Carte blanche

N’est-il pas temps de remettre en question l’accord UE-Turquie?

À l’heure où la Turquie viole de manière flagrante de nombreux droits fondamentaux, l’Union européenne n’en tire aucune conséquence quant au partenariat privilégié avec celle-ci concernant la gestion des flux migratoires. Elle s’en tient à une condamnation de principe à l’égard de ces violations, sans remettre en cause l’accord conclu le 18 mars 2016 avec la Turquie, prévoyant le renvoi massif de migrants vers cette dernière.

Cela confirme que rien ne peut détourner l’UE de la direction prise en matière de politique migratoire. Loin d’être échaudée par ses conséquences désastreuses, l’UE semble profiter de la ‘crise migratoire’ pour donner un coup d’accélérateur à cette politique.

Cette politique mise en oeuvre depuis des années tient en plusieurs axes : la fermeture de ses frontières par des moyens toujours plus importants et violents [1], une volonté d’externalisation des contrôles migratoires en confiant les basses oeuvres à des Etats tiers, une remise en cause de facto du droit d’asile, une approche purement gestionnaire et cynique détachée de toute considération sur le sort des milliers d’individus concernés.

Le récent accord conclu avec la Turquie illustre dramatiquement cette politique [2].

En substance, l’objectif de cet accord est d’éviter l’arrivée de migrants sur le sol européen et pour ceux qui y sont parvenus, de les renvoyer rapidement vers la Turquie considérée, pour l’occasion, comme un pays sûr. En échange de ces menus services, la Turquie reçoit la somme de 6 milliards d’euros et une série de promesses (notamment la libéralisation des visas pour les citoyens turcs). L’accord évoque également la réinstallation de Syriens dans l’UE : pour un Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien devrait être réinstallé dans l’UE.

Sans être exhaustif, arrêtons-nous sur deux effets de cet accord : la fin de facto du droit d’asile et la détention massive des migrants.

L’accord part du présupposé totalement hypocrite que la Turquie est un pays sûr pour obtenir une protection. Le caractère antidémocratique du régime turc à nouveau mis en lumière par la triste actualité, combiné au nombre de réfugiés déjà accueilli [3] ne permettent pas de considérer sérieusement que les migrants vers la Turquie bénéficieront d’un accueil et d’une protection adéquate. L’ONG britannique ‘Business and Human Rights Resource Centre’ a récemment rapporté le sort d’enfants syriens littéralement exploités dans des usines de confection turques [4].

On épinglera également la situation à la frontière turco-syrienne dont le passage est particulièrement périlleux pour les syriens qui souhaitent se mettre à l’abri de la terreur. A diverses reprises ces derniers mois, des gardes-frontières turcs ont tués des civils syriens qui tentaient de passer [5].

La réinstallation des syriens dans l’Union européenne ne permet pas de sauver l’honneur. Du 4 avril 2016 au 14 juin 2016, 511 Syriens ont été réinstallés dans l’UE depuis la Turquie [6]. Ce chiffre ridiculement bas (comparé aux 2,7 millions de réfugiés syriens se trouvant en Turquie [7]) démontre que la réinstallation prévue dans l’accord sous forme d’un troc honteux ne constitue qu’un vernis.

Par conséquent, l’accord avec la Turquie tend clairement à nier le droit d’asile malgré les références formelles à la Convention de Genève [8].

Par ailleurs, suite à cet accord, la Grèce a organisé avec l’aval et le soutien de l’UE la détention systématique de milliers de migrants dans des camps situés notamment sur les îles grecques de Lesbos et Chios [9]. Dans l’attente d’une éventuelle expulsion vers la Turquie, ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont emprisonnés dans des conditions déplorables [10].

Enfin, au regard des principes avec lesquels l’UE se gargarise continuellement (démocratie, Etat de droit, …), il est significatif de constater que l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016 a été conclu en contrariété flagrante avec le droit européen [11]. Alors que le Parlement européen, seul organe démocratique au niveau européen, aurait dû approuver cet accord, il fut purement et simplement ignoré…

Sans être émue le moins du monde par les conséquences de sa politique, l’UE est décidée à poursuivre dans cette voie et à étendre sa politique d’externalisation.

Une communication de la Commission européenne du 7 juin 2016 prévoit la conclusion de partenariats globaux (pactes) avec des pays tiers en vue de « mieux gérer les migrations » [12]. Tandis que des pactes sont en cours de négociation avec le Liban et la Jordanie, il est prévu de conclure des pactes avec le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Mali et l’Ethiopie [13]. La sévère condamnation par 124 ONG [14] de cette nouvelle proposition de la Commission n’a pas empêché son approbation par le Conseil européen des 28 et 29 juin derniers.

Cette communication est un nouveau pas dans la politique purement gestionnaire menée par l’UE en matière de migrations. L’objectif est toujours d’éviter au maximum l’arrivée de tout migrant sur le sol européen et de déléguer aux partenaires choisis la tâche de gérer les flux migratoires. L’ensemble des leviers à la disposition de l’UE (politique en matière d’aide au développement, en matière de commerce, …) seront utiliser pour récompenser ou pénaliser les partenaires à l’aune de l’objectif central : empêcher les migrants d’atteindre le sol européen et faire accepter le retour des migrants considérés comme étant en situation irrégulière.

