Le golf de Gargaresh, dans la banlieue de Tripoli. Un parcours aussi piégeux que celui où s'est engagée la Libye post-révolutionnaire. © Taha Jawashi

Libye, vertiges et tremblements

Le Vif

Plombé par le chaos politique, les angoisses sécuritaires et le fléau Daech, le quotidien de Tripoli à Misrata est un combat permanent. Qui contraint la population à naviguer entre solidarité et système D.

Le swing est vigoureux, le jeu d’approche millimétré, le putting précis. Et, à vrai dire, le quintet de retraités qui arpente, club à la main, le parcours en bord de mer de Gargaresh, dans les faubourgs ouest de Tripoli, a bien du mérite. Car, ici, point de fairways verdoyants : on s’adonne, à l’heure où les ombres s’étirent, au golf en terrain hostile. A tout moment, la balle alvéolée peut gicler sur un tesson de verre ou un fragment de parpaing. Les greens ? Même pas verts. Des aires brunâtres, mi-terre, mi-sable, que l’on lisse à la raclette le moment venu. Adossé à une plage rocailleuse, ce neuf-trous – sans compter les crevasses et ravines – dessine en modèle réduit la Libye d’aujourd’hui : une nation rugueuse à la trajectoire imprévisible, striée de lignes de faille.

Bien sûr Tripoli, capitale longtemps livrée au chaos milicien, n’est plus tétanisée par la trouille. Le dernier accrochage d’envergure entre deux brigades rivales date de la mi-avril. Et l’on doit la pétarade qui, le premier soir du ramadan, répond à l’appel à la prière, non à un échange de tirs, mais au bref feu d’artifice saluant la rupture du jeûne. Ala, 20 ans, étudiante en anglais, et sa soeur Iman, future pharmacienne de deux ans sa cadette, ont suivi cette année un cursus quasi normal. Même si leur père, Salem, les accompagne à l’université dès que retentit une rafale de fusil d’assaut. « Et même si, précise l’aînée, trois de nos profs, philippins d’origine, abrègent un peu les cours pour rentrer plus tôt. » Accalmie précaire, donc : le 10 juin, des tueurs encagoulés ont abattu dès leur sortie de prison 12 détenus à peine placés en liberté conditionnelle, tous accusés d’avoir pris part à la répression de l’insurrection fatale, en février 2011, au régime du défunt Mouammar Kadhafi.

Des kidnappeurs crapuleux

Autre facteur d’angoisse persistant, les enlèvements crapuleux, souvent orchestrés par un réseau mafieux ancré dans la banlieue sud-ouest. « Trois ou quatre cas par mois en moyenne, admet Hassan Abdallah, porte-parole de la Force de sécurité centrale de Tripoli-Nord. Avec un mobile commun : l’argent. Cela dit, ces types peuvent réclamer une rançon de 1 million de dinars – 600 000 euros au cours officiel, trois fois moins sur le marché noir des devises – et finir par transiger à 400 dinars. Les cibles : le businessman ou son fils, mais aussi le citoyen lambda qui vient de vendre sa maison, détenteur supposé d’un paquet de cash. Voire le porte-flingue d’une faction rivale, sur fond de règlement de comptes. » En 2016, les limiers de la Force n’ont libéré sains et saufs que trois otages. Aux familles ils conseillent d’ailleurs de ne pas traiter avec les kidnappeurs. « Ceux-ci veulent faire vite, argue Hassan. Si tu refuses de payer, il y a une chance qu’ils relâchent leur captif. Ou qu’ils le tuent, c’est vrai. Là est le risque. » Formellement placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, cette unité anti- criminalité ne renie pas pour autant sa loyauté envers les Rada Forces de l’islamiste Abdul Rauf Kara, puissante milice du Grand Tripoli. « Sur le front sécuritaire, souligne un diplomate asiatique familier du tumulte libyen, les groupes armés forgés au temps de l’élan révolutionnaire dictent toujours leur loi. Et Fayez el-Sarraj doit en tenir compte. » Allusion au Premier ministre du fragile Gouvernement d’union nationale, ou GNA, fruit de l’accord signé en décembre 2015 à Skhirat (Maroc) sous l’égide de l’ONU.

