Pour Alina, 19 ans, et son ami Sacha, enfants du Net, le chef de l'Etat paraît dépassé. © photos : D. Beliakov pour le vif/l'express

Nés sous Poutine: portrait d’une génération qui n’a rien connu d’autre que le chef du Kremlin

Le Vif

Ils ont un peu plus de 18 ans et vont voter pour la première fois. Portraits.

Chemise en jean boutonnée jusqu’au col, coiffure en chignon, regard clair et perçant, Alena Ziukova, 19 ans, est une bonne élève, assurément. Et, déjà, une grande patriote. A l’âge où germent les rêves, cette étudiante en relations internationales à l’université Lomonossov à Moscou a choisi de s’engager dans la Jeune Garde, la section jeunesse de Russie unie, le parti du président Vladimir Poutine. Cette organisation établit des passerelles entre des étudiants et le pouvoir, en proposant des rencontres avec des parlementaires ou des stages à la Douma.  » Je voulais avoir une approche concrète de ce que j’apprends, souligne-t-elle. Contrairement à d’autres pays, l’Etat russe cherche à éduquer de vrais citoyens.  » Elu pour la première fois en mars 2000, Poutine a passé presque autant de temps au Kremlin qu’Alena sur terre. A la fin de son futur mandat, qui ne fait guère de doute, une génération entière aura grandi avec lui à la tête du pays.

Ce qui me frappe, c’est que, d’année en année, les élèves sont de plus en plus soumis

Vladimir Poutine appelle cela la  » stabilité « . Cet argument tient lieu de programme au président-candidat, âgé de 65 ans, pour la présidentielle. Mais cette longévité n’embarrasse pas Alena. Au contraire.  » Il faut l’admettre, affirme l’étudiante avec aplomb : les gens ont besoin d’un président stable, qui ne change pas tous les quatre ou six ans. Si l’on observe l’histoire de la Russie, c’est une tradition. C’était déjà le cas à l’époque des tsars ou sous la période soviétique. Alors que l’Etat n’existait plus (après la chute du communisme), Poutine a relevé le pays et lui a rendu son honneur sur la scène internationale. Les sanctions économiques (après l’annexion de la Crimée en 2014), c’est la preuve qu’à nouveau, on nous estime et on a peur de nous.  » Pourquoi diable l’estime du pays devrait-elle être liée à un sentiment de crainte ?  » C’est un constat, répond Alena, imperturbable. Sinon, pourquoi l’Otan s’est-elle élargie à l’est ? Nous ne sommes pas les premiers à avoir augmenté les dépenses militaires.  » A ses côtés, Macha Martynova, une camarade de classe, apprécie, elle aussi, la  » force de caractère  » du chef de l’Etat, et approuve sa  » lutte contre le terrorisme  » en Syrie. Plus que tout, la jeune femme, qui n’est pas militante, est heureuse d’habiter dans un pays au niveau de vie  » décent « , qu’elle estime  » comparable à certains pays européens « . Le 18 mars, les deux amies vont voter pour la première fois de leur vie, un bulletin au nom de Vladimir Poutine.

Macha et Alena (à dr.), âgées de 19 ans, vantent la
Macha et Alena (à dr.), âgées de 19 ans, vantent la  » force de caractère  » du président.© photos : D. Beliakov pour le vif/l’express

La jeunesse encline à l’indifférence

L’an dernier, le pays avait été surpris de voir surgir dans de nombreuses grandes villes, lors des manifestations contre la corruption, des milliers de jeunes et d’adolescents répondant à l’appel de l’avocat Alexeï Navalny – qui n’a pas été autorisé à se présenter à la présidentielle. Ce blogueur, le seul véritable opposant au régime, sait utiliser leur langage sur les réseaux sociaux. Son enquête sur les propriétés somptueuses de Dmitri Medvedev, le Premier ministre, a été regardée par des millions de personnes sur Internet. Selon les études, cependant, ces manifestants sont loin de représenter la jeunesse russe, plutôt encline à l’indifférence – et pour cause, rien ne change – ou, comme Alena et Macha, à soutenir le pouvoir.

 » Beaucoup pensent que la génération des 18-24 ans, qui n’a pas grandi sous la période soviétique, est différente des précédentes ; ce n’est pas le cas, analyse Natalia Zorkaya, sociologue à l’institut Levada. Pour le comprendre, il faut remonter aux premières années qui ont suivi la chute de l’URSS. Le pouvoir comme les experts étaient alors persuadés que les jeunes de l’époque allaient adopter, avec l’économie de marché, les valeurs démocratiques occidentales et les droits de l’homme. Mais aucune élite n’est apparue afin de les relayer dans la société civile. Si bien qu’en 2004 déjà, lors de la « révolution orange » en Ukraine, 40 % d’entre eux pensaient que les contestataires étaient achetés par l’Occident. Cette génération-là, constituée des parents des jeunes d’aujourd’hui, n’a pas su apprendre à ses enfants comment lutter contre la propagande du pouvoir.  »

Igor Doloutski, professeur d’histoire depuis près de quarante ans dans un lycée privé de Moscou, s’inquiète de cette montée du conformisme.  » Ce qui me frappe, explique-t-il, c’est que, d’année en année, les élèves sont de plus en plus soumis. Ce n’est pas tellement lié à l’école, mais au climat ambiant. Quelque chose est dans l’air, on le sent. Par exemple, on n’arrête pas de parler de la Seconde Guerre mondiale, qu’on présente uniquement ponctuée de victoires. Il y a peu, on commémorait la bataille de Stalingrad (1942-1943). Des enfants de cette ville (aujourd’hui Volgograd) ont dû se mettre à genoux devant le monument. Un jour, une élève m’a dit : « On n’a pas besoin de liberté, nous avons nos parents, le directeur à l’école et le président au Kremlin. » Ils répètent ce qu’ils entendent à la maison. Mais si l’on prend le temps de discuter avec eux, ils évoluent.  »

