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Pourquoi les dictateurs sont sexy : le retour de l’autocrate

Il est intelligent, il est charmant, et il vous veut du bien. Alors que les démocrates en Europe et en Russie sont en difficulté, le nouveau dictateur conquiert le monde. « Même s’ils ne falsifiaient pas les élections, les leaders comme Poutine ou Erdogan obtiendraient le plus de voix. »

C’était une image étonnante: plus d’un million de Turcs descendus dans la rue pour soutenir leur président. Après le coup d’État avorté de l’armée début juillet, Recep Tayyip Erdogan était ravi de cette sympathie. Même l’opposition lui a témoigné son soutien. S’il est rassurant que tant de gens s’opposent à un coup d’État de l’armée, l’affluence prouve une nouvelle fois à quel point Erdogan est populaire dans son pays. À un moment où de plus de plus d’Européens se détournent de sa politique autoritaire, c’est difficile à comprendre. Ou est-ce le contraire?

Erdogan est loin d’être le seul dirigeant à présenter des traits autoritaires. Il y a deux semaines, 61% du gouvernement thaï a approuvé une nouvelle constitution qui transforme le pays en dictature militaire. Quant aux Philippins, fin juin, ils ont élu Rodrigo Durerte, un dirigeant qui a fait campagne en promettant de ne pas tenir compte des droits de l’Homme. En Russie, Vladimir Poutine a éliminé toute forme d’opposition libérale, a pris les médias en main et annexé une péninsule. Depuis des années, le printemps arabe s’est mué en automne âpre. En Égypte, un général qui au grand dam de la de la jeunesse égyptienne ressemble fort Hosni Moubarak a pris le pouvoir.

Dans les années nonante, tous les dictateurs encore en place semblaient pourtant en fin de parcours. L’Union soviétique et les juntes latino-américaines s’étaient effondrées, et le massacre sur la place Tian’anmen semblait même annoncer la fin de l’État chinois à parti unique. Pour de nombreux politologues, les régimes autoritaires étaient des vestiges du passé. Leur population embrasserait la démocratie et les pays se transformeraient promptement en démocraties libérales de modèle occidental. Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse qui se produit.

Les démocrates se sont mis à douter d’eux-mêmes. La portée de la démocratie s’effrite depuis des années, l’Union européenne n’apporte pas ce que ses fondateurs en avaient espéré, et aux États-Unis, Donald Trump défie les principes démocratiques. Depuis le début du siècle, la progression de démocratie dans le monde a pratiquement cessé.

Smart dictators

Les dictateurs sont devenus plus intelligents, et ne ressemblent plus aux tyrans impitoyables des manuels d’histoire. L’époque où les dictateurs se débarrassaient de tous ceux qui leur barraient le chemin et de leur famille et où ils remportaient les élections – s’ils prenaient la peine de les organiser – avec 99,9% des voix, est révolue. Aujourd’hui, il est pratiquement devenu impossible de faire preuve de brutalité sans se faire taper sur les doigts par la communauté internationale. Une banque de données de la Banque mondiale révèle qu’en 1975, 22% des non-démocraties se rendaient coupables de meurtres de masse. En 2012, c’était seulement 6%. « Tout doit être beaucoup plus subtil », explique Marlies Glasius, spécialiste en autoritarisme à l’Université d’Amsterdam. « Il y a longtemps que les dictateurs ont abandonné l’idée totalitaire d’un état qui contrôle toute l’information et ne lâche pas ses citoyens, comme le décrivait George Orwell. À l’exception de la Corée du Nord de Kim Jong-un, il n’y a plus de régimes totalitaires aujourd’hui. »

Evert van der Zweerde, philosophe politique à l’Université Radboud de Nimègue, parle de « smart dictators ». « Les autocrates d’aujourd’hui sont pragmatiques », estime van der Zweerde. « Ils n’ont pas de véritable agenda idéologique. » Les dictateurs aux ambitions impérialistes comme Adolf Hitler ont disparu. Les régimes autoritaires imposent toujours des règles strictes à leur public, mais en réalité ils n’exigent presque plus d’orthodoxie idéologique. De nom, l’Iran est une théocratie, mais dans la sphère privée, on ferme les yeux sur l’alcool et les relations sexuelles avant le mariage. En Russie, le régime fulmine contre l’Occident décadent, mais les citoyens sont libres de voyager en Europe et de s’adonner à la dépravation.

Les autocrates contemporains se préoccupent sincèrement de leur popularité. « Pour nous, c’est peut-être difficilement imaginable », déclare van der Zweerde, « mais les leaders tels que Xi (le président chinois), Poutine et Erdogan sont vraiment populaires chez eux. Même s’ils ne falsifiaient pas les élections, ils obtiendraient le plus de voix. » D’après le dernier sondage du bureau indépendant Levada Center, pas moins de 82% des Russes disent soutenir Poutine. Depuis l’entrée en fonctions de l’ancien membre du KGB, le revenu moyen disponible a quadruplé. Le chômage a diminué de moitié, et les premières années, Poutine a fort investi dans l’enseignement et les soins de santé. En annexant la Crimée, il a donné un rayonnement impérialiste à son régime et rendu sa fierté à la population russe. Tout comme son homologue turc Erdogan, Poutine mise très fort sur les valeurs traditionnelles telles que la religion et la famille. À présent que les années fastes sur le plan économique sont passées, Poutine prêche le stabilnost : stabilité économique, continuité politique, et surtout pas de bêtises comme des élections honnêtes.

Cette stratégie a du succès, et cette propension à la stabilité explique aussi pourquoi un leader autoritaire comme Abdel Fattah al-Sissi bénéficie du soutien d’une grande partie de la population égyptienne. Bien qu’elle ait risqué sa peau en 2011 pour chasser Hosni Moubarak, elle est dirigée par un ancien général qui serre encore plus la vis. « C’est un problème récurrent lors de révolutions », explique l’arabiste Chams Eddine Zaougui, qui publiera bientôt un livre où il analyse les dictatures arabes. « Les révolutions sont à ce point rudes et violentes que les citoyens aspirent rapidement au law-and-order. Sissi y a répondu intelligemment », estime Zaougui. « Dans le fond, on pourrait le comparer à Napoléon. Tout comme Napoléon, Sissi se couvre du manteau de la révolution, alors qu’en fait il établit un régime absolutiste. »

En outre, les dictateurs arrivent de mieux en mieux à affiner leur politique. La souplesse est de loin la caractéristique principale de dictatures à succès. L’auteur américain William J. Dobson l’appelle « la courbe d’apprentissage du dictateur ». En Chine surtout, le régime s’est perfectionné à capter les signaux de la population. Les leaders chinois, changés pratiquement tous les dix ans par le Parti communiste, se présentent comme des technocrates qui défendent une bonne gestion. « Les régimes autocrates apprennent en permanence les uns des autres », dit Marlies Glasius. Elle cite l’exemple de la loi ONG russe qui interdit aux organisations de droits de l’Homme de percevoir de l’argent de l’étranger. « La Russie a repris de grandes parties littérales de cette loi du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, qui avaient déjà cette législation. Les états du Golfe appliquent le même procédé. »

Les régimes les plus fructueux arrivent même à régler la transition du pouvoir, le talon d’Achille classique de toute dictature. Là où les élections règlent le changement, une lutte pour le pouvoir s’engage dans les régimes autoritaires et se termine régulièrement en bain de sang. « Et donc tout autocrate charismatique intelligent essaiera d’institutionnaliser son pouvoir », déclare Glasius. « Ils s’entourent d’un système de parti qui enracine leur pouvoir. Cette stratégie fonctionne très bien en Chine, mais Poutine et Erdogan ont réussi à organiser leur pouvoir personnel au sein de leur parti. » C’est un exercice d’équilibre difficile, reconnaît Glasius, car un système de parti favorise les prétendants au trône, et les autocrates y sont évidemment allergiques. « Mais c’est évidemment la façon de s’allier l’élite. Il faut que ce soit intéressant pour les jeunes d’adhérer au régime. Si un autocrate s’y prend bien, c’est une des façons les plus intelligentes de renforcer sa position. »