D’intenses pressions

Ni guerre totale ni paix des âmes : Malek connaît tous les recoins de cet entre-deux volatil. Barbe courte, calvitie naissante et lunettes d’intello, ce diplômé en économie a ouvert au début d’avril dans le quartier de Ras Hassan le Route 66 Café, rendez-vous des motards tripolitains épris de bécanes vintage. Mais lui ne gare plus sa Coccinelle blanche sur le terre-plein d’en face. « Une nuit, un commando de mecs masqués a fait un carton dessus, raconte-t-il, dépité. Six impacts. Sans doute le côté américain et branché de mon établissement déplaît-il… » Fermer ? Pas question. Mieux, Malek, qui, faute de services administratifs fonctionnels, a aménagé le Route 66 sans l’ombre d’un permis, ne verrait aucune objection à acquitter patente et impôts. « Au contraire, confie-t-il. Ce serait un signe de stabilisation. » La jeune Abir a goûté elle aussi aux pesanteurs des normes sociales. Gérante d’un club de fitness, où l’on s’initie – entre femmes – à la zumba et aux danses arabo-indiennes, elle a cru pouvoir donner ses cours de yoga à l’air libre, sur la plage de Regatta. Erreur : soumise à d’intenses pressions, Abir a dû très vite renoncer à cette audace.

Un système de santé en chute libre

Sur l’écran radar du retour à la normalité, bien d’autres voyants rouges clignotent encore. A commencer, déplore le chef de mission d’une ONG médicale, par « un système de santé en chute libre depuis cinq ans. » « Le spectre de l’épidémie rôde, précise-t-il. Quant aux hôpitaux, débordés par l’afflux de blessés, ils pâtissent aussi du gel des comptes bancaires, donc des budgets, et du déclin des effectifs des soignants. » Autre indice, les files d’attente qui, chaque matin, serpentent aux abords de banques à court de liquidités. Sous-officier de son état, Mohamed a déserté le temps d’une pause cigarette la cohue qui enfièvre cette agence de BNP Paribas. « Ma solde de mars vient d’être virée avec trois mois de retard, explique le trentenaire au visage émacié. De là à retirer les 500 dinars autorisés… La dernière fois, j’ai pu en obtenir 150 après six heures d’attente. Comment je me débrouille ? Allah pourvoit à tout. » Et la solidarité de ses ouailles fait le reste : on peut ainsi, en cette période de ramadan où nul croyant ne rechigne à la dépense, obtenir auprès de tel commerçant une liasse de billets en échange d’un chèque du même montant ; pactole amputé, par les moins charitables, d’une commission fort peu islamique. Autant dire que le phénomène amplifie la valse des étiquettes. Huile de table, pain : en un semestre, le prix des denrées de base a triplé. Seule l’essence semble échapper à la flambée : le plein coûte l’équivalent de 2 euros.

Pas de quoi inciter les Tripolitains libyens à adopter la voiture électrique. Conversion d’autant plus chimérique qu’il leur faut vivre au rythme des délestages. « Au minimum, cinq ou six heures de coupure de courant par jour », râle un guide touristique sevré de clients, croisé dans une rue commerçante que berce le ronronnement des générateurs. Ailleurs, c’est la puanteur émanant de monceaux de sacs-poubelle qui sature l’air brûlant : sous-traitée à des sociétés privées enclines à recruter des immigrants subsahariens ou bangladais, la collecte des ordures ménagères est au mieux aléatoire.

Visuellement, une autre incongruité intrigue : la profusion de chantiers titanesques figés, sur lesquels veillent des cohortes de grues pétrifiées, sentinelles inertes. Complexes hôteliers inachevés, tours de bureaux en souffrance, squelettes d’immeubles résidentiels : engagés pour la plupart sous Kadhafi, ces orgueilleux projets n’ont pas survécu au naufrage de la Jamahiriya ni à la fuite des investisseurs étrangers. Sortiront-ils un jour de leur torpeur ? Mystère.

