© Philippe MATSAS/reporters

Milad Doueihi : « Le numérique concurrence déjà les religions »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Distingué du titre de docteur honoris causa de l’Université catholique de Louvain, le philosophe américain Milad Doueihi juge que le numérique est une nouvelle culture parce qu’il modifie l’humain. Pour mieux l’appréhender face à la tentation absolutiste de ses géants créateurs, il plaide pour un humanisme numérique.

En quoi le numérique est-il devenu une culture ?

Il convient de distinguer l’informatique avec son histoire -une branche des mathématiques devenue une science autonome et, aujourd’hui, une grande industrie – et le numérique qui, avec ses usages sociaux, relève de la culture parce que, outre notre quotidien, il modifie le lien social et la manière de dispenser et de transmettre du savoir. Or, pour moi, la culture peut se définir par ces deux interrogations : comment apprendre à apprendre et que choisir de transmettre ?

Comment l’idée d’un humanisme numérique s’est-elle imposée à vous ?

L’informatique et le numérique forment une technique qui est d’une tout autre nature que ce que l’on a vécu par le passé : la vapeur, l’électricité… Le numérique crée des opportunités, des risques et des défis. Il modifie l’humain. Réalité augmentée, transhumanisme… : des modèles se mettent en place du côté des sciences cognitives ou autres qui nous invitent à revisiter notre définition de l’humain. Il m’a donc semblé important de penser le numérique comme un humanisme, en rapport avec des formes antérieures d’humanisme.

Vous l’inscrivez à la suite de l’humanisme démocratique identifié par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. L’humanisme numérique pourrait-il ne pas être démocratique ?

Le numérique a un potentiel démocratique et un potentiel abusif, pour ne pas dire totalitaire. La censure et la surveillance qu’il permet défient nos choix démocratiques. Et, en même temps, phénomène unique, le numérique permet, par sa nature et par l’accès au code informatique, à un individu, à un groupe, aux élus politiques et aux représentants du pouvoir judiciaire d’intervenir d’une façon inimaginable auparavant. Il faut donc trouver un équilibre : être vigilant sans être angoissé en permanence. Ne pas accepter tous les discours des Gafam ( NDLR : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et promouvoir les formes citoyennes de participation. Permettre, comme le disait Aristote, l’éclosion d’un  » citoyen délibérant « . Les élus, surtout, doivent faire évoluer leur vision du numérique, au-delà de l’accès à la technique qui fut leur première préoccupation.

Le numérique change notre regard sur les objets classiques, estimez-vous. Un exemple ?

Prenez la peinture. La distance entre le spectateur et l’oeuvre orientait notre vision. Aujourd’hui, le numérique modifie cette perception par son aspect tactile, qui était jusqu’alors le tabou absolu. Il élimine la distance par une illusion, certes. Mais il n’en modifie pas moins la manière dont on perçoit, conçoit et apprécie l’objet artistique.

Dans l'esprit de Milad Doueihi, les robots sont des êtres culturels auxquels l'humain peut concéder une certaine autonomie.
Dans l’esprit de Milad Doueihi, les robots sont des êtres culturels auxquels l’humain peut concéder une certaine autonomie.© David Paul Morris/getty images

Vous prétendez que le numérique modifie notre rapport à l’espace. De quelle façon ?

On est passés d’une culture assise, celle du bureau et de l’ordinateur, à une culture complètement mobile qui modifie la manière dont on habite l’espace et dont on fait lien avec les autres. Transformation radicale qui consacre le retour du corps dans tous ses aspects : le tactile, la voix, la marche et aussi la biométrie, par la reconnaissance faciale. Auparavant, on tapait et on communiquait de manière classique. Aujourd’hui, notre corps est devenu l’interface avec le monde numérique. On a beaucoup insisté par le passé sur les dimensions de l’accélération et de l’immédiateté du numérique. Je ne les nie pas. Mais on a un peu oublié sa dimension spatiale. Par la présence de notre corps, on modifie l’espace. Avant, les anthropologues et les ethnologues étudiaient la terre habitée. Aujourd’hui, la terre est habitable. Notre rapport au territoire a été modifié par la géolocalisation, par la cartographie numérique. Idem pour notre manière de voyager.

Quelles sont les implications de ces transformations spatiales ?

Aux débuts de l’Internet, on a vécu avec un vocabulaire maritime : on surfait, on utilisait Netscape et on a toujours Safari ou Explorer… La particularité de l’espace maritime est qu’il n’a pas de frontière. On parlait alors de village global et de la libre circulation de l’information. Désormais, on assiste à un retour vers le territorial : la souveraineté des Etats, celle de l’individu sur ses données… Ce phénomène pose plusieurs questions au coeur de notre débat : comment redéfinir les frontières de l’individu et du collectif, de ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, du privé et du public… et, du point de vue juridique, comment instaurer des manières de gouverner pour protéger les citoyens de certains abus ?

Le débat sur la neutralité du Web, rompue aux Etats-Unis, ne fournit-il pas un exemple de cette  » reterritorialisation  » ?