Les moyens prévus pour mettre en oeuvre cette politique consistent en un système de chantage généralisé qui réduit la politique extérieure de l’UE au seul objectif de mettre fin aux flux migratoires sur son territoire. L’utilisation de l’ensemble des instruments politiques de l’UE comme leviers a notamment pour effet de détourner l’aide au développement de ses objectifs afin de la mettre au profit du contrôle des migrations.

Il va sans dire que cette approche pose de nombreuses questions en termes de respect des droits fondamentaux. Tandis que l’accent est mis sur l’efficacité de la gestion des flux migratoires, aucune garantie n’est prévue en ce qui concerne l’accueil qui sera réservé aux migrants ou en ce qui concerne la politique d’asile des pays partenaires.

De manière plus générale, il est urgent de se poser la question du sens de cette politique d’externalisation à l’extrême, alors que les pays partenaires choisis accueillent déjà un nombre de réfugiés sans commune mesure avec celui accueilli par l’UE. A titre d’exemple, à la fin de l’année 2015, le Liban comptait à lui seul environ 1,1 million de réfugiés parmi sa population contre environ 1,35 million dans l’ensemble de l’UE [15]. Quand on sait que l’UE compte 510 millions d’habitants et le Liban 6 millions, la disproportion prend des allures vertigineuses.

La réponse de l’UE consistant à offrir une aide financière à ses partenaires est clairement insuffisante si elle ne s’accompagne pas de mesures conséquentes permettant une répartition plus équitable de l’accueil des réfugiés. Si la Commission annonce une intensification des réinstallations, les chiffres dérisoires en la matière (8 268 personnes réinstallées dans le cadre du programme de réinstallation de l’UE depuis le 20 juillet 2015 [16]), ne permettent pas de prendre au sérieux les intentions formulées de manière très vague dans la communication du 7 juin 2016.

Ces différents constats nous amènent à deux réflexions.

La première touche aux risques propres à la période de crise sans fin que nous traversons. Les temps sont propices aux égoïsmes et à une forme de paralysie de l’esprit critique. La politique de l’UE en matière de migrations surfe dangereusement sur ces sentiments funestes. Plus grave encore, elle profite du contexte pour intensifier sa politique insensée.

La seconde sous forme de question : quel est le nom d’une politique qui tend à enfermer à une échelle industrielle des milliers de personnes au seul motif qu’ils sont indésirables chez nous et à les priver du droit d’asile ? Le fait que les bouleversements politiques importants ayant eu lieu en Turquie n’amènent guère de remise en cause de l’accord conclu avec cette dernière est significatif : l’aspect humain et l’effectivité du droit à l’asile ne font aucunement partie des préoccupations de l’UE en matière de politique migratoire.

Par Loïca Lambert et Thomas Mitevoy, avocats au Barreau de Bruxelles

[1] Voir notamment les critiques du nouveau mandat de l’agence Frontex par le collectif inter-associatif Frontexit : http://www.frontexit.org/fr/actus/item/806-nouveau-mandat-de-l-agence-frontex-l-ue-s-obstine-dans-sa-guerre-contre-les-migrants-et-les-refugies

[2]http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/

[3] En mars 2016, la Turquie accueillait 3,1 millions ce qui en faisait le premier pays d’accueil de réfugiés au monde[3].

[4]http://www.lesoir.be/1109973/article/economie/2016-02-02/des-enfants-syriens-exploites-dans-des-usines-en-turquie-hm-et-next-agissent

[5]http://www.rtbf.be/info/monde/moyen-orient/detail_des-gardes-turcs-tirent-sur-des-syriens-a-la-frontiere-8-morts?id=9331094

[6] Communiqué de presse de la Commission européenne du 15 juin 2016 « Relocalisation et réinstallation: les efforts accrus en matière de réinstallation et de relocalisation doivent être poursuivis »

[7] http://www.unhcr.org/fr/urgence-en-syrie.html

[8] La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés garantit le droit d’asile.

[9] 8500 migrants sont actuellement sont les îles grecques, voir http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-we-do/policies/european-agenda-migration/proposal-implementation-package/docs/20160713/fifth_report_on_relocation_and_resettlement_en.pdf

[10]https://www.hrw.org/fr/news/2016/04/14/grece-des-demandeurs-dasile-enfermes

[11]http://eumigrationlawblog.eu/accord-politique-ou-juridique-quelle-est-la-nature-du-machin-conclu-entre-lue-et-la-turquie-en-matiere-dasile/

[12]http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-we-do/policies/european-agenda-migration/proposal-implementationpackage/docs/20160607/communication_external_aspects_eam_towards_new_migration_ompact_en.pdf

[13]Il est par ailleurs prévu d’explorer avec la Tunisie le meilleur moyen de faire franchir une nouvelle étape à la coopération entre l’UE et la Tunisie et d’être prêt à soutenir le gouvernement libyen d’entente nationale

[14]https://www.hrw.org/news/2016/06/27/joint-ngo-statement-ahead-european-council-28-29-june-2016-ngos-strongly-condemn-new

[15]https://s3.amazonaws.com/unhcrsharedmedia/2016/2016-06-20-global-trends/2016-06-14-Global-Trends-2015.pdf, Annex Table 1

[16] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-2435_fr.htm

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