Alessandro Baricco © Francky Verdickt

« Non, nous ne sommes pas au bord de l’Apocalypse. Bien au contraire »

« Le vingtième siècle nous a apporté des guerres mondiales, la Shoah, et la bombe atomique. Pourtant, les gens pensent que c’était mieux autrefois, parce qu’aujourd’hui, les jeunes sont soudés à leur smartphone » constate l’écrivain et philosophe italien Alessandro Baricco avec étonnement.

L’écrivain des romans très appréciés « Soie », « Novecento », « Mr Gwyn » et « La jeune Épouse » qui paraîtra bientôt en français, est en Belgique pour recevoir le premier doctorat honoris causa de sa carrière à la KuLeuven. Il est surtout récompensé pour son essai intitulé « Les Barbares ». Dans ce livre paru il y a dix ans, Baricco rejetait l’idée que la civilisation occidentale tombe en ruine.

Depuis la publication des Barbares, les réseaux sociaux ont fait fureur, l’Europe a traversé une grave crise financière et il y a eu un afflux de réfugiés. Êtes-vous toujours aussi optimiste ?

Alessandro Baricco: Je n’ai été jamais été optimiste, mais réaliste. Dans les Barbares, je n’ai écrit nulle part qu’aujourd’hui la situation est meilleure qu’autrefois. Je prétends juste que notre civilisation ne tombe pas du tout en ruine et cela suffit pour que les gens trouvent mon livre très optimiste.

Cependant, les chiffres sont éloquents. Il y a deux cents ans, on méprisait la musique de Beethoven, tout comme aujourd’hui on dédaigne la musique pop commerciale. Il y a eu une époque où la Neuvième Symphonie, aujourd’hui considérée comme un symbole de civilisation, était traitée de frivole, de barbare même. Mais beaucoup de gens ne veulent pas voir ça en face.

Pourquoi les gens aiment-ils tellement croire qu’autrefois tout allait mieux ?

Parce que c’est plus confortable. Si on est pessimiste à propos de l’avenir, on peut rester les bras croisés et ne pas intervenir, alors que l’optimisme incite à l’action. J’essaie de réveiller les gens : ils doivent regarder la réalité en face au lieu de se cramponner au passé. Nous ne sommes vraiment pas au bord de l’Apocalypse.

Au contraire. C’est une bonne époque pour vivre. Certainement meilleure qu’il y a cent ans. Qu’est-ce que le siècle passé nous a apporté ? Deux guerres mondiales, la Shoah , une bombe atomique et la Guerre froide. Mais comme nos jeunes sont soudés à leur smartphone et communiquent sur Twitter, certains trouvent que notre époque est pire. Je trouve ça incroyable.

Beaucoup d’Occidentaux trouvent que l’afflux de réfugiés menace davantage notre civilisation que Facebook ou Twitter.

Quelle absurdité. Nous parlons toujours de la crise de réfugiés, mais c’est notre compassion qui est en crise. Manifestement, nous ne sommes plus capables d’éprouver de la compassion pour d’autres personnes. Qu’il y ait beaucoup de réfugiés qui viennent en Europe ne devrait pas poser problème. Nous sommes riches, nous avons un toit au-dessus de notre tête, nous roulons avec une nouvelle voiture et menons une vie passionnante. Sur ce point-là aussi, on pourrait avoir un peu plus le sens des réalités.

Ne comprenez-vous pas que beaucoup de gens aient peur de ces changements?

C’est dû à leur ignorance. Beaucoup d’Européens n’ont pratiquement pas de conscience historique et ne bénéficient pas d’informations correctes. La meilleure preuve, c’est le retour du nationalisme. Quand on connaît son histoire, on sait quelles tragédies cette idéologie a causées dans le passé et on n’adhérera jamais aux nouvelles formes de nationalisme. Cependant, il y a énormément de gens qui ne sont pas au courant, et qui suivent cette idéologie aveuglément.

Aujourd’hui, les connaissances historiques sont un privilège de l’élite, et c’est néfaste pour une société. Si on ne fait pas en sorte de diffuser ces connaissances auprès de toute la population, on continuera à répéter les mêmes erreurs. Nos fils continueront à mourir pour les mêmes raisons stupides qui ont coûté la vie à leurs pères. On ne peut pas accepter ça. Quitte à périr, autant périr pour quelque chose de neuf.

Comment se fait-il qu’il y ait tant d’ignorance alors que l’on peut trouver toutes les informations avec un simple clic?

Le problème, c’est que les écoles et le monde culturel ne jouent pas leur rôle. Partout en Europe, les états dépensent énormément argent en enseignement et en culture, mais pas de la bonne façon. Ils se limitent à un petit segment de la population et négligent tous les autres. C’est très bête, car ce sont justement les défavorisés, les nouveaux venus ou les personnes qui risquent de se radicaliser qu’il faut atteindre. L’idée, c’est qu’il n’y a qu’une seule culture : celle de gens qui lisent des romans, vont au théâtre et visitent des musées. C’est évidemment une erreur de jugement.

Pourquoi les politiques n’investissent-ils pas en culture pour toute la population?

Parce que la plupart sont aveugles. En outre, les politiques aiment pomper de l’argent en culture pour leurs propres électeurs. Ils ne veulent pas partager les moyens entre un maximum de personnes. Non, ils veulent plaire à leurs électeurs et continuent par conséquent à pomper tout cet argent dans les théâtres et les opéras élitaires. C’est sûr que l’état doit investir dans les grandes maisons culturelles, mais il faut également consacrer beaucoup plus de moyens à l’enseignement et à la télévision. C’est le seul moyen de toucher les gens qui ignorent tout de la culture.

Ne faut-il pas simplement accepter que certains n’aiment pas les livres ou le théâtre ?

Chacun s’intéresse à la culture. J’en suis persuadé. Seulement, parfois il faut prendre les gens par la main pour les y mener. C’est comparable au baseball. Quand on n’y connaît rien, on dirait le sport le plus ennuyeux du monde. Mais on parie que si je vous emmenais voir un match de baseball, ce sport vous intéresserait ? C’est comme ça qu’on doit apprendre aux gens à aimer la culture.

Il est évident qu’il faut commencer tôt. On pourrait consacrer l’argent dépensé en productions spectaculaires à familiariser les enfants à l’école avec le théâtre. Cela rapporterait beaucoup plus.

La littérature aussi mérite-t-elle un coup de pouce à présent que de moins en moins de gens lisent des romans et que dans toute l’Europe ce sont les livres de cuisine qui se vendent le mieux ?

Ce n’est pas vrai qu’aujourd’hui on lit moins qu’il y a une trentaine d’années. Dans les années 1960 ou 1970, le grand écrivain italien Italo Calvino vendait 20 000 à 30 000 exemplaires alors qu’aujourd’hui Umberto Eco en vend 100 000. La grande différence, c’est qu’autrefois seule une petite partie de la population lisait et ils achetaient tous l’oeuvre de Calvino. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de lecteurs, mais ils ne choisissent pas tous un roman de Barrico. Je le regrette, mais pas pour la littérature en soi. Aujourd’hui, des gens qui n’y ont jamais mis un pied entrent dans une librairie pour acheter un livre de cuisine. Dans dix ans, certains d’entre eux achèteront peut-être un roman. À terme, on avance.

Vous semblez bien optimiste.

Pas du tout. En littérature aussi, je suis réaliste. Les livres ne sont pas sur le point de disparaître et ils sont toujours importants. Seulement, ils ne sont plus au centre de la vie culturelle comme au 19e et au 20e siècle.

Ils sont plus en marge et le centre culturel est occupé par les films, les séries télévisées, les sites et les games. En soi, il n’y a pas de mal à ça, car ce sont très souvent des productions de très bonne qualité.

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