Exactement, avec une sensibilité en Europe différente de celle des Etats-Unis. Il est utile de rappeler, en Belgique en particulier au vu de la tradition de votre pays symbolisée notamment par Henri La Fontaine ( NDLR : homme politique, prix Nobel de la paix en 1913 pour son engagement en faveur du pacifisme), que le droit international est né d’une réflexion sur le droit maritime parce que ce dernier était le seul qui permettait de négocier au-delà des frontières la façon de gérer les conflits.

L’impact du numérique sur nos comportements est-il plus profond qu’ on ne le pense ?

Notre corps s’est adapté au numérique. Je vous donne un exemple : un chercheur de l’université de Cambridge, au Royaume-Uni, avait oublié un jour son portable à la maison. Dans son laboratoire, toutes les dix minutes, il ressentait une vibration dans sa poche. Il cherchait son gsm en vain. Son cerveau était programmé à la fréquence probable de ses appels. Cela prouve que l’on s’est transformé sans le savoir. Au-delà des conséquences sur le quotidien, imaginer revenir en arrière et renoncer au numérique est inconcevable.

Le numérique menace-t-il ou conforte-t-il la lecture ?

Il ne la menace pas ; il la modifie. On lit davantage, mais en fragments. On écrit plus aussi, mais pas des thèses. Cela ne me gêne pas du tout. Je fais confiance aux jeunes. Ils sont extrêmement intelligents et astucieux. Ils inventent de nouvelles manières de créer ce que nous appelons de la valeur.

Vous vous demandez dans votre livre s’il existe quelque chose de déterminant et de structurant dans la relation d’amitié déployée dans les réseaux sociaux. Quelle est votre réponse ?

Je me suis posé la question de savoir pourquoi on a choisi l’amitié pour construire le réseau social le plus important qu’est Facebook. C’est parce que l’amitié est une relation de confiance. Peut-on faire confiance ? On a compris tardivement, avec les fake news et tous les développements actuels, que la survie de ces réseaux dépend de leur capacité à rétablir de la confiance. Dans ce sens-là, l’amitié est essentielle et déterminante. Je ne suis pas dupe. Un  » ami  » sur Facebook n’est pas un ami dans le sens qu’on imagine dans la vie intime. Néanmoins, ce vocabulaire crée les modalités pour construire la confiance dans une forme de sociabilité inconnue auparavant.

On est passés d’une culture assise à une culture mobile

Un robot doit-il avoir des droits ?

Oui. J’ai appelé les robots des êtres culturels, mais non humains. Cela dit, comment penser cette identité ? Cela pose la question, classique en Occident où l’on a toujours négocié par des moyens démocratiques, du rapport entre l’autorité et la délégation. On est invité à revisiter, par la présence d’un algorithme puissant, un robot qui va assister une personne malade dans un hôpital ou travailler dans un supermarché. Je cite volontiers cette phrase de L’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot sur l’autonomie :  » Rome, comme empire souverain, a laissé parfois le choix à certaines cités grecques de vivre selon leurs anciennes constitutions.  » Pour moi, c’est impeccable : vous avez la souveraineté qui, s’appuyant sur une délégation temporaire, permet à quelqu’un de vivre autrement. La question centrale est quel périmètre d’autonomie l’humain, qui se prend pour souverain, va-t-il accorder au robot et, surtout, quelles seront les modalités pour la lui retirer ? C’est la même logique qui questionne la notion de  » guerre juste  » à l’aune de l’utilisation des nouveaux  » êtres  » que sont les drones.

Vous êtes aussi historien des religions. Le numérique peut-il les concurrencer ?

Il les concurrence déjà. Le philosophe Friedrich Nietzsche disait que  » pour créer une religion, il faut éliminer l’ennui et établir certaines règles « . Le numérique répond à ces critères. Il est devenu un vecteur de sociabilité et de valorisation. Et dans le métro, le train ou l’avion, les gens ne cessent de jouer sur leur écran. Mais la religion est aussi une pratique de soi. L’invention de l’intériorité a été un des facteurs de réussite du christianisme en Occident alors que le monde polythéiste grec et romain ne développait pas du tout cette notion. Comment l’intériorité a-t-elle évolué depuis l’avènement du numérique ? Elle est devenue mesurable et visualisable avec l’émergence des sciences cognitives. La machine elle-même commence à avoir des formes d’intériorité. Elle a su écrire. Elle a été dotée de la voix, puis de la vision. Et elle a ensuite accédé à l’intériorité. Une illustration en a été fournie par le film Tron, de Steven Lisberger, sorti en 1982, dont les deux tiers se passent à l’intérieur d’un jeu vidéo. Soudainement, on donne à la machine l’intériorité qui était jusqu’alors le privilège de l’humain.

Bio express

1959 : Naissance au Liban.

2006 : Publie Le Paradis terrestre, mythes et philosophies (Seuil).

2011 : Parution de Pour un humanisme numérique (Seuil).

2013 : Qu’est-ce que le numérique ? (éd. Hermann).

2014 : Titulaire de la chaire d’humanisme numérique de l’université Paris-Sorbonne.

2018 : Docteur honoris causa de l’UCL en compagnie de Mitchell Baker, présidente de la Mozilla Foundation, et d’Anant Agarwal, CEO de la plateforme de cours en ligne edX.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire