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Migrant : au coeur d’un trafic d’hommes

Le Vif

Pendant des mois, un réseau albanais, implanté à Calais et à Dunkerque, a multiplié les passages de migrants vers l’Angleterre, en employant des méthodes toujours plus ingénieuses. Le Vif/L’Express a suivi de l’intérieur l’enquête sur cette filière, jusqu’à son démantèlement. Récit.

L’ombre d’un doute… Casque audio sur les oreilles, Rémy, l’imperturbable directeur d’enquête, fronce les sourcils et lisse sa barbe blonde, signe chez lui du plus haut degré de perplexité. Les dernières écoutes révèlent que les passeurs albanais, pistés par la brigade mobile de recherche (BMR) du Pas-de-Calais (nord de la France), une unité en civil de la police aux frontières, ont « travaillé » dur jusqu’à l’aube. A 4 h 30 du matin, le lundi 10 août, les suspects effectuaient encore un chargement de migrants dans un poids lourd à destination de la Grande-Bretagne, à bonne distance de Calais et du site d’Eurotunnel, trop surveillé à leur goût. Ils sont ensuite allés se coucher chez leurs petites amies, dans la banlieue de Dunkerque. Tandis que leurs « clients » profitaient du premier jour du reste de leur vie en terre promise, à Douvres (Angleterre). Business as usual, dit-on aussi en albanais.

Mais, sur cette flopée d’écoutes, une phrase énigmatique – « Il va y avoir de l’action » – attire l’attention de Rémy. Les passeurs se doutent-ils de quelque chose ?

La juge d’instruction de Boulogne-sur-Mer chargée du dossier et les fonctionnaires de la BMR décident d’avancer le moment initialement prévu pour les interpellations, craignant de perdre le bénéfice de cinq mois de traque. Des jours et des nuits à surveiller les parkings, à avaler des sandwichs dans des « soums » (voitures de planque), à se soulager la vessie dans une bouteille vide. Ce dossier marathon, les policiers calaisiens l’ont baptisé « Doganier », douanier en albanais. Un clin d’oeil à l’un des membres du réseau qui, sur Facebook, se prétend… douanier à l’entrée du tunnel.

Les enquêteurs ont pris position devant les domiciles des suspects en essayant de se fondre dans ce décor de brique rouge du Dunkerquois. Epaulés par leurs collègues de l’Office central pour la répression de l’immigration irrrégulière et l’emploi d’étrangers sans titre, ils planquent aussi devant le café du centre-ville où Fatmir et Fatos (1), les deux frères à la tête du réseau en France, viennent de donner rendez-vous à l’un de leurs compatriotes, candidat au départ. Peu avant 13 heures, l’irruption de Fatmir près du bar déclenche six interpellations simultanées. Sans heurt : aucun suspect n’est armé.

Les voitures banalisées se glissent dans le flot de circulation, direction le QG, l’hôtel de police de Coquelles, près de Calais, à 50 kilomètres de là. Drôle de confessionnal, avec ses drapeaux régionaux et ses écharpes de Liverpool punaisés aux murs, sa machine à café turbinant nuit et jour et son canari intarissable. Les enquêteurs disposent maintenant de nonante-six heures, soit quatre jours, de garde à vue, dans ces locaux exigus, pour confondre leurs suspects. « C’est une partie d’échecs, résume un cadre du service. Comme si on jouait avec les blancs, nous avons un coup d’avance, grâce aux surveillances. »

Voici Fatmir, le cadet, 20 ans, arrêté devant le bar, et Fatos, l’aîné, 24 ans, interpellé chez lui. Deux frères filiformes guère bâtis pour le costard de parrain qu’on leur taille. Du moins à première vue… Cheveux rasés sur le côté, mèche soignée sur le haut du crâne, ils adoptent le look des footballeurs de leur génération, qu’ils vénèrent. Ces gamins, alors qu’ils ont quitté l’école après le collège, flambent dans de grosses BMW sombres aux vitres fumées. En réalité, des épaves roulantes négociées 1 500 euros en Allemagne. Mais qu’importe : les sièges cuir et la grosse sono font illusion auprès des filles.

Les filles du coin justement… Les policiers ont identifié le maillon faible : Julie, une grande brune élégante de 26 ans, est mariée depuis un an environ avec un autre membre du gang. Vendredi, après des vacances en mobil-home à Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), son époux l’a emmenée choisir une télévision à écran plat dans une grande surface. Cet homme, elle l’a dans la peau, malgré ses emportements. Un soir, au printemps dernier, il s’est brisé les os de la main en la cognant. Le matin suivant, elle le conduisait aux urgences, ne supportant pas de le voir souffrir par sa faute. Sans surprise, Julie est la première à craquer en garde à vue, dès le lundi après-midi. Mais pas à cause des coups reçus. L’enquête lui a confirmé ses soupçons. Ce mari a la main leste fait « sa voix de miel » avec d’autres, multipliant les conquêtes. De plus, alors qu’elle lui prête de l’argent, négociant avec Electricité de France (EDF) l’échelonnement de 400 euros de factures impayées, elle découvre que le bellâtre envoie dix fois cette somme au pays pour se faire construire sa deuxième maison. Julie fond en larmes. Oui, son mari est un passeur. Et quelle activité : près de 9 000 conversations ont été captées sur ses neuf lignes téléphoniques !

Les policiers ont marqué un point. Dans le bureau d’en face, un second couteau vacille à l’approche de la nuit. « Tu sais ce que j’ai fait, lâche-t-il au fonctionnaire qui l’interroge. Mais, si je le dis dans ma bouche, j’aurai de gros ennuis en sortant. » L’omerta cimente toujours le groupe.

Les enquêteurs connaissent déjà les ficelles de ce trafic d’êtres humains, assimilable à celui de la drogue dans la mesure où il emprunte les mêmes méthodes et les mêmes routes. Les réseaux albanais incarnent l’aristocratie du passage de la frontière. Rien à voir avec les Erythréens et leurs tentatives, plus ou moins anarchiques, pour forcer, en masse, les grillages d’Eurotunnel. Les criminels albanais, eux, se targuent de crocheter en douceur le verrou de Schengen. Ils offrent un « service garanti », comme ils disent : leurs clients ont l’assurance d’être pris en charge, jusqu’au franchissement des 35 kilomètres séparant les dunes de Calais des falaises de Douvres. Peu importe le nombre d’essais.

Pour cela, les réseaux balkaniques privilégient le transport en poids lourd. Après leur chargement sur une aire discrète de l’A16, de l’A1, ou même à Godewaersvelde, à la frontière belge, les migrants voyagent soit « en remorque », soit « en tête », cachés dans la cabine. Bien sûr, cette technique éprouvée nécessite la complicité du chauffeur, britannique, français ou irlandais, recruté et rémunéré depuis la Grande-Bretagne. Le forfait à acquitter au réseau de Fatmir et de Fatos se paie au prix fort : entre 6 500 et 7 000 livres (jusqu’à 9 800 euros) par personne. Pour savoir si le passage a réussi, les familles ont un moyen simple : composer le numéro de téléphone portable de leur proche et attendre la sonnerie. Hachée pour la britannique, longue pour la française, elle suffit à attester la réussite ou l’échec de la tentative.

« Ces filières agissent comme de véritables structures mafieuses », estime le commandant Eric Bauer, patron de la BMR du Pas-de-Calais : « Elles dégagent de gros bénéfices de façon récurrente grâce à une organisation bien rodée. » Et se montrent sans états d’âme. Même quand il s’agit d’entasser des hommes et des femmes dans des camions réfrigérés. En mai dernier, les grandes oreilles de la police captent cette conversation : « J’ai ouvert (la porte du camion) à moins 15. Il y a eu un de ces brouillards qu’ils n’ont pas voulu monter ! Je les ai fait monter de force. » La filière affectionne aussi les cargaisons de légumes frais, de choux ou de pommes de terre, car ceux-ci présentent un avantage majeur : ils dégagent une telle quantité de CO2 que les détecteurs de gaz carbonique censés repérer la respiration humaine sont inopérants.