Si controversée soit-elle, l’irruption du GNA aura eu le mérite de clarifier le paysage, dans une Libye tiraillée un temps entre trois exécutifs et deux chambres, rongée par les appétits de centaines de brigades aux arsenaux richement dotés. Il n’empêche : l’emprise du cabinet Sarraj demeure trop hésitante pour solder les imbroglios du quotidien. Les avanies subies par la maigre délégation qu’enverra cet été Tripoli aux Jeux olympiques et paralympiques de Rio devraient lui valoir d’office une médaille d’or. « Pour des histoires de finances et de visas, soupire un de ses piliers, nous avons loupé plusieurs tournois qualificatifs. Et ne parlons pas de la préparation… »

« Ce pays a besoin d’un homme fort »

Installé depuis le 30 mars dans la base navale d’Abou Setta, dont il ne sort guère, Fayez el-Sarraj, rejeton d’une fameuse dynastie tripolitaine, élargit patiemment son assise à coups de ralliements ; un jour la Banque centrale, le lendemain telle unité de renseignement militaire jusqu’alors loyale à Khalifa Haftar, ex-général de l’ère Kadhafi solidement implanté en Cyrénaïque (province de l’est). Il n’empêche : la déception affleure déjà. « C’est un notable instruit et mesuré, concède un bijoutier de la médina. Mais il manque de charisme. Ce pays a besoin d’un homme fort. » « Rien de tangible sur le terrain, peste en écho le blogueur Absily. Le temps qui passe joue contre lui. » Constat analogue chez Salem, le guide désoeuvré : « Sarraj annonce, promet, mais la situation empire. De plus, il n’a pas les coudées franches et doit se plier aux diktats des Frères musulmans et des chefs miliciens. » Moins impatientes, les figures de proue d’une société civile embryonnaire laissent encore à l’ex-architecte le bénéfice du doute. « Au moins lui et son entourage se montrent-ils ouverts à nos plaidoyers pour la saine gouvernance, la transparence et la liberté d’expression », constate Amjad Badr, animateur de Hexa Connection. Malgré la modestie de ses moyens, cette ONG enseigne à Tripoli et à Benghazi (dans l’Est), d’ateliers en camps d’été pour enfants, l’art du blog et la maîtrise d’Internet. « Par chance, notre classe politique méconnaît trop ces enjeux pour nous juger subversifs, ironise Amjad. Seul hic : la suspicion qu’inspire le soutien financier fourni par un think tank de Washington… » Nul doute que ce pionnier pourrait consacrer un séminaire à la formule taguée, en anglais, sur une palissade du quartier de Fashloum : « Ne demande pas ce que le gouvernement peut faire pour toi. Demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays. »

Du mépris pour le secteur privé

Maxime mise en oeuvre 230 kilomètres plus à l’est, à Misrata, fière cité portuaire fondée par les Romains au IIIe siècle de notre ère. Héritiers des négociants crétois, maltais et ottomans de jadis, ses enfants savent ce que la « Libye libre » doit aux combattants de l’ancienne Tubartis. Eux qui, au printemps 2011, résistèrent aux assauts furieux de l’artillerie kadhafiste. Eux qui, aujourd’hui, conduisent le siège de Syrte ; et dont les chasseurs MIG, en route pour le bastion menacé des djihadistes de Daech, survolent dans un rugissement strident le musée des Martyrs, conservatoire de l’héroïsme maison. Bien sûr, l’hôpital local manque lui aussi cruellement de matériel, de traitements et de chirurgiens. Bien sûr, en l’absence de ministre de l’Information, l’équipe de la télévision publique Misrata TV ne sait plus à quelle tutelle se vouer. Mais la ville semble plus sûre et plus sereine que Tripoli. « Mon usine de produits laitiers tourne à plein régime, insiste Mohamed Raied, président de l’Union des chambres de commerce, d’industrie et d’agriculture de Libye. Leurs prix restent inchangés, je les achemine partout dans le pays et mes 1 500 salariés sont sur le pont. » Très vite, le propos de ce patron trapu et carré prend une tournure politique. Tout y passe : les errements de la Banque centrale, coupable d’avoir dilapidé 20 milliards d’euros de devises ; le recrutement massif de fonctionnaires « payés à ne rien faire, rançon d’un assistanat qui encourage la paresse », le mépris pour le secteur privé