L'écrivain Fouad Laouri. © Belga

« On peut bien vivre ensemble dans un Etat fort »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Vivant des deux côtés de la Méditerranée, bon connaisseur de Paris et de Bruxelles, l’écrivain Fouad Laouri porte un regard acéré sur les drames qu’ont provoqué dans les deux pays des djihadistes souvent issus, comme lui, de l’immigration marocaine en Europe.

Fouad Laouri mesure bien la part du religieux et la part du socio-économique dans les dérives des djihadistes. Mais il y ajoute une dimension supplémentaire : l’irrésistible émergence d’un « discours arabe » antioccidental qu’Internet et les chaînes satellitaires ont répandu dans des têtes pourtant souvent éduquées.

Le Vif/ L’Express : Avec les attentats de Paris et de Bruxelles, la Belgique s’est réveillée confrontée à des terroristes prêts à se faire exploser, pour certains nés et ayant grandi ici. Le phénomène a touché d’autres villes européennes. Aviez-vous perçu la possibilité d’une telle issue ?

Fouad Laroui : Beaucoup d’observateurs avaient perçu cette possibilité après avoir étudié le profil des dix-neuf jeunes hommes impliqués dans les attentats du 11 septembre 2001. Il ne s’agissait pas de marginaux, de déclassés ou de malades mentaux, loin de là. Ils appartenaient à la classe moyenne, avaient fait des études, semblaient parfaitement intégrés, ou susceptibles d’être intégrés, dans les sociétés occidentales dans lesquelles ils vivaient ou séjournaient. Et pourtant, ils ont choisi la mort, l’attentat-suicide. Ils ont choisi la rupture la plus radicale qui soit avec l’Occident. Si une telle rupture est possible, alors il n’y a aucune raison qu’elle épargne ceux qui sont nés et ont grandi ici.

Entre ceux qui pensent que la radicalité précède l’islamisation et ceux qui estiment que l’islam est le carburant de la radicalisation, comment analysez-vous la part du social et la part du religieux dans la violence extrémiste que nous connaissons ?

En fait, les deux thèses ne s’excluent pas, elles se complètent. Il y a des cas où c’est effectivement la radicalisation qui précède l’islamisation, comme l’ont montré Olivier Roy et d’autres. On en trouve des exemples parmi les convertis : pourquoi un jeune Belge catholique va-t-il combattre pour Daech sous prétexte qu’il s’est converti à l’islam alors qu’il aurait pu aussi bien adhérer au soufisme contemplatif et laisser le monde en paix ? N’est-ce pas la preuve que son désir de violence, de radicalité, était déjà là, en état de latence, et que le bla-bla djihadiste n’est qu’un prétexte ? Quant aux musulmans qui se radicalisent, Gilles Kepel et d’autres ont parfaitement analysé la question et montré qu’effectivement la part du social-politique, la marginalisation si on veut, est prépondérante. On voit donc que, curieusement, ce n’est pas le religieux qui prime, mais d’autres facteurs. J’ai essayé d’ajouter à ces deux thèses, dont je reconnais parfaitement la pertinence, un troisième angle d’approche qu’on pourrait appeler celui du « discours » ou du « récit » : l’ère de la prépondérance du seul discours européo-américain est finie. Grâce ou à cause d’Internet et des chaînes satellitaires, le « récit arabe » – pour simplifier – a fait irruption avec force en Europe. Ce récit est dans les têtes à Molenbeek, dans les banlieues parisiennes, à Amsterdam. Demain, il sera présent en Espagne et en Italie. Quel est ce récit ? Eh bien, en particulier, la façon dont on raconte en Europe l’Histoire récente, celle du XXe siècle, est désormais remise en cause. Le XXe siècle est vécu comme une série de mensonges et de trahisons de la part de l’Occident : les promesses non tenues de Lawrence et de McMahon (NDLR : officier et homme politique britanniques, négociateurs auprès des insurgés arabes contre l’Empire ottoman), la déclaration Balfour (NDLR : qui, en 1917, propose un foyer national juif en Palestine), les accords Sykes-Picot (NDLR : accord franco-britannique de 1916 sur le partage de l’influence au Proche-Orient), la création de l’État d’Israël, etc. J’insiste sur un point : un discours n’est jamais « juste » ou « faux ». Du moment qu’il a une cohérence interne, il fonctionne.

Comment expliquez-vous les motivations des jeunes Européens à aller se faire tuer en Syrie ou dans des attentats terroristes en France ou en Belgique ?

Il y a l’aspect « islamisation de la radicalité » : pour des raisons qui confinent à la psychopathologie, on se radicalise, on est en révolte latente, on est dans le rejet de la société dans laquelle on vit et voilà qu’on tombe sur une « cause ». Ceux qui allaient combattre avec Che Guevara dans les années 1960 ou rêvaient de la bande à Baader dans les années 1970 vont maintenant faire allégeance au pseudo-calife de Raqqa.

