Mitterrand, secrets en clair

Le Vif

André Rousselet fut le compagnon d’une vie. Et même des différentes vies de l’ancien président français. Un portrait inédit fait par l’ami intime de Mitterrand. Un régal.

Il a 93 ans, et intitule ses Mémoires « A mi-parcours ». André Rousselet a une arme, celle de l’ironie et de l’autodérision, qui lui permet de relater sa vie de manière truculente. Et quelle vie ! Devenu député sans l’avoir voulu, homme d’affaires, notamment fondateur de Canal +, une aventure extraordinaire. Et aussi, bien sûr, ami intime de François Mitterrand, dont il est le directeur de cabinet dans la foulée de l’élection de 1981 et l’exécuteur testamentaire quand « le moment était venu ».

Le portrait qu’il dresse de l’ancien président français est l’un des plus passionnants qui aient été écrits : Mitterrand « ne sera plus jamais exactement le même homme » après l’affaire de l’Observatoire (attentat, en 1959, que Mitterrand fut lui-même accusé d’avoir commandité), n’accordant plus sa confiance à grand monde – mais la gardant longtemps à Silvio Berlusconi : « Lui au moins ne m’a pas trahi ». S’il revient sur tous les épisodes noirs, avec, par exemple, un plaidoyer pro domo pour les écoutes téléphoniques, André Rousselet se montre discret sur le financement des campagnes électorales, pour mieux raconter qu’il n’a trouvé qu' »un coin déchiré, donc inutilisable d’un billet de 500 francs dans le coffre de Valéry Giscard d’Estaing » en arrivant à l’Elysée, mais qu’il a lui-même remis, en 1995, à la demande de Mitterrand, 40 millions de francs en bons du Trésor à Jacques Chirac. Oui, il est possible de dévorer un pavé de plus de 700 pages.

[EXTRAITS]

Bousquet

Ce doit être un peu avant 1981… François Mitterrand organise un jour un déjeuner, dans un restaurant du boulevard Saint-Germain, avec d’anciens camarades de résistance, auquel participe… René Bousquet (NDLR : secrétaire général à la police du régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale). En sortant du restaurant, sur le boulevard, Jacques Attali – qui assistait au déjeuner – exprime son indignation d’avoir eu à « partager » la table de Bousquet et demande à François Mitterrand ce qui a bien pu lui faire inviter un « personnage pareil ». Il lui a répondu froidement, manière de dire que ceci n’appellerait pas de discussion prolongée, que « si René Bousquet n’avait pas été présent et d’un précieux soutien à des moments décisifs pendant la guerre, ce déjeuner n’aurait jamais pu avoir lieu, faute de convives encore en vie… ».

Vous allez me demander des précisions, et je n’en ai pas. Je n’ai jamais su avec exactitude dans quelles conditions Bousquet avait sauvé la plupart des personnes présentes. Ce qui est absolument certain, c’est que François Mitterrand considérait, savait, avoir été sauvé d’une arrestation par la Gestapo, avec d’autres résistants, grâce à l’intervention de René Bousquet. Tout cela nous ramène une nouvelle fois au « romantisme » et au personnage littéraire dont je vous ai parlé. Vous pouvez décider de condamner définitivement François Mitterrand pour avoir côtoyé Bousquet. Et nous n’en parlons plus… Ou vous acceptez de prendre ceci en considération, qui est à mon avis l’autre clé indispensable à la compréhension de Mitterrand parce que c’est une règle de comportement chez lui qui ne souffre aucune exception, une règle de conduite – ou un instinct – dont je vous confie que je la partage avec lui : quels que soient les défauts, les travers ou les fautes commises, il ne fera jamais du mal, il ne reniera jamais quelqu’un qui lui a fait du bien, l’a aidé, ou l’a sauvé.

Mazarine

Nous sommes donc dans l’entre-deux-tours de la présidentielle (NDLR : de 1981), et François Mitterrand a fait un saut à Hossegor, où je l’accompagne, pour se détendre quelques heures avant de repartir en campagne. Il se repose, de son côté. Je me promène, et c’est là que je croise le père d’Anne Pingeot, que je connais bien, partenaire de l’Attila’s Cup, notre compétition de golf, et qui dans la conversation me dit très aimablement : « Mais nous avons François ce soir à dîner… Joignez-vous à nous. Venez dîner. » J’accepte avec plaisir.

