Il est toujours présent sur les murs de Chicago (ici, dans le quartier de Garfield Park), mais il n'empêche : l'étoile de Barack Obama a pâli. © N. taradji/polaris images pour le vif/l'express

Pourquoi Obama fait face à la fronde des noirs de Chicago

Le Vif

Dans la ville où son destin s’est dessiné, un projet de « centre présidentiel » suscite la défiance parmi les sympathisants de l’ex-chef d’Etat.

Que peut-il arriver de pire ? Militant de terrain apprécié dans votre quartier, vous vous engagez dans la politique et, quelques années plus tard, en usant notamment de votre image d’ancien activiste, vous voilà élu, huit ans durant, à la tête d’une superpuissance – l’homme le plus influent du monde. Votre mandat achevé, vous retournez dans la ville où tout a commencé… et vos anciens compagnons vous battent froid. Résumée à grands traits, c’est l’histoire, triste et amère, de Barack Obama à Chicago.

L’ancien chef d’Etat entend bâtir un centre présidentiel dans un quartier modeste, à majorité noire : le South Side. C’est là qu’il a fait ses classes de travailleur social, il y a une trentaine d’années, et là aussi que son épouse, Michelle, a vu le jour. Inauguré en principe dans quatre ans, le bâtiment rappelle les  » bibliothèques présidentielles  » que ses prédécesseurs ont érigées après leur départ de la Maison-Blanche, afin d’abriter leurs archives. Mais Obama souhaite créer autre chose – un lieu ouvert à tous, qui aura aussi pour vocation de rappeler que, cent quarante-trois ans après l’abolition de l’esclavage, un Afro-Américain a accédé à la charge suprême. Problème : rien ne se passe comme prévu.

Pourquoi Obama fait face à la fronde des noirs de Chicago

La défiance d’une partie des habitants du quartier est devenue évidente il y a un an environ. Ce jour-là, en septembre 2017, Jeanette Taylor, ex-sergent de police engagée dans la vie associative du quartier, se rend dans un hôtel de la ville afin de rencontrer des représentants de la Fondation Obama, l’organisme chargé de piloter le projet. Au lieu d’interroger un responsable anonyme, comme prévu, la voilà debout, devant un écran, face à Barack Obama lui-même, qui participe à la réunion par vidéoconférence depuis Washington. Jeanette ne se laisse pas impressionner et apostrophe l’ancien président :  » Ce projet est formidable, lance-t-elle. Mais pourquoi ne pas signer un CBA ? « 

Le 3 mai 2017, Barack Obama présente les plans du futur centre présidentiel...
Le 3 mai 2017, Barack Obama présente les plans du futur centre présidentiel…© Nam Y. Huh/AP/SIPA

 » CBA « , ou community benefits agreement, peut être traduit approximativement par  » accord au bénéfice des résidents « . Soit une sorte de contrat volontaire aux termes duquel la Fondation Obama aurait pu s’engager à protéger les intérêts des habitants du quartier – en leur garantissant l’accès à un certain nombre d’emplois, par exemple, ou en négociant avec la municipalité un gel des impôts locaux dans le secteur.  » On investit enfin de l’argent dans un quartier noir, poursuit Jeanette Taylor, et la première conséquence de ce geste, c’est une hausse sans précédent des loyers qui oblige les ménages les plus modestes à fuir vers la banlieue. Alors pourquoi ne pas signer un CBA ?  » A l’écran, Barack Obama marque une pause, comme pour signifier l’importance qu’il accorde au sujet. Puis, il prend la parole :  » J’ai été un militant associatif. Je connais le quartier et je sais très bien ce qui se passerait si nous acceptions de signer un accord de ce genre. Très vite, nous verrions émerger une vingtaine d’associations venues de je ne sais où, qui réclameraient je ne sais quoi… « 

... qui devrait voir le jour, d'ici à quatre ans, au coeur de Jackson Park...
… qui devrait voir le jour, d’ici à quatre ans, au coeur de Jackson Park…© Polaris

Gonflé

 » Je n’en suis toujours pas revenue, fulmine Jeanette Taylor. Des « associations venues de je ne sais où » ? Il est gonflé d’employer des mots pareils ! Il a oublié d’où il vient. Il a oublié la mobilisation de la communauté noire, sans laquelle il ne serait pas parvenu au pouvoir. Nous ne demandons rien d’extraordinaire : des milliers de CBA ont été signés à travers le pays. D’un claquement de doigts, Obama aurait pu imposer un gel des loyers. Il aurait pu allouer des fonds aux écoles du quartier… Comme tous les habitants de Chicago, j’aime Obama. Je suis pour la construction d’un centre présidentiel. Mais qu’il aille le bâtir ailleurs ! Ce projet ne doit pas voir le jour aux dépens des familles les plus pauvres, qui ont voté en masse pour lui. « 

... dont les arbres, centenaires, ont commencé à être coupés.
… dont les arbres, centenaires, ont commencé à être coupés.© Polaris

Jeanette Taylor n’est pas seule à être furieuse. Depuis deux ans, plusieurs dizaines d’associations de quartier, actives dans la défense des droits civiques, le logement et l’éducation, réclament la signature du fameux CBA. A l’université de Chicago, où Barack Obama a enseigné naguère le droit, et dont le campus est situé à deux pas du futur centre présidentiel, 200 professeurs et employés leur ont emboîté le pas. Le bâtiment va provoquer une  » régression sociale « , estiment-ils, et n’apportera pas aux habitants le  » développement économique promis « .