Certains observateurs soutiennent que la faiblesse de l’identité belge peut être un frein à l’intégration des personnes d’origine immigrée. Cela peut-il jouer ?

Je suis plutôt d’accord avec cette thèse, même si je connais mieux le cas néerlandais que le cas belge. Il y a une vingtaine d’années, lors d’un colloque, j’ai dit à des Néerlandais : « Etes-vous fiers de votre Siècle d’Or, de Rembrandt et de Vermeer, et avant eux de Spinoza, de Grotius ? Êtes-vous conscients que vous avez plus ou moins inventé la forme moderne de la démocratie ? » Un silence gêné a accueilli mes propos et puis quelqu’un m’a dit qu’il ne se sentait absolument pas « fier » (il a prononcé le mot presque avec dégoût) de tout cela. Je lui ai répondu : « Comment voulez-vous qu’un jeune Néerlandais dont les parents sont nés au Maroc ou en Turquie se sente vraiment Néerlandais si rien ne le relie à vous ? Appelons cela « fierté civique » ou « communion » ou « sentiment de communauté de destin », peu importent les mots, il faut bien un ciment quelconque pour affermir l’identité nationale. On ne peut pas compter que sur l’équipe nationale de football…

Pensez-vous que les milieux de gauche (politiques, associatifs et intellectuels) ont négligé, à la fin du siècle dernier, le fondamentalisme islamiste pour des raisons électoralistes, sécuritaires… et que nous en payons, en partie, les conséquences aujourd’hui ?

C’est sans doute vrai. On aurait pu, par exemple, s’opposer à la propagation du wahhabisme saoudien et encourager l’islam modéré et apolitique pratiqué au Maroc depuis mille ans. Mais ce n’aurait pas été suffisant : le fondamentalisme pousse sur un terreau favorable, où les facteurs sociaux et économiques jouent un rôle important, et puis il y a ce « discours arabe » qui commençait à peine à émerger il y a vingt ans. On ne peut pas reprocher aux milieux de gauche de n’avoir pas vu ce que personne ne voyait parce que c’était encore embryonnaire. D’ailleurs, maintenant que c’est un discours solide et bien charpenté, certains ne le voient toujours pas, ou refusent de le voir…

Dans une interview récente au Monde, l’historien belge Pierre Vermeren lie la radicalisation en France ou en Belgique des Marocains venus du Rif à leur déculturation, à leur tradition d’insoumission au pouvoir marocain et à leur recours au trafic de haschich comme moyen de survie. Est-ce une analyse que vous partagez ? Y a-t-il une spécificité de l’immigration marocaine en Europe ?

C’est une analyse intéressante, qui a certainement ses mérites même si je ne mettrais pas, personnellement, la question du haschich dans l’équation. Pierre Vermeren a raison de pointer du doigt la déculturation et la tradition de « siba », de dissidence, d’insoumission, qui est une constante dans l’histoire du Maroc depuis douze siècles. Les traces que cela laisse dans l’inconscient collectif constituent peut-être une spécificité de l’immigration marocaine en Europe. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’historiquement, la « siba » n’apparaît que quand l’État est faible. Au XVIIe siècle, quand le Maroc avait un sultan, Moulay Ismaël, au pouvoir fort, brutal, sans compromis, la dissidence avait pratiquement disparu. Est-ce à dire qu’il faut que l’Etat soit fort et le montre clairement, aujourd’hui, en Belgique ? A vous d’en décider. Mais l’analyse de Vermeren doit être, à mon avis, complétée par ce que j’appelle « le choc des discours ». L’insoumission trouve maintenant des justifications dans le « discours arabe » : elle devient rejet total de la Belgique, et plus largement, de l’Europe.

Pierre Vermeren estime que « la Belgique n’as pas réuni les moyens que les Néerlandais ont mis en oeuvre pour intégrer leurs immigrés ». Y a-t-il un modèle d’intégration aux Pays-Bas ? Et si oui, quelles en sont les spécificités ?

Je laisse les spécialistes, politologues et sociologues, répondre précisément à cette question car je n’ai pas fait d’étude comparative des deux pays. En revanche, je peux donner mon sentiment personnel en ce qui concerne les Pays-Bas : effectivement, l’Etat a fait beaucoup, énormément, pour intégrer les immigrés. Pour ne donner qu’un seul exemple : une télé allemande, venue un jour m’interviewer dans le cadre d’un reportage, voulait absolument tourner dans un « ghetto » de Marocains ou, plus généralement, d’immigrés. A défaut, ils cherchaient au moins un petit quartier délabré, sale, insalubre, avec des Marocains dedans. J’ai dû les décevoir : il n’y en a tout simplement pas, nulle part… L’Etat a injecté des milliards, depuis trente ans, dans la rénovation urbaine, justement pour que l’intégration réussisse. Cela dit, l’Etat néerlandais ne peut pas résoudre quelque chose qui le dépasse complètement, et qui dépasse en fait tout le monde : le choc des discours.

Dans ses premières prises de parole après les attentats, le gouvernement belge n’a pas adopté le ton martial que l’on avait pu observer en France après le 13 novembre. Néanmoins, la tendance générale est à une société plus sécuritaire, plus méfiante, plus peureuse ? Comment encore assurer le vivre ensemble ?

D’abord, l’un n’exclut pas l’autre : on peut bien vivre ensemble sous la tutelle d’un Etat fort. Maintenant, il y a l’Etat, dont les actions sont visibles, et puis il y a la société. Si celle-ci devient plus méfiante ou peureuse, ce qui sonne comme « peu heureuse », on ne peut pas y faire grand-chose, sinon continuer de se parler, de discuter, d’essayer de se comprendre les uns les autres. Cela prendra du temps mais il y a peut-être une façon d’en sortir « par le haut », quand les deux discours, au lieu de s’affronter brutalement, pourront fusionner dans ce méta-discours que j’appelle de mes voeux, où chacun reconnaîtra et acceptera la vérité de l’autre.

Accroître l’effort de guerre occidental contre Daech en Syrie, en Irak et en Libye fait-il partie de la solution ou de l’aggravation du problème ?

Là, il faut introduire le facteur temps. A court terme, on peut bombarder, gagner des batailles, mettre Daech à genoux. Mais c’est dans les têtes qu’il faut gagner la guerre, et cela, c’est le long terme : ça passe par une réévaluation, une réécriture du discours européen (ou européen/américain). Malheureusement, je n’ai pas l’impression qu’on en prenne le chemin. Les intellectuels qui occupent la scène, en France par exemple, semblent ne connaître qu’un seul discours, le leur, et tout leur argumentaire, quelles qu’en soient les formes, se réduit à cela : il faut enfoncer leur discours, leur vision du monde, dans la tête des enfants d’immigrés, à coup de marteau s’il le faut. On résout quoi, comme cela ?

Dans une chronique récente pour le site marocain Le360.ma, vous expliquiez votre malaise à vous revendiquer Marocain en raison de l’implication de vos compatriotes dans les attentats à Paris et dans les violences sexuelles à Cologne. Votre situation ne va pas s’arranger avec les attentats de Bruxelles. L’ironie, la provocation, l’humour sont-ils des remèdes aux extrémismes ?

Cette chronique a déclenché une tempête de protestations au Maroc, certains m’ont quasiment excommunié. Non pas parce que j’exprimais mon malaise mais parce que je suggérais, ironiquement, de rétablir, comme préalable à l’obtention du passeport, l’inénarrable « certificat de bonnes vies et moeurs » que nous devions produire, dans les années 1970, avant de pouvoir voyager. Que n’avais-je pas dit là ! Certains m’ont même accusé de ne pas aimer mes compatriotes… Comme vous le voyez, l’ironie et l’humour se heurtent souvent à la bêtise à front de taureau. Avez-vous jamais vu rire un fondamentaliste religieux, qu’il soit juif, chrétien ou musulman ? Moi non plus. L’extrémisme n’est hélas pas soluble dans l’humour. Il faut être sérieux, analyser, avancer thèse contre thèse, déconstruire les fondamentalismes, comme j’ai essayé de le faire dans De l’islamisme (NDLR : publié en 2006, il fait l’objet d’une réédtion chez Robert Laffont).

Certains ont vu dans les agressions de Cologne un rapport problématique des musulmans avec la liberté sexuelle occidentale. Est-ce le poids de l’islam sur les sociétés qui en est responsable ?

Il y a eu cette année des agressions sexuelles en marge d’une journée de célébration de l’identité portoricaine à New York. Or les Portoricains sont catholiques. Qu’en conclure ? Rien. Ou alors ceci : il faut se méfier des explications « culturalistes »…

Peut-on imaginer que le spectacle de la violence aveugle des terroristes de Paris et de Bruxelles favorise en définitive le vivre ensemble parce que la distinction se ferait de plus en plus nette entre ces extrémistes et l’immense majorité de la population musulmane des pays concernés ?

Les réactions de certains de mes collègues à l’université d’Amsterdam vont dans cette direction. Ils m’ont dit que, curieusement, ils se sentaient maintenant plus proches de leurs voisins marocains paisibles, chaleureux et serviables. La violence aveugle favorisant en définitive le vivre ensemble ? Ce serait effectivement une issue heureuse, qui me rappelle la devise de Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté »…

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