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Protéger les lanceurs d’alerte… Vraiment?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Ils sont devenus incontournables pour faire éclater les scandales, mais ils prennent des risques personnels importants. La protection des lanceurs d’alerte est désormais un enjeu démocratique. Comment transposer les nouvelles règles européennes en droit belge? Analyse.

Bien sûr, il y a Julian Assange et sa création, WikiLeaks, pour donner de la résonance aux lanceurs d’alerte. L’Australien fait actuellement la Une des médias, avec son procès en extradition devant la justice londonienne, ses conditions extrêmes de détention à la prison de Belmarsh, son état de santé inquiétant, sa personnalité mégalo controversée. Mais Assange est l’arbre qui cache la forêt. Une forêt remplie de quidams qui, le plus souvent pour des raisons éthiques, ont décidé, un jour, de franchir le pas et de révéler une menace ou une atteinte grave à l’intérêt général, pour la plupart dans le chef de leur employeur privé ou public, et ce malgré les représailles auxquelles ils s’exposent. Certains sont devenus célèbres, vu les répercussions de leur alerte.

Qui n’a jamais entendu parler d’Edward Snowden, l’ancien sous-traitant de la NSA, devenu l’icône des Anonymous, qui a balancé au Guardian les écoutes à une échelle mondiale de l’agence de sécurité américaine? Ou d’Irène Frachon, cette pneumologue bretonne partie à l’assaut du Mediator qui, utilisé comme coupe-faim, aurait causé deux mille morts, selon l’estimation la plus haute? Ou, encore près de chez nous, d’Antoine Deltour, le comptable de PwC qui a fait trembler la place luxembourgeoise en révélant comment 340 multinationales (Amazon, Ikea, Pepsi, AB InBev…) avaient obtenu de super- cadeaux fiscaux du Grand-Duché grâce à l’aide de la société d’audit?

Antoine Deltour (LuxLeaks), ici à l'ouverture de son procès en appel au Luxembourg en 2016, a bénéficié de nombreux soutiens.
Antoine Deltour (LuxLeaks), ici à l’ouverture de son procès en appel au Luxembourg en 2016, a bénéficié de nombreux soutiens.© ANTHONY PICORE/BELGAIMAGE

Héros pour une majorité de l’opinion, traîtres pour ceux qu’ils ont mis en cause, ces lanceurs d’alerte ont payé cher leur acte de conscience. Mise au placard, licenciement, harcèlement, enquête privée, procès judiciaire… Beaucoup se sont retrouvés bien seuls à devoir résister à la machine alors lancée pour les broyer. Aujourd’hui, Snowden est toujours réfugié en Russie. Antoine Deltour a fait l’objet d’interminables procès dont il est sorti finalement indemne, en 2018, après avoir d’abord été condamné à douze ans de prison. Rui Pinto, le portugais à l’origine du Football Leaks puis du Luanda Leaks (sur les détournements de la milliardaire angolaise Isabel dos Santos) est en prison depuis près d’un an. Il devra répondre de nonante chefs d’accusation, lors du procès qui s’ouvrira bientôt à Lisbonne.

800 millions d’euros

Le calvaire enduré par les lanceurs d’alerte est paradoxal, car ils ont plutôt servi la démocratie si l’on en juge les réactions des autorités publiques. Après le LuxLeaks, la Commission européenne, présidée par l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a pris des dispositions pour rendre les rescrits fiscaux plus transparents. Antoine Deltour a même reçu du Parlement européen la médaille du « citoyen européen 2015 ». Les informations sur treize mille comptes bancaires non déclarés de HSBC-Genève, fournies par Hervé Falciani dont la Suisse demande toujours l’extradition après l’avoir condamné à cinq ans de prison, ont permis à de nombreux Etats de récupérer des centaines de millions d’euros (800 millions, en Belgique, par le fisc et la justice). Les documents dévoilés par Rui Pinto sont à l’origine de plusieurs instructions judiciaires sur les transferts douteux dans le monde du foot, dont celle du juge Michel Claise à Bruxelles.

En Europe, quatre scandales fiscaux sur cinq sont dénoncés par un lanceur d’alerte.

S’ils ont toujours existé, les « lanceurs » ont pris une place grandissante, depuis une vingtaine d’années, devenant un véritable nouveau contre-pouvoir, dans un monde global où se multiplient les crises sanitaires, environnementales, financières… En Europe, quatre scandales fiscaux sur cinq sont dénoncés par un lanceur d’alerte. Jusqu’ici, ils ne bénéficiaient que de peu de protections légales. Au niveau européen, seuls dix pays (la Belgique n’en fait pas partie, ont adopté une législation globale, souvent imparfaite, pour les mettre à l’abri de représailles lorsqu’ils sont confrontés à de puissants intérêts. Ils ne peuvent alors compter que sur le soutien de leurs proches et de la société civile qui, dans quelques pays, s’est organisée en créant des structures permanentes, pas toujours très connues du grand public, mais efficaces (lire l’encadré ci-dessous (« Protection civile »)).