Malgré ses idées plutôt à gauche, Lilia Iarokhina, âgée de 17 ans, une canette de boisson énergisante dans la main, avoue qu’elle appartenait à cette masse un peu passive. Jusqu’à ce qu’elle entende, il y a un an, les appels de Navalny à manifester.  » J’ai aussitôt eu envie de participer au mouvement, raconte cette Moscovite. Il est courageux, c’est le seul qui agit. Je n’imaginais pas que des gens puissent penser comme moi. La Russie s’approche lentement de la Corée du Nord. Si rien ne change, le culte de la personnalité du président va se développer encore davantage, et la liberté de parole se réduire.  » Lilia en a fait l’expérience, elle a passé cinq heures au poste de police, arrêtée alors qu’elle portait un autocollant sur la bouche sur lequel était écrit le mot  » censure « . Lors de ces manifestations, Alexandre Meniukov, âgé de 19 ans, a lui carrément passé une nuit en cellule parce qu’il distribuait des tracts pro-Navalny à la sortie du métro. Le 18 mars, il suivra la consigne de son mentor : il boycottera l’élection. Si Navalny apporte un vent frais, Lilia s’en méfie, néanmoins.  » Ceux qui sont avec lui doivent penser exactement comme lui « , déplore-t-elle. Lilia, Alexandre et d’autres se retrouvent aujourd’hui dans une association – créée par l’ancien député démocrate Dmitri Goudkov – qui cherche des observateurs pour contrôler les bureaux de vote.

Justice, Etat de droit, transparence des élections, paix… Beaucoup de jeunes, pleins d’espérance et de naïveté, sont sensibles à ces sujets, tout en étant conscients de vivre dans un Etat autoritaire où les services secrets sont omni- présents. Agée de 19 ans, étudiante dans une école de théâtre, Daria Gritchina rêve ainsi d’un pays sans censure.  » Je suis allée voir un spectacle au théâtre Pouchkine, raconte-t-elle. Sur un mur, derrière la scène, un écran projetait des vidéos et des photos montrant la guerre en Syrie et le mur de Berlin. Quand je suis revenue le voir une autre fois, l’écran était vide.  » La politique extérieure de Moscou ne devrait pas être taboue.  » Poutine a lancé plusieurs guerres, mais il ne s’agit pas de protéger le pays, lâche Maria Schour, étudiante en philologie. En Ukraine, c’est un conflit fratricide ; en Syrie, on apprend régulièrement que des Russes meurent, alors que le Kremlin ne cesse de dire qu’on s’est retirés.  » Nadia Konuchikhina, 25 ans, historienne de formation, s’intéresse à la politique depuis le conflit dans l’est de l’Ukraine en 2014.  » L’affaire de la Crimée a divisé la société russe en deux camps, regrette-t-elle. Ceux qui criaient « La Crimée est à nous ! » manipulaient les faits pour justifier son « rattachement ». Ceux qui étaient contre l' »annexion » étaient accusés d’être pro-occidentaux.  »

Pour Lilia, 17 ans, et Alexandre (à g.), 19 ans, l'avenir dépend de leur génération.
Pour Lilia, 17 ans, et Alexandre (à g.), 19 ans, l’avenir dépend de leur génération.© D. Beliakov pour le vifl’express

« Tout dépend de nous ! »

De plus en plus cultivés, bien formés, ouverts sur l’extérieur et notamment sur l’Europe, ces étudiants ne sont pas dupes. Alina Paronian, 19 ans, rêve de faire de la recherche en neurosciences, pourquoi pas aux Etats-Unis – son secteur est le parent pauvre de la politique russe.  » Pendant la période soviétique, il y avait une vraie différence entre nos deux pays, souligne-t-elle. Aujourd’hui, nos vies se ressemblent. Tout cet antagonisme géopolitique est artificiel.  » Pour ces enfants d’Internet, le monde a changé, et Poutine leur paraît dépassé.  » Il est vieux « , résume Nadia, qui va voter, comme la plupart des jeunes rencontrés, en faveur de Ksenia Sobtchak, âgée de 36 ans, ancienne présentatrice de télévision devenue candidate de l’opposition libérale. Pour autant, Nadia ne se fait aucune illusion :  » Il n’y aura pas beaucoup de changements avant que la génération qui a vécu sous la période soviétique ne laisse la place à la suivante, portée par un autre système de valeurs.  » Du haut de ses 17 ans, Lilia ajoute, avec un sourire :  » Tout dépend de nous ! « 

Romain Rosso, avec Alla Chevelkina.

L' »armée des jeunes »

Dans la Russie de Vladimir Poutine, le patriotisme commence dès l’enfance. Et il commence chez les militaires. Au début de 2017, le ministère de la Défense a créé une  » armée des jeunes « , afin de sensibiliser les futures recrues dont il a besoin. L’armée est confrontée à un problème démographique, d’autant que près de 200 000 jeunes échappent chaque année au service militaire obligatoire, indique Alexandre Goltz, un expert indépendant. L’idée est d’assurer l’avenir tout en formant une jeune génération – de 10 à 16 ans – aux valeurs militaristes.  » Des antennes de recrutement ont été ouvertes dans toutes les régions. Sur le site Internet du ministère, un clip montre des volontaires, en uniforme beige clair et calotte rouge, défiler sur la place Rouge, participer à une expédition au pôle Nord ou se recueillir lors de cérémonies militaires. L’un d’eux promet ainsi  » d’être un citoyen digne de (sa) patrie « . Ce n’est qu’un enfant.

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