Rarement en grève, les avocats français étaient bel et bien présents dans la rue pour protester, le 16 septembre dernier. © y. castanier/Hans luca/AFP

Macron paralysé

Le Vif

Alors que les colères montent, les craintes d’une coagulation hantent le pouvoir français. L’acte II du quinquennat pourrait être marqué du sceau de l’immobilisme.

Ce qui est bien, avec la Chine, c’est que c’est loin. Il en a bien profité, Emmanuel Macron, lors de son voyage officiel à Shanghai la semaine dernière. Avec son costume de super VRP de la marque France, le président de la République a décroché près de 13,6 milliards d’euros de contrats. Après tout, une belle bouchée de boeuf charolais et quelques verres de Cheval-Blanc avec Xi Jinping, le président chinois, n’étaient pas de trop pour oublier la chienlit hexagonale : les hôpitaux qui s’embrasent, les profs à cran, les policiers à bout… Oublier surtout cette satanée grève dans les transports publics prévue le 5 décembre prochain. Si le mouvement était reconduit, il pourrait hanter l’acte II de son quinquennat.

Le gouvernement est incapable de proposer un nouveau modèle de développement économique qui fédère

Dans les flonflons de son élection, en mai 2017, l’homme qui voulait incarner le renouveau avait enchaîné tambour battant les réformes : assouplissement du Code du travail avec les ordonnances Pénicaud, suppression de l’impôt sur la fortune, baisse de charges pérennes pour les entreprises, instauration du prélèvement à la source, vote de la réforme ferroviaire ouvrant le rail français à la concurrence… Il avait même réussi à mettre la main sur l’assurance-chômage, les partenaires sociaux, incapables de se mettre d’accord lors des négociations, lui laissant le champ libre pour raboter un système qu’il jugeait trop généreux. Emmanuel Macron la tenait, sa modernisation de l’économie française.

A l'annonce de la réforme des retraites, le bras de fer commence avec les organisations syndicales et, dès mi-septembre, la France manifeste.
A l’annonce de la réforme des retraites, le bras de fer commence avec les organisations syndicales et, dès mi-septembre, la France manifeste.© A. cornu/hans lucas/AFP

L’émergence de la gronde

Puis, à l’automne 2018, l’horloge s’est déréglée. Tandis que Nicolas Hulot, chouchou des Français, claquait la porte du gouvernement, un projet de taxe carbone mal ficelé et mal vendu mettait le feu aux poudres. Il révélait surtout la colère et la désespérance de la France des villes moyennes, révoltée par la disparition de certains services publics, et pour laquelle la mondialisation est surtout synonyme de fermeture d’usines.

Pour calmer les gilets jaunes, Emmanuel Macron a répondu en ouvrant largement son porte-monnaie : 17 milliards d’euros au total.  » On a entendu les angoisses sur le pouvoir d’achat, la réponse est significative et elle se voit dans les indicateurs « , soutient encore aujourd’hui un conseiller de l’Elysée. Pas complètement faux. Revalorisation des minima sociaux, disparition progressive de la taxe d’habitation, diminution de l’impôt sur le revenu, suppression de la hausse de la CSG sur les petites retraites, exonération de cotisations sociales sur les heures supplémentaires… La prime d’activité, une prestation à destination des salariés les plus modestes, a été redimensionnée et revalorisée : elle bénéficie désormais à un peu plus de quatre millions de foyers, contre trois millions en décembre 2018.

Dans leurs dernières projections, les experts de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) le confirment : le pouvoir d’achat des Français devrait progresser cette année de 2,3 %, la plus forte hausse depuis 2007. Pourtant, personne n’y croit. Comme si le fossé entre le ressenti et la réalité statistique s’était encore creusé.  » La mesure du pouvoir d’achat est devenue une donnée subjective. Les dépenses contraintes comme le logement, les abonnements téléphoniques ou de streaming vidéo ont pris un tel poids dans le budget des Français qu’ils ne perçoivent que les fins de mois difficiles « , décrypte l’économiste Olivier Babeau.

Une réforme mal aimée

Alors, le ras-le-bol s’est cristallisé. Il est même devenu catégoriel. Policiers, pompiers, infirmiers, agriculteurs, cheminots, professeurs des écoles…  » Les mesures de pouvoir d’achat n’impriment pas car le gouvernement est incapable de proposer un nouveau modèle de développement économique qui fédère « , explique Laurent Berger, le leader du syndicat CFDT. Une colère éparse d’autant plus difficile à apaiser que les organisations syndicales sont dépassées – comme lors de la crise des gilets jaunes – par une base qu’elles ne contrôlent guère.