De fait, la simple annonce du projet a entraîné, par un effet domino, une augmentation des loyers, même dans les immeubles insalubres. Et les promoteurs rôdent. Par milliers, les familles les plus modestes abandonnent le South Side pour les banlieues éloignées, plus au sud, encore plus pauvres et plus violentes.  » Moi aussi, je serai obligée de déménager, soupire Hadassah Woods, une mère de famille résidente du quartier. Les salariés du futur centre présidentiel exigeront que leurs enfants fréquentent de bonnes écoles. Tant mieux pour eux. Mes deux garçons, eux, n’y auront jamais accès. Trop cher. Aujourd’hui, déjà, les écoles publiques ferment les unes après les autres. « 

Dans le South Side, les habitants craignent la gentrification du quartier et exigent de la Fondation Obama davantage de concertation.
Dans le South Side, les habitants craignent la gentrification du quartier et exigent de la Fondation Obama davantage de concertation.© j. foster/ap/sipa

Par endroits, des mains anonymes ont posé des panneaux le long des trottoirs :  » Nous faisons confiance à Obama.  » A écouter les anciens du quartier, rien n’est moins sûr.  » Dans ma rue, raconte l’un d’eux, j’ai vu des Blancs prendre en photo plusieurs immeubles. Comme s’ils étaient sur le point d’emménager ! Parfois, j’ai l’impression que nous sommes en état de siège.  » A proximité du futur complexe présidentiel, le prix des terrains a augmenté de 23 % en six mois.

Tout cela n’émeut guère Barack Obama :  » En vingt-huit ans à Chicago, explique-t-il, je n’ai pas remarqué que le South Side ait jamais connu un problème d’excès de développement ou d’activité économique. A terme, la gentrification pourrait devenir un souci. Pour le moment, nous avons d’autres problèmes à régler : les trottoirs défoncés, le ramassage des poubelles, les immeubles condamnés…  » Administré par une fondation privée, en coopération avec l’université de Chicago, le complexe présidentiel devrait entraîner, selon ses partisans, la création de 7 000 emplois.

L’exode des familles noires à revenus modestes est un sujet sensible à Chicago, une ville à l’histoire particulière, et qui demeure l’une des plus  » ségréguées  » des Etats-Unis. Entre 1916 et 1919, lors de la  » grande migration « , un demi-million de Noirs gagnent la cité dans l’espoir de trouver du travail dans les usines de textiles et les abattoirs. Ils fuient les Etats du Sud, mais leur arrivée attise les tensions raciales à Chicago. Peu à peu, le South Side devient la capitale culturelle des Noirs américains – un lieu où des géants du jazz, tels Louis Armstrong et Nat King Cole, ont fait leurs débuts.

Aujourd’hui, un siècle plus tard, chaque quartier a gardé son identité : parmi les quelque 750 000 habitants du South Side, environ 93 % seraient afro-américains. Et si une nouvelle  » grande migration  » est en cours, elle est orientée dans l’autre sens. Chicago comptait 1,2 million de Noirs en 1980 ; à présent, ils ne seraient plus que 830 000. Longtemps majoritaires, ils ont été supplantés par les Blancs, puis par les Hispaniques.

Entre-temps, nombre de logements sociaux ont été démolis. Lors de la crise financière de 2008, surtout, des millions de nouveaux propriétaires, soudain incapables d’honorer le remboursement de leur crédit immobilier, ont perdu leur bien. Les Noirs, économiquement plus vulnérables, ont été durement touchés.

Pas étonnant, alors, que le projet de l’ancien  » community manager  » soit fustigé pour son élitisme. Il comprend une tour haute de 70 mètres, un centre de conférences, mais aussi une bibliothèque, un studio d’enregistrement, des terrains de basket, un parcours de golf privé dessiné par Tiger Woods, sans oublier un jardin communautaire qui doit permettre à Michelle Obama de vanter les mérites de l’alimentation bio… Un lieu de rêve pour les classes moyennes, sans doute, mais éloigné des préoccupations quotidiennes des habitants du South Side. Plusieurs aspects demeurent flous, mais le seul aménagement des axes routiers devrait coûter 175 millions de dollars aux contribuables de la ville.

 » Nous achetons des maisons « … Depuis l’annonce du complexe présidentiel, les promoteurs rôdent dans le quartier. L’augmentation des impôts locaux oblige les ménages les plus modestes à déménager dans des banlieues éloignées.© Polaris

Au futur bijou la municipalité offre un écrin de choix : huit hectares au coeur de Jackson Park, un vaste espace vert dessiné, sur les rives du lac Michigan, pour l’Exposition universelle de 1893. Bien entendu, cette décision fait hurler d’autres habitants de Chicago : les amoureux de la nature.

 » Jackson Park est un jardin public, souligne Herbert Caplan, un familier des lieux. Or, tous les documents diffusés par la Fondation Obama passent sous silence cette vérité essentielle. Je comprends très bien que l’ancien président n’ait pas souhaité construire son centre au milieu d’un quartier gangrené par la violence et la drogue, encore que ce geste aurait eu du panache. Mais un parc est, par définition, un lieu inconstructible.  » A la tête de son association, Friends of the Park, ce juriste à la retraite, âgé de 87 ans, a porté l’affaire devant les tribunaux. Avec un certain succès : le 15 août dernier, un juge fédéral a ordonné à la municipalité de Chicago de faire la lumière sur les conditions dans lesquelles le terrain avait été sélectionné et mis à la disposition de la Fondation Obama.

Pour Jeanette Taylor, le centre ne doit pas être bâti aux dépens des plus pauvres...
Pour Jeanette Taylor, le centre ne doit pas être bâti aux dépens des plus pauvres…© Polaris

« Il va trop vite »

Face aux mécontents, le maire de Chicago fait la sourde oreille. Et pour cause. L’édile, Rahm Emanuel, fut le premier chef de cabinet d’Obama quand ce dernier s’est installé dans le bureau Ovale. Et la municipalité ne voit pas d’un mauvais oeil la gentrification d’un quartier situé à un quart d’heure du centre-ville. D’autant que, dans ce coin particulier du South Side, les premiers  » bobos  » sont arrivés il y a un moment…

Voilà des années que l’université de Chicago est accusée d’étendre la superficie de son campus, rue après rue, et de contribuer à l’embourgeoisement du secteur. Des immeubles entiers ont été reconvertis en résidences étudiantes, aux loyers astronomiques. Entre 1950 et 1970, selon une étude de l’université de Richmond, quelque 4 000 familles, en majorité noires, ont été chassées des lieux à la suite d’opérations de ce genre. Le long de la 53e Rue, là où Obama avait ses habitudes dans une cafétéria, les signes ne trompent pas. Un café Starbucks et des restaurants branchés ont fait leur apparition, ainsi que des bornes d’appel téléphonique, d’où les étudiants de la fac peuvent donner l’alarme, en cas de problème.

... tandis qu'Herbert Caplan déplore la destruction du parc et a lancé une action en justice...
… tandis qu’Herbert Caplan déplore la destruction du parc et a lancé une action en justice…© Polaris

 » Pour les membres de ma communauté, Barack Obama a été le premier président noir des Etats-Unis et il le sera toujours, confie Diane Latiker, fondatrice d’un groupe d’aide aux jeunes, Kids Off the Block. Le jour de son investiture, j’ai emmené en bus une vingtaine d’adolescents à Washington. Il faisait un froid glacial, mais, en l’écoutant prononcer son discours, nous étions tous en larmes. La plupart des jeunes à mon côté étaient d’anciens membres de gang. Eux qui avaient perdu tout espoir se voyaient soudain un avenir. Nous étions sûrs qu’il serait notre président. Un an s’est écoulé avant que je finisse par comprendre. Barack Obama n’était pas le président des Noirs ; il était le président de tous les Américains.  » Est-elle désabusée ?  » Non, répond-elle. Réaliste. « 

... et qu'Hadassah Woods, mère de famille, se désole de voir les écoles publiques fermer.
… et qu’Hadassah Woods, mère de famille, se désole de voir les écoles publiques fermer.© Polaris

 » Dans nos coeurs, il sera toujours notre président. Et notre affection l’oblige « , s’exclame Naomi Davis, avocate, responsable du groupe Blacks in Green.  » En 2008, lors de la crise financière, Barack Obama a fait le choix de sauver les banques. II a privilégié la stabilité du système, aux dépens des Américains les plus modestes. A l’époque, beaucoup d’entre nous ont perdu leur emploi ou leur logement. C’est mon cas personnel. Mais nous aimons toujours Obama. Il est l’un des nôtres. C’est très important, dans un pays où les Blancs possèdent en moyenne plus de dix fois plus de biens et de capitaux que les Noirs. Nous l’aimons, mais nous savons que son projet va bouleverser l’existence des Noirs du South Side. Nous aimons Obama, même quand son équipe se met à couper des arbres centenaires dans nos jardins publics, comme c’est le cas depuis quelques jours. Nous l’aimons, mais il va trop vite.  »

Pour l’ancien militant de terrain, l’heure est peut-être venue de renouer avec le passé. Et de prendre le temps d’écouter.

Par Marc Epstein.

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