« Fatmir et Fatos ne se comportaient finalement pas si mal avec leurs clients », relativise Yann, l’un des plus jeunes policiers du groupe. Au moins leur confiaient-ils des couvertures. Yann conserve en mémoire bien d’autres scènes : « Dans le coffre d’une Honda Civic se serraient un couple d’Afghans et leur bébé de 18 mois. Celui-ci avait été drogué à la demande du passeur pour que ses pleurs n’attirent pas l’attention. » Comment s’habituer à la détresse absolue de migrants prêts à tout pour échapper à la prise de leurs empreintes digitales ?… Même à la mutilation. « Au début, ils se badigeonnaient les doigts de colle. Puis ils sont passés à la lime. Ils utilisent aujourd’hui l’acide », lâche un membre de la BMR.

Les gardes à vue avancent et l’étau se resserre. Mardi matin, confronté à l’évidence, incité par son avocate à dire la vérité pour obtenir la clémence du tribunal, Fatmir craque. Le tournant de l’enquête Doganier a lieu le 11 août, à 9 h 15.

« Je suis venu d’Angleterre pour reprendre le trafic de mon frère. […] Je trouvais aussi les clients, je leur téléphonais et j’allais les chercher à Gand, à Bruxelles, et les ramenais à Dunkerque, dans l’hôtel de X. Parfois je les ai amenés au camion. […] Il n’y a aucun boss parmi nous. Les boss, ils sont en Angleterre. » L’histoire, racontée par l’acteur principal, devient limpide. Le 20 mai dernier, Fatos, l’animateur du trafic, est arrêté avec de faux papiers en Belgique, où il est placé en centre de rétention. Jusque-là, le petit frère, Fatmir, collecteur de fonds de l’organisation, vivait en Angleterre. Il reçoit l’ordre de venir d’urgence en France pour effectuer le travail de son aîné. Mais, après avoir été expulsé vers l’Albanie, Fatos est de retour à Dunkerque et cherche à reprendre sa place. Depuis ce jour funeste – le 12 juin précisément -, la brouille s’est immiscée entre les deux frangins, les rivalités commerciales supplantant les liens du sang.

Le regard embué, Fatmir demande à fumer. Il sait qu’en essayant de se sauver il vient d’envoyer son frère en prison pour de longues années.

« Vous comprenez, je voulais payer les dettes du mariage de ma soeur », avance-t-il pour se justifier. Si c’est le cas, la fête devait être grandiose. Le bénéfice de ce trafic (il porterait sur 255 migrants depuis mars) atteindrait au bas mot 1,4 million d’euros. Pour plus de sécurité, l’argent ne transitait jamais par la France. Les sommes étaient réglées à l’arrivée grâce à un système de garants, ces derniers s’engageant à payer le passage de leur proche via des virements internationaux. Un contrat de confiance, donc. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les circuits albanais sont réservés à la communauté de ce pays, quand leurs grands concurrents, les Kurdes, font passer la couleur du billet avant celle de la peau.

La filière animée par Fatmir et par Fatos est la dix-neuvième à avoir été démantelée dans le Calaisis depuis le début de l’année. Mais, faute de coopération internationale poussée, les investigations se limitent trop souvent au volet français d’une nébuleuse bien plus large. Dans le tunnel circulent finalement plus de clandestins que d’informations judiciaires. Tant que cela durera, le vieil « oncle » d’Angleterre, cerveau du trafic, pourra dormir sur ses deux oreilles. Mais dans ce dossier emblématique, il est probable que la juge d’instruction adressera à l’Albanie une commission rogatoire internationale pour connaître le patrimoine de la famille.

Le dossier Doganier est un succès judiciaire. Il se solde par cinq incarcérations. Seule Julie, la femme au coeur brisé, échappe à la détention. Quant aux policiers, ils savent bien que les routes ouvertes par Fatmir et Fatos, ces trafiquants d’hommes, ont déjà été reprises par la concurrence. Demain commencera pour eux une autre enquête. Business as usual…

(1) L’identité des suspects a été modifiée.

Par Eric Pelletier

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