© Reuters

Mensa : les grands esprits s’y rencontrent

Ce cercle étonnant fédère les happy few dotés d’un QI hors normes. Une confrérie du cerveau forte de 110 000 membres dans le monde, dont 300 en Belgique. Voyage au pays des surdoués.

Au commencement était le jambon, trônant sur la table du buffet entre la salade de pâtes et le fromage. Classique. C’était le premier dîner de Ridha en tant que membre du club et, avec ses origines maghrébines et son statut de nouveau venu, le consultant d’affaires n’a pas tardé à être questionné sur ses pratiques religieuses. Plutôt banal. Mais c’est après que ça s’est corsé. « De fil en aiguille, nous avons parlé de spiritualité et de l’existence de Dieu, raconte ce trentenaire. Puis, tout naturellement, nous en sommes venus à évoquer l’origine de l’Univers, le big bang, les théories de la relativité générale et les travaux de Stephen Hawking. » Dame ! « Tout naturellement » ? Nous, on n’aurait jamais imaginé que la cochonnaille puisse mener à la cosmologie. « Dans n’importe quel autre contexte, ce type de discussion pourrait paraître pédant, reconnaît Ridha. Mais, ici, c’est seulement un témoignage de notre soif de savoir. »

« Ici », c’est Mensa – la table, en latin. Une association internationale qui fédère les personnes à fort potentiel intellectuel, autrement dit, celles qui ont obtenu un score de plus de 130 aux tests de QI (soit 2 % de la population). Fondé à Oxford en 1946, le club compte aujourd’hui 110 000 membres à travers le monde. Des champions du lobe frontal qui, des Philippines à l’Afrique du Sud, de l’Ukraine à la Nouvelle-Zélande, aiment à se retrouver pour des pique-niques, des visites de musées et des débats. De quoi aiguiser tout autant leur cerveau que leur réseau… Structure de référence dans le monde anglo-saxon – elle revendique 50 000 adhérents aux Etats-Unis ?- et en Europe (l’Allemagne compte 10 000 « Mensans » ou « M’s »), elle ne peut se prévaloir que de trois cents adeptes en Belgique. Autant dire pas grand monde. Notre patrie compterait-elle donc moins d’esprits supérieurs qu’ailleurs ?

Loin de là. Le frein, assurent les spécialistes, est avant tout culturel. « Aborder la question du QI, c’est un tabou », fait remarquer André Jacquet, membre du club. « Dans nos pays, nous valorisons les études et les diplômes, mais nous sommes mal à l’aise lorsqu’il s’agit de parler d’intelligence », renchérit la psychologue Monique de Kermadec ( L’Adulte surdoué. Apprendre à faire simple quand on est compliqué, Albin Michel). Là où les Américains affichent fièrement sur leur CV leur appartenance à l’association, les M’s belges cultivent donc la discrétion, ne témoignant, pour certains, que sous le couvert de l’anonymat.
« Les surdoués disposent d’une pensée fulgurante, très intuitive, et ont la capacité d’analyser particulièrement rapidement un grand nombre d’informations », pointe la psychologue Jeanne Siaud- Facchin ( Trop intelligent pour être heureux ?, Odile Jacob). Une chance ? Pas sûr. Car beaucoup de ces « élus » vivent leur différence comme une malédiction et viennent chercher à Mensa un environnement bienveillant. Au quotidien, pour Didier Nakache, son QI de 175, c’est « quasi une maladie ». « J’ai l’impression d’être un voyant, raconte ce manager en sécurité des systèmes d’information. Je lis un article et j’y trouve tout de suite des incohérences, je regarde un film et je comprends la fin beaucoup trop tôt… Dans le monde professionnel, c’est pire, parce qu’on est rapidement identifié comme une menace. Beaucoup de Mensans ont d’ailleurs été harcelés moralement dans leur entreprise. »

Une sensibilité à fleur de peau

Toute leur vie, ces snipers de la comprenette se sont entendu traiter d’ « arrogants » ou de « coupeurs de cheveux en douze dans le sens de la longueur ». « Mais où vas-tu chercher tout ça ? » s’agaçait la mère de Cécile. Ingrid, elle, se souvient de ces quatre heures de colle récoltées à 11 ans pour avoir écrit un pamphlet en alexandrins sur l’instit et la cantine. Quant à Emma Hollen, qui parle quatre langues couramment, « s’amuse » à apprendre le hindi ou le finnois, peint, écrit des nouvelles et invente des mots croisés, elle s’est toujours sentie « un peu décalée ». « Je déteste les discothèques et les bars, confesse l’étudiante en psychologie. Ce que j’aime, ce sont les soirées  »mémé verveine » dans lesquelles je peux vraiment discuter avec les gens. » Imperméable aux codes sociaux – « Ils ne savent pas parler de la pluie et du beau temps », dit d’eux la psychothérapeute Béatrice Millêtre ( Petit Guide à l’usage des gens intelligents qui ne se trouvent pas très doués, Payot) – ces « alter-intelligents » ont également en commun une sensibilité à fleur de peau. Ils peuvent pleurer devant le JT ou se « prendre la tête » pour une futilité. « Leur cerveau est une machine infernale à penser, à se faire du souci, à s’inquiéter pour le monde », résume Jeanne Siaud-Facchin.

Forcément, une fois entre pairs, nombre de ces albatros à l’intelligence trop imposante redéploient leurs ailes et se délestent de leur solitude existentielle. « On est un peu comme aux alcooliques anonymes, sourit Emma Hollen. On arrive chacun avec un petit fardeau, mais on se comprend. » Au gré des rencontres et des discussions, beaucoup trouvent la force de remettre en question une carrière insatisfaisante ou un mariage bancal. Mais surtout de s’affirmer et de gagner en confiance. « Grâce à l’association, j’ai arrêté de culpabiliser sur ce que j’étais », confie Cécile, qui, dans l’établissement où elle enseigne, a créé un atelier spécifique pour les enfants précoces.

Mais attention, préviennent les psychologues, à ce que ce type d’organisation n’alimente pas une forme d’entre soi ou que cette identité valorisante ne surgonfle pas les ego. « Le QI, c’est réducteur, ça ne mesure que l’intelligence logique et pas l’intelligence émotionnelle, soit la capacité à entrer en contact avec les autres », estime Ingrid Desjours, ancienne M’s qui a sorti un polar machiavélique ( Potens, Plon) où le double romanesque de Mensa devient un repaire de génies asociaux et manipulateurs. La plupart des Mensans le concèdent aisément : avoir un gros QI, ça n’empêche pas de dire des conneries.

Natacha Czerwinski, avec Soraya Ghali

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire