© Guillaume Pazat/Kamera photo

Portugal : génération fauchée

Frappé par la crise, le Portugal ne voit pas comment son économie peut rebondir. Premières victimes : les jeunes, à la fois surdiplômés et précarisés. Fers de lance d’un printemps social sans précédent, ils n’attendaient rien des élections du 5 juin.

A priori, c’est une information sans importance : en janvier dernier, Pedro Santos, 24 ans, qui est myope, casse ses lunettes. Salarié précaire, dépourvu de couverture sociale, il n’a ni les moyens de s’en racheter une paire, ni l’espoir que la « Sécu » lui en rembourse une. « Cela fait six mois que ma vue est diminuée », déplore le jeune homme, qui réside à Lisbonne.

En février dernier, il y voit assez clair pour s’indigner de son propre statut. Il décide alors de rejoindre Geração à rasca (Génération dans la dèche), le groupe nouvellement créé sur Facebook par João Labrincha, 28 ans, sans emploi, Paula Gil, 26 ans, stagiaire, et Alexandre Sousa Carvalho, 25 ans, chercheur en situation précaire. Avec eux, trois semaines plus tard , il organise une manifestation qui débouche sur le plus grand mouvement social de l’histoire de la démocratie portugaise. Un phénomène spontané, que personne n’avait vu venir. Et qui a inspiré les jeunes Espagnols du mouvement des « indignados », mobilisés depuis le 15 mai à Madrid et Barcelone .

« Tout est parti de conversations avec nos amis et nos familles, raconte João Labrincha. Nous sentions qu’il fallait alerter les gens au sujet de la détérioration des conditions de travail dans notre pays. Alors nous avons créé cet événement sur Facebook. Et lancé un appel à manifester le 12 mars 2011. Deux jours plus tard, des gens ont commencé à nous contacter. Et, après deux semaines, Geração à rasca comptait déjà 70 000 membres. » Encore quinze jours plus tard – le 12 mars, donc – le Portugal ressemblait à la place Tahrir, au Caire : une marée humaine déferlait sur Lisbonne, Porto et les principales villes. Avec 300 000 à 400 000 manifestants à travers ce pays de 10,6 millions d’habitants, Geração à rasca avait déclenché, à la stupéfaction générale, la plus importante manifestation de l’histoire depuis la révolution des îillets et la chute de la dictature salazariste, le 25 avril 1974.

« Non seulement la jeunesse est descendue dans la rue pour crier, pacifiquement, son malaise, mais leurs parents et grands-parents, de toutes sensibilités politiques, étaient là pour les soutenir », raconte, à Porto, João Moreira, 23 ans, diplômé d’histoire qui vivote dans le milieu associatif. « C’était bouleversant. Des gens pleuraient, ajoute-t-il, encore ému. Un homme de 79 ans a pris la parole. Il a clamé qu’il n’avait pas lutté contre Salazar pour voir son pays maltraiter ainsi sa jeunesse. » Partout ailleurs, de Lisbonne à Braga en passant par Coimbra, tout le monde fredonnait Que parva eu sou !, « Quelle conne je suis ! », le nouveau chant de ralliement, mélancolique, de toute une génération, qui décrit, mieux qu’un exposé, la réalité de la précarité sociale.

Le gouvernement socialiste de José Socrates est tombé onze jours après la manifestation du 12 mars. Certains jeunes ont cru y voir le résultat de leur mobilisation. En réalité, le Premier ministre venait de subir un vote de défiance au Parlement, auquel il demandait d’approuver un quatrième train de mesures d’austérité. Ces dernières faisaient suite à d’autres, entrées en vigueur au début de l’année (augmentation de la TVA, des transports publics, etc.). Mis en minorité, l’habile Socrates, au pouvoir depuis six ans – dont deux au moins à tenter de sauver son pays de la banqueroute -, annonce sa démission. Et provoque des élections générales anticipées, qui auront lieu le dimanche 5 juin. Un calcul très politique puisqu’il espère ainsi prendre de court son adversaire de centre-droit, Pedro Passos Coelho. Ce dernier entendait plutôt donner du temps au temps en misant sur une démission du gouvernement lors du vote du prochain budget, à la fin de l’année.

Loin de ces considérations électoralistes, la Génération dans la dèche – rebaptisée Mouvement du 12 mars, ou M12M – croit, pour sa part, avoir redéfini le débat public autour d’une seule idée : la dénonciation de la précarité. Génération la mieux formée et la plus diplômée de l’histoire du pays, les 18-30 ans sont également ceux qui s’insèrent le plus mal dans le monde du travail. Dans l’impossibilité de s’émanciper, la plupart ne parviennent pas à quitter leur famille avant 30 ans. « Je dois me contenter de survivre sans pouvoir imaginer le moindre projet d’avenir ; la classe dirigeante me vole ma jeunesse », estime par exemple Silvia Teixeira, 28 ans, simple vendeuse sous contrat précaire dans une librairie universitaire en dépit de son master en communication.

De fait, les perspectives n’ont rien de réjouissant. Déjà en récession en 2011, le Portugal sera le seul pays européen à continuer de l’être en 2012, selon les prévisions de la Commission européenne. Et, alors que le chômage devrait reculer dans toute l’Europe l’année prochaine, il ne progressera que dans deux pays : la Grèce (+ 0,8 %) età le Portugal (+ 5,5 %), où il dépassera le seuil des 600 000 personnes sans emploi.

L’Etat ne traque pas les abus des employeurs

Mais, si le chômage atteint 13 % de la population et 1 jeune sur 3, c’est bien davantage la multiplication des contrats précaires et les fameux recibos verdes, ou « reçus verts », qui suscitent l’indignation des Portugais. Créés dans les années 1990 afin de favoriser le statut de travailleur indépendant, les « reçus verts » ont été détournés de leur objectif initial. Avec près de 1 million de salariés payés par ce biais, y compris dans la fonction publique, les recibos verdes concernent aujourd’hui un cinquième de la population active, et l’écrasante majorité des jeunes.

« En pratique, les employeurs paient ces salariés comme des prestataires extérieurs : ils ne paient pas de charges sociales et ne cotisent ni à la retraite ni à l’assurance-maladie », dénonce, à Porto, Cristina Andrade, 34 ans, fondatrice du blog Fartos d’estes recibos verdes (Ras le bol de ces reçus verts). En revanche, ils exigent assiduité, présence et professionnalisme. Et cela, évidemment, sans une quelconque sécurité de l’emploi. Or l’Etat ne traque pas les abus. « Les salariés peuvent se tourner vers l’inspection du travail, poursuit Cristina Andrade, mais celle-ci, impuissante, n’a pas la capacité juridique de poursuivre les contrevenants. »

Rien d’étonnant, dans ces conditions, si la jeunesse portugaise se défie de son gouvernement, et plus généralement des pouvoirs publics. « Les dirigeants politiques forment une sorte de classe à part, distante, qui ne dialogue pas avec le pays, estime Inês Gregorio. En revanche ils adorent parler de la crise internationale, ce qui leur permet de ne pas assumer leur propre incompétence. »

La trajectoire de cette femme de 29 ans illustre parfaitement le quotidien précaire de la jeunesse portugaise. Licence d’histoire en poche, Inês accumule les petits boulots : serveuse, dactylo, animatrice scolaire, prof de théâtre. En 2009, afin d’échapper au système des recibos verdes, elle s’embarque sur un ferry de la compagnie P & O reliant les côtes anglaises aux Pays-Bas. « Pour commencer, j’ai dû accepter de signer un contrat à Lisbonne avec une entreprise domiciliée aux Seychelles pratiquant le droit de Hongkong. Ensuite, à bord, j’ai découvert qu’à travail égal il y avait trois niveaux de salaires, selon que les employés étaient des Britanniques, des Portugais ou des Philippins. Les premiers travaillaient quinze jours d’affilée et bénéficiaient d’autant de jours de récupération ; nous autres, Portugais, devions travailler douze semaines de suite à raison de douze heures par jour pour un salaire de 1 200 euros mensuel ; enfin, les Philippins restaient six mois à bord et gagnaient 600 euros par mois. Est-ce cela l’idéal européen pour lequel nous devrions manifester notre enthousiasme ? » interroge Inês.

« La crise nous permet de nous lâcher »


Un trimestre s’est écoulé depuis la mobilisation du 12 mars. Et la jeunesse portugaise paraît aujourd’hui incapable de délivrer un autre message que : « Ça suffit ! »

Le mécontentement reste latent, pourtant. Déjà, des nouvelles formes de contestation voient le jour, à l’image de l’action directe prônée par le groupe clandestin E o povo, pa ? « Et le peuple, mec ? ». Une fois par mois, dans le plus grand secret, des commandos mènent, nuitamment et simultanément, des opérations symboliques. Ainsi, dans la nuit du 28 mars, dans 30 villes, les succursales de Banco português de negocios (BPN), un établissement sauvé de la faillite par l’Etat grâce à l’argent des contribuables, ont été recouvertes d’affiches où l’on pouvait lire : « Votre vol a coûté l’équivalent de 13 millions de salaires minimum (1). » Une autre opération flashmob, également filmée et mise en ligne par ses auteurs, a visé les agences pour l’emploi. Les Homens da luta (« Hommes en lutte »), deux frères comédiens qui se produisent à la télévision ou sur scène, brandissent une autre arme : l’humour. Leur leitmotiv tient en une phrase : vive la crise ! « Le gouvernement, les médias, les marchés, Mme Merkel et le FMI ne font qu’instiller de la peur, encore de la peur, toujours de la peur, affirment Jel et Vasco Duarte. Nous,  »Hommes en lutte », pensons au contraire que la crise est un truc génial. Elle nous permet de nous lâcher, de nous amuser. Point de départ d’un changement, la crise représente la possibilité pour notre génération de prendre la parole afin de changer les choses. » Comment y parvenir ? « Très simple, répondent-ils, avant de raisonner par l’absurde. Il faut soutenir l’incompétent José Socrates aux élections du 5 juin. Car, avec lui aux commandes, le Portugal ira de plus en plus mal. Ce qui donnera un nouvel élan au combat de notre Génération dans la dèche. »

De notre envoyé spécial Axel Gyldén, avec Marie-Line Darcy.


(1) Le salaire minimum portugais est de 485 euros.

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