A l'origine du Football Leaks et du Luanda Leaks, Rui Pinto, arrêté en Hongrie début 2019, a été extradé au Portugal où il est toujours en prison.
A l’origine du Football Leaks et du Luanda Leaks, Rui Pinto, arrêté en Hongrie début 2019, a été extradé au Portugal où il est toujours en prison.© FERENC ISZA/BELGAIMAGE

Négociations musclées

L’ampleur prise par le phénomène nécessitait que le législateur mouille davantage sa chemise. L’Europe devait donner le la, d’autant que la directive du Parlement européen sur les secrets d’affaires, adoptée en 2016, octroyait des armes aux entreprises privées pour se protéger de la divulgation de données. Même si celle-ci prévoyait une exception pour les lanceurs d’alerte et les journalistes, c’était insuffisant. Les associations civiles ont fait le siège des institutions européennes. Les négociations ont été musclées entre le Parlement et la Commission. Finalement, la directive 2019/1937 sur les lanceurs d’alerte a été adoptée en octobre dernier. Sur le plan politique, il faut y voir une victoire des Verts européens qui avaient déposé un projet de directive dès 2016, d’autant que le texte final est plus ambitieux qu’espéré.

Et les délits fiscaux?

« Le curseur s’est déplacé depuis la directive sur le secret des affaires, reconnaît Antoine Deltour qui a suivi de près l’évolution législative. Il y a davantage d’équilibre. Cela redonne du pouvoir aux salariés de base qui peuvent dénoncer, avec moins de risques, un scandale au sein de leur entreprise ou administration. » La directive prévoit que, pour bénéficier d’une protection, le lanceur d’alerte utilise d’abord un canal interne de l’entité concernée ou externe, soit un organe indépendant, et ne s’adresse à la presse que dans les cas extrêmes (« danger imminent ou réel pour l’intérêt général »). La France et l’Allemagne voulaient imposer le seul canal interne comme préalable. Elles n’ont pas eu gain de cause. « On sait que, dans la pratique, une dénonciation interne à une entreprise ne fonctionne guère », constate Mireille Buydens, avocate et professeure à l’ULB. Le risque de l’étouffoir est grand.

Les Etats membres ont deux ans pour transposer la directive dans leur législation nationale. Au Parlement belge, Ecolo/Groen a pris les devants en déposant une proposition de résolution balisant le terrain. « Nous voulons que la loi à venir soit la plus large possible, en englobant tous les secteurs, sinon il n’y aura pas de climat de confiance suffisant pour les lanceurs d’alerte », explique le député Ecolo Samuel Cogolati. La directive établit, en effet, une liste limitée de domaines correspondant au droit de l’UE, comme les marchés publics, la protection des consommateurs, de l’environnement, des données, la sécurité alimentaire, etc. « Curieusement, les délits fiscaux n’y figurent pas, relève Mireille Buydens. C’est d’autant plus surprenant que c’est justement l’objet de la plupart des Leaks… »

Sécurité nationale

Autre point délicat qui risque de faire débat: la divulgation d’informations classifiées, qui est d’ailleurs au centre du procès Assange. La directive UE prévoit que les Etats adoptent des dispositions spécifiques visant à protéger la « sécurité nationale ». « Le terme est plus large que celui de « secret défense » figurant dans la loi française, avertit Antoine Deltour. Cela risque de restreindre le champ des alertes. » Une polémique a déjà éclaté en Belgique, lorsqu’en mai dernier, Didier Reynders (MR), alors ministre fédéral, avait avancé un projet visant à punir sévèrement (trois ans de prison) les révélations d’infos susceptibles de porter atteinte à la défense de l’intégrité du territoire, de la Sûreté de l’Etat ou de « tout autre intérêt fondamental de l’Etat ».

Le texte prévoyait quatre niveaux de classification : très secret, secret, confidentiel, restreint. Un champ bien trop large, avait pointé le Comité R, qui contrôle les services de renseignement. L’association des journalistes (AGJPB) s’était insurgée. Le texte a été retiré. « Dans la transposition de la directive, il faudra éviter toute ambiguïté ou imprécision et privilégier la clarté », prévient Camille Petit, de la Fédération européenne des journalistes (FEJ). Laquelle insiste sur une autre priorité: le canal d’alerte via la presse. « Si la directive le limite aux cas extrêmes, la législation nationale doit rendre la procédure plus souple, au risque de rendre la décision d’un lanceur d’alerte compliquée, car il ne sera jamais certain d’entrer dans les bonnes cases pour être légalement protégé », prévient Camille Petit.