A l’heure dite, je prends le chemin de la propriété des Pingeot, près du lac, et, quand j’arrive, qui vois-je en train de faire nerveusement les cent pas devant la maison ? François Mitterrand ! Surpris par cette prévenance à laquelle je ne suis pas habitué de sa part, je n’ai que le temps de garer ma voiture. Il me prend aussitôt par le bras. Je n’arrive pas à déterminer sur son visage s’il s’est produit quelque chose de sérieux et d’urgent qui remet en cause ce dîner ou s’il est soulagé de me voir afin de régler un problème de campagne avant de passer à table. Je vais comprendre que c’est un peu tout cela : urgent, et problématique ; mais ça n’a aucun rapport avec tout ce que j’aurais pu imaginer. Il est à la fois résolu, grave, et comme exaspéré, mais prenant la précaution de ne pas le montrer, sans parvenir à dissimuler totalement son état. J’apprendrai, plus tard, que mon invitation-« surprise » ce soir-là vient de donner lieu à une vive discussion entre lui et les parents d’Anne Pingeot. François Mitterrand, découvrant que je viendrais dîner, s’était soudainement emporté contre cette « drôle d’idée ». Il ne souhaitait pas ma présence dans un lieu où je risquais d’apprendre ce que je n’avais pas à savoir. […]

C’est elle, finalement, Anne Pingeot, qui lui fait comprendre, le menaçant de sa propre mauvaise humeur, que ce silence a assez duré, qu’il est injuste et déplacé vis-à-vis de moi, et qu’il ne peut pas indéfiniment repousser l’échéance… Connaissant le goût de François Mitterrand pour la préservation du secret, je veux bien croire que la conversation a été vive. Mais c’est Anne Pingeot qui a eu gain de cause. Raison pour laquelle il était là à m’attendre, arpentant le lieu, et ruminant ses pensées. Tenant mon bras, il ne me laisse même pas l’opportunité de dire un mot et me déclare tout de suite : « Voilà, il faut que je vous dise : j’ai une fille. » Je dois ouvrir de grands yeux étonnés. Il enchaîne aussitôt : « Ne soyez pas surpris. J’ai eu une fille avec Anne. Elle a 6 ans. Et, d’ailleurs, je vais vous la présenter… »

Il y a quand même de quoi être surpris, mais je le suis peut-être moins par l’information elle-même (soudain, les indices passés les plus farfelus aperçus dans sa voiture prennent sens) que par le fait qu’il se soit résolu à me la livrer. Sans me lâcher, il me conduit jusqu’à une pièce, un espace réservé aux enfants dans le jardin de la propriété Pingeot, et où se trouvent cinq ou six gosses, garçons et filles, activement, bruyamment occupés à jouer. Il s’arrête net, tend le bras vers ce petit groupe et me fait : « Voilà. » Peut-être pense-t-il que je vais instantanément reconnaître sa progéniture parmi les rires et les cris… Je lui dis : « Oh ! Mais ce n’est pas une fille que vous me présentez, c’est tout un lot. C’est une nursery… » Il s’est soudain détendu et s’est mis à rire. A ce moment-là, une gamine adorable s’est détachée du groupe pour rejoindre joyeusement son père, et j’ai été présenté à Mazarine.

La maladie

Ce qui s’est passé, ce dont je peux témoigner, c’est qu’il y a un moment – dans mon souvenir, c’est peu avant ou immédiatement après le voyage où je l’accompagne à Cancun, au Mexique, avec Régis Debray et Jack Lang… Je le vois, nous le voyons tous à l’Elysée marcher avec difficulté. Faux mouvement, douleur musculaire contractée au golf ? Je n’y ai pas prêté plus d’attention que ça ; mais, deux ou trois jours plus tard, je l’ai vu souffrir à tel point du dos que je l’ai encouragé à consulter. Il s’y est résolu en protestant que ce n’était sans doute rien, mais que ce rien le faisait effectivement beaucoup souffrir. Je ne sais quel médecin il a vu ce jour-là, mais ce dont je me souviens, c’est qu’il en est revenu d’une humeur de chien. Quand je l’ai questionné – amicalement et je dois dire bien naïvement -, il m’a envoyé sur les roses, très sèchement : « Mais… Ceci ne vous regarde pas ! Est-ce clair ? » Je me suis fait rabrouer comme jamais auparavant pour avoir commis cet impair, cette imprudence : « Il n’y a pas de problème… De quoi vous mêlez-vous ! » Je n’ai pas insisté. Je crois qu’en plus de quarante années de compagnonnage avec lui, c’est la seule fois où j’ai été aussi rapidement rétrogradé, par sa froide colère, à la modestie de mon rang.

A mi-parcours, par André Rousselet, avec Marie-Eve Chamard et Philippe Kieffer. Ed. Kero, 736 p.

Eric Mandonnet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire