à l’usine syrienne de poursuivre un fonctionnement sûr étaient inacceptables […]. Des erreurs significatives de jugement ont été commises […]. Bien que ces mesures aient été prises à l’initiative de la direction régionale et locale, certains membres de la direction du groupe ont eu connaissance de situations indiquant des violations du code de conduite des affaires de Lafarge.  » En effet, les anciens de la filiale syrienne l’assurent : le siège n’ignorait rien de la situation périlleuse de sa filiale.  » Tout ce qui se passait dans l’usine, Lafarge l’apprenait dans les secondes qui suivaient. Chaque détail partait en France « , déclare l’un d’eux. Un témoin direct de ces échanges se fait plus précis :  » Toutes les questions cruciales de sécurité étaient discutées par Skype, et parfois par courriels.  » De nombreuses pièces (courriels, factures, documents administratifs) figurent dans le dossier. Le ciel judiciaire ne semble pas près de s’éclaircir pour LafargeHolcim.

Par Pascal Ceaux et Anne Vidalie.

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