Une incertitude qui risque également d’être alimentée par une antinomie entre les directives « secret des affaires » et « lanceurs d’alerte ». « Le risque est que le lanceur d’alerte ne saura qu’à l’issue d’un procès s’il est réellement protégé », avise Camille Petit. « Je crains que les journalistes et les lanceurs ne soient pas à l’abri de procédures-bâillon qui les épuisent à se défendre », lance Antoine Deltour. La professeure Buydens est moins pessimiste: « Il est expressément prévu que la directive sur le secret des affaires ne puisse entraver la liberté d’information, souligne-t-elle. Et, si la législation sur les lanceurs est un peu vague, cela laissera une marge d’appréciation utile à la justice. Je ne suis pas inquiète. » A l’évidence, la jurisprudence sera déterminante. Le procès de Julian Assange constitue un véritable test en la matière.

Lanceur d’alerte ou whistleblower?

Le terme « lanceur d’alerte » est né, en 1996, dans les travaux du sociologue français Francis Chateauraynaud autour de grandes crises sanitaires comme l’amiante ou la vache folle. A l’époque, on parlait de « prophètes de malheur », mais Francis Chateaureynaud jugeait cette désignation péjorative, d’où sa trouvaille. Whistleblower (littéralement celui qui souffle dans un sifflet et donne l’alarme) est plus ancien: le mot a été lancé, dans les années 1970, par l’avocat américain Ralph Nader, très impliqué dans la défense de causes environnementales ou liées à la santé. Selon le Conseil de l’Europe, est considéré comme lanceur d’alerte « toute personne qui révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, dans le secteur public ou privé ». On retrouve, dans le mot anglais, davantage l’idée de dénonciation d’un scandale par un « justicier » et, dans le terme français, davantage celle de signes précurseurs et de prévention d’un scandale, plutôt que de dénonciation trop liée, pour des raisons historiques, à la délation. Aujourd’hui, popularisé et mis à toutes les sauces, le terme de « lanceur d’alerte » est de plus en plus galvaudé. Même Piotr Pavlenski, le tombeur russe du candidat à la mairie de Paris Benjamin Griveaux, s’en réclame. Face à ce risque de perte de légitimité, il était plus que temps de légiférer en la matière.

Protection civile

En France, la Maison des lanceurs d’alerte a été inaugurée en octobre 2018 par plusieurs associations (dont Anticor, Attac, Greenpeace, Transparency International, le Syndicat des journalistes, la CGT…). Cette structure met à la disposition des lanceurs d’alerte une équipe d’experts – juristes, avocats, psys – pour rompre leur isolement. Elle s’est inspirée du modèle britannique: depuis un quart de siècle, l’association Protect aide chaque année environ trois mille whistleblowers qui appellent son advice line. Son premier dossier fut celui du ferry Herald of Free Enterprise qui a coulé au large de Zeebrugge (193 morts), en 1987, malgré les alertes lancées par des navigants bien avant ce naufrage. En Belgique, l’asbl privée Xpress soutient les journalistes et lanceurs d’alerte qui font l’objet d’intimidations, notamment en rendant celles-ci publiques. Les Pays-Bas ont aussi leur Maison des lanceurs d’alerte. Celle-ci est subventionnée par le gouvernement de La Haye, mais elle est totalement indépendante et elle dispose d’un pouvoir d’investigation en particulier dans le secteur public.

Pas de bouclier chez les Belges

C’est encore une histoire à la… belge. Chez nos voisins, comme la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l’Italie, il existe une protection juridique relativement complète pour les lanceurs d’alerte. Mais chez nous, rien ou presque. Pas de bouclier antireprésailles. En tout cas, une incroyable disparité. Au niveau du secteur privé, c’est le vide total, à l’exception des déclarations de suspicion de blanchiment à la Ctif ou de délits financiers à la FSMA, conformément à ce qu’impose l’Union européenne. Côté secteur public, depuis quelques années, des dispositions pour les fonctionnaires « lanceurs d’alerte » flamands et fédéraux ont été mises en place, via les services de médiateurs. Par contre, dans les Régions wallonne et bruxelloise, la Commission européenne pointait elle-même, en 2018, « l’absence de législation pertinente ». En 2016, le scandale du détournement de deux millions d’euros par un comptable de l’Office wallon des déchets avait pourtant incité le ministre-président d’alors Paul Magnette (PS) à créer un statut spécifique pour les fonctionnaires qui dénoncent de tels faits délictueux. On n’a encore rien vu venir. L’actuelle ministre Valérie De Bue (MR) planche toujours sur le sujet. Et Ecolo envisage de soumettre un projet pour protéger les « lanceurs » au sein des intercommunales wallonnes.

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