Et voilà que le projet de réforme des retraites, avec le basculement dans un régime universel, pourrait agglomérer tous ces mécontentements. Sur le papier, c’est la réforme idéale : mêmes taux de cotisation, mêmes droits. En réalité, fondre les 42 régimes dans un seul système unifié est titanesque. Pour certains fonctionnaires, notamment les enseignants et les personnels médicaux – infirmiers et aides-soignants -, la réintégration des primes dans le salaire soumis à cotisation ne compense pas la suppression de la règle des six derniers mois pour le calcul de la retraite. Sur le papier, la perte est sèche, avec une pension réduite potentiellement jusqu’à 30 % ! Evidemment, le gouvernement promet des compensations aux perdants. En clair, l’ouverture de négociations sur le déroulé des carrières, donc l’évolution des salaires.  » Rien que pour les enseignants, c’est un coût de près de dix milliards d’euros en plus pour le budget de l’Etat « , affirme Frédéric Sève, le négociateur sur les retraites de la CFDT. L’exécutif promet aussi du temps, une transition sur des décennies pour basculer dans le nouveau système. Et, pourquoi pas, une application pour les seuls nouveaux entrants sur le marché du travail, notamment pour les régimes spéciaux de la SNCF ou de la RATP. Si Jean-Paul Delevoye, l’architecte de la réforme, y est opposé, à l’Elysée, l’option est clairement sur la table. Une boîte de Pandore.  » Si le gouvernement lâche sur les régimes spéciaux mais nous force à entrer dans le système universel, on ne se laissera pas faire. On nous a assez méprisés comme ça « , tonne Michel Picon, délégué général de l’UNAPL, syndicat qui regroupe une quarantaine de professions libérales, toutes remontées à bloc. Le cocktail pourrait être carrément explosif si, en plus de la réforme systémique, le gouvernement ajoutait une dose de mesures purement financières. Le premier ministre Edouard Philippe tient au retour à l’équilibre du système des retraites en 2025. Pour cela, il pourrait accroître la durée de cotisation nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein. L’Elysée hésite.

Mobilisation à l’horizon ?

Alors, convergence des luttes, coagulation des angoisses, addition des colères, juxtaposition des revendications… Quel que soit son nom, ce malaise qui s’étend et contamine les secteurs les uns après les autres inquiète-t-il en haut lieu ? En privé, Edouard Philippe affiche un calme vigilant.  » Tout le monde parle de la convergence des luttes, de la coagulation, ce n’est pas neuf. Quand vous transformez, vous avez des oppositions « , répète le Premier ministre, soucieux d’apparaître comme le garant des promesses macroniennes. Pour lui, la situation actuelle à la SNCF est un  » match retour « , comprenez : la réplique sismique de la réforme de 2018. Pas question de perdre son flegme et de céder à la panique. Côté élyséen, on se rassure en considérant que certains de ces foyers potentiels d’embrasement ne sont que la preuve d’un corporatisme heureusement impopulaire. Les trains qui ne roulent plus et paralysent ceux qui ont travaillé suffiraient, selon un proche du président, à assurer une étanchéité entre les cheminots et les autres.

Durant son débat (ici, le 3 octobre dernier, à Rodez, dans l'Aveyron), le président a tenté de convaincre les Français de la nécessité des changements à venir. Et de les rassurer aussi.
Durant son débat (ici, le 3 octobre dernier, à Rodez, dans l’Aveyron), le président a tenté de convaincre les Français de la nécessité des changements à venir. Et de les rassurer aussi.© E. Cabanis/reuters

Mais Emmanuel Macron est-il si naïf ? S’il mise, en subtil analyste de la nature humaine, sur l’individualisme, il n’oublie pas, lui qui a été saisi par l’ampleur de la crise des gilets jaunes, que le peuple est un organisme chimiquement complexe.  » Depuis cette période, il se pose la question de comment on redémarre et comment on atterrit « , assure un ministre. Lors d’un récent Conseil des ministres, il a d’ailleurs mis en garde son gouvernement :  » Attention à comment le pays va métaboliser.  » Digérer les réformes, celle des retraites et de l’assurance-chômage, réagir, s’insurger. Et, qui sait, peut-être soutenir une lutte jugée plus légitime que les autres. Un mouvement inquiète particulièrement Emmanuel Macron. Un secteur, précisément, en crise depuis longtemps, et qui bénéficie de la sympathie de l’ensemble des Français : l’hôpital. Il le martèle à qui veut l’entendre :  » Le monsieur ou la dame en blouse blanche aura toujours raison sur les gens en costume cravate.  » Depuis la rentrée de septembre, cette révolte du monde hospitalier constitue pour le chef de l’Etat un sujet de préoccupation essentiel, à tel point qu’un déplacement présidentiel dans un service d’urgences serait sur le point d’être organisé. Bref, de l’avis de Sébastien Lecornu, ministre chargé des Collectivités territoriales qui l’a accompagné pendant son tour de France du grand débat, de janvier à mai 2019,  » le président est très à l’écoute de tout ce qui secoue le pays. Les gilets jaunes l’ont marqué et l’ont rendu très mobile, attentif à la moindre secousse.  »

La tentation de ralentir

Mobile ou… résigné ?  » Il a la conviction profonde que, s’il ne réforme pas, il n’a aucune chance d’être reconduit en 2022. Il faut donner le sentiment que ça bouge « , soufflait récemment un visiteur du soir. Mais  » donner le sentiment  » n’est pas agir, or agir dans une société aussi morcelée finit par relever de l’épreuve de force. Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, l’a bien compris, lui qui s’inquiète de cette  » archipellisation « , théorisée par le politologue Jérôme Fourquet, qui rend tout mouvement difficile.  » L’un de mes sujets de préoccupation est que la transition écologique ne tourne pas au conflit social, précisait-il, il y a quelques jours, en petit comité. Allez expliquer à Rodez qu’on ne fait plus de diesel, prenez votre armure !  » Si ce climat social et sociétal rend les ministres les plus capés prudents, et les moins expérimentés, absents, il met tout le monde d’accord sur un point : l’édifice est fragile et peut céder à la moindre surcharge.  » La seule survie d’Emmanuel Macron, c’est le vide « , prédit Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat. Et si Macron avait trouvé dans la crainte de l’embrasement le meilleur prétexte pour ralentir ?

Laureline Dupont et Béatrice Mathieu

Macron paralysé
© s. lefevre/hans LUcas/afp

Banlieues surveillées

Au-delà des révoltes catégorielles, un brasier potentiel préoccupe – encore modestement – l’exécutif français : la banlieue. Argenteuil, Nice, Roubaix-Tourcoing, Mulhouse et dernièrement Trappes. Pas un mois ne se passe sans un déplacement de Christophe Castaner ou de Laurent Nuñez dans un des 47 quartiers de reconquête républicaine (QRR). Preuve de l’attention toute particulière dont bénéficie ce dispositif de la part du ministre de l’Intérieur et de son secrétaire d’Etat. Derrière ce nouvel acronyme de QRR se cache la volonté affichée et répétée de déployer des policiers dans les quartiers réputés difficiles, ceux qui cumulent incivilités, raids motorisés, trafics et radicalisation. L’idée est de concentrer les moyens sur un nombre limité de zones, 60 à terme d’ici à la fin du quinquennat, avec de 15 à 30 fonctionnaires affectés dans chacun des QRR. La liste n’est pas exhaustive… Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), théâtre de violences urbaines impressionnantes début novembre, n’en fait d’ailleurs pas partie.  » L’ennui, avec un raisonnement aussi localisé, est qu’on ne répond pas efficacement aux problèmes car, lorsqu’on envoie des renforts, la délinquance se déplace. Il faudrait plutôt raisonner en termes de territoires et organiser un Grenelle de la sécurité département par département « , commente Frédéric Lagache, du syndicat de police Alliance, pour qui  » ce n’est qu’un changement d’appellation sans réel changement de doctrine « . Du côté du ministère de l’Intérieur, on affirme au contraire que la création de 10 000 postes supplémentaires et la présence sur le terrain d’une police de sécurité et de proximité marquent une rupture par rapport aux  » suppressions réalisées sous le quinquennat Sarkozy  » et l' » absence de renforts sous Hollande « . Surtout, on assure que sur le terrain, la demande est grande, notamment du côté des élus.

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