Jobs, jobs, jobs

Outre la flexibilité, une économie croissante est prioritaire pour tout autocrate qui réussit. La Chine est l’exemple par excellence, car même si l’idée d’une économie planifiée est généralement rejetée en citant l’exemple de la Corée du Nord, l’état chinois arrive à stimuler l’économie à la dure. « La Chine tient les rênes fermement avec les banques d’État, mais elle se montre très pragmatique », explique l’économiste Bruno Merlevede de l’Université de Gand. « À partir des années septante, les Chinois sont partis à la recherche d’un système qui fonctionnait bien. Ainsi, leur économie planifiée a peu à peu évolué vers un système qui fonctionne au rythme de l’offre et la demande. La Chine a réussi à sortir des millions et des millions de personnes de la pauvreté extrême. » Pourtant, l’économie chinoise aussi doit faire face à d’immenses défis, mais Xi en est bien conscient », estime Merlevede.

En Turquie, les chiffres d’Erdogan sont excellents. Il a établi la base de son succès grâce à de grands travaux d’infrastructure qui ont entraîné une croissance économique permanente. Les régimes autocrates réussissent de plus en plus souvent à créer un climat d’entrepreneurs attirant. Le Singapour occupe la première place de l’index Ease of Doing Business depuis des années. D’après ce classement, les pays comme le Kazakhstan (41e) et la Biélorussie (44e) réalisent à peu près d’aussi bons résultats que la Belgique (43e).

Et si l’économie ne prend pas, les autocrates disposent d’autres moyens pour s’affilier la population. La wasta est l’une des astuces les plus raffinées des dictatures arabes. « Littéralement, ce mot signifie ‘le milieu’, mais en fait il peut tout vouloir dire », raconte Zaougui. « Il peut aussi bien signifier ‘connexion’, que ‘privilège’ ou ‘faveur’, mais souvent il revient à de la corruption pure et simple. Suite au manque de transparence et la bureaucratie, il est très difficile de réaliser quelque chose. C’est pourquoi les régimes autoritaires font exprès de créer des shortcuts. Si vous connaissez quelqu’un qui connaît quelqu’un de proche du régime, on arrive à obtenir quelque chose. C’est ainsi qu’on crée un réseau de citoyens qui dépendent de l’état, et qui n’ont aucun intérêt à désavouer le régime ».

La wasta est particulièrement tenace, et empêche de dissocier une population de son dirigeant. Quand le Conseil de sécurité des Nations-Unies a édicté des sanctions contre l’Irak de Saddam Hussein après la Première Guerre du Golfe, le nombre de membres de son parti Ba’ath doublé. Cette hausse n’était pas liée à une sympathie soudaine pour le grand dirigeant, mais à la pénurie énorme de marchandises et d’aliments causée par les sanctions. « Suite aux sanctions, il est devenu d’autant plus important d’avoir des relations au sein du régime », a dit Zaougui. « Au lieu de susciter une révolte, les sanctions ont rapproché la population de Saddam Hussein. »

Aussi n’est-il pas étonnant que pratiquement tous les régimes autoritaires affichent des taux élevés de corruption. La corruption n’est pas le sous-produit d’un régime dictatorial, mais une stratégie délibérée. Cela va plus loin que le chapardage typique d’une petite élite. La corruption est la façon la moins chère de favoriser la cohésion sociale. Elle rend toute une communauté complice d’un régime. Si en Russie, vous n’avez pas envie de passer l’examen de gymnastique, vous apportez une bouteille de vodka à l’examinateur. Si vous avez besoin d’un permis de conduire au Zimbabwe, vous achetez l’instructeur. Dans les régimes autoritaires, la corruption entraîne une dépendance mutuelle.

En dernier recours, les dictateurs les plus sophistiqués peuvent toujours forcer la réalité. Là où internet et les réseaux sociaux ont fait chanceler certains autocrates, une grande partie d’entre eux ont réussi à tourner ces nouvelles technologies à leur avantage. Les médias audiovisuels surtout peuvent être adaptés aux souhaits du régime. D’après van der Zweerde, l’astuce, c’est de laisser un peu d’espace au journalisme critique. « Généralement, les dictatures intelligentes tolèrent un seul journal critique ou une chaîne de radio dans la marge, tant que les médias d’état atteignent la masse. » Une autre stratégie consiste à susciter des troubles en Crimée ou en mer de Chine du Sud et faire en sorte que le leader puisse être dépeint comme le dirigeant courageux qui défend son pays.

Notre homme

Pourrait-on avoir un dictateur en Europe? À en croire un sondage français réalisé en 2015, pas moins de 40% des Français voient l’intérêt d’un régime autoritaire. Le World Values Survey, une étude comparative réputée qui décrit les attitudes dans le monde depuis les années quatre-vingt, révèle qu’aujourd’hui la démocratie est moins estimée à sa juste valeur qu’il y a vingt ans. Lors de la dernière étude, 17% des Américains ont affirmé qu’ils approuveraient que l’armée gouverne le pays. Autrefois, ce chiffre était beaucoup moins élevé. En Suède aussi, l’une des démocraties les plus réputées du monde, 9% de la population a déclaré qu’elle serait d’accord que l’armée prenne le pouvoir.

Van der Zweerde fournit plusieurs explications à cet enthousiasme. « Suite à l’internationalisation, les citoyens ont l’impression que leur voix compte de moins en moins. En outre, les paysages politiques volent en éclat et compromettent la solidité d’un grand nombre de démocraties d’Europe occidentale. Cette situation entraîne des tensions dans les gouvernements, considérées comme des jeux politiques par beaucoup de citoyens. Les véritables dossiers sont devenus beaucoup plus techniques et compliqués, ce qui entraîne des discussions incompréhensibles pour les politiques non professionnels. Alors une autocratie devient tentante, car il n’y a pas tous ces problèmes difficiles. »

Jonathan Holslag, professeur en relations internationales, est inquiet. En Europe aussi, il donne des chances de réussite à un dirigeant autoritaire. « Il y a une petite minorité qui attend un leader fort. Seulement, les partis du centre ne réussissent pas à y répondre. Quand un politique autoritaire arrive au pouvoir, on voit que le grand public n’a rien contre le démantèlement de libertés fondamentales. L’opposition ne vient que d’un petit groupe. C’est ce qu’on voit aussi en Hongrie et en Pologne.

Ces deux pays, membres de l’Union européenne, rejoignent peu à peu la liste d’états aux régimes autoritaires. Le premier ministre hongrois Viktor Orban et le leader polonais ne se gênent pas pour prendre tout le pouvoir. « Il n’y a pas de bonne alternative à Fidesz, le parti d’Orban », explique le connaisseur de l’Europe de l’Est Peter Vermeersch (KU Leuven). « Tous les partis sont soit d’extrême droite, soit entachés de corruption. »

En Pologne, l’Union européenne essaie d’intervenir plus rapidement en menaçant de sanctions. « Elle ne veut pas laisser filer la Pologne comme elle l’a fait pour la Hongrie. »

Le succès en Pologne et en Hongrie ne signifie pas qu’on verra des dirigeants similaires dans nos contrées, estime Vermeersch. « La tentation électorale pour les dirigeants forts qui proposent des solutions simples est la même partout », dit-il. « Mais contrairement à la Pologne et à la Hongrie, il y a beaucoup plus de pouvoirs et contre-pouvoirs ici. Déjà rien que le fait que les partis politiques doivent former un gouvernement de coalition, réduit le risque qu’un seul parti ait tout à dire. »

Holslag est plus pessimiste. « Le moment libéral est passé », dit-il. « Nous avons tous eu un moment éclairé où nous croyions être si bien informés qu’on n’élirait plus jamais de dictateur ou de leader autoritaire. C’était une erreur. C’est de tout temps et de tout lieu, et nous nous armons mal contre cette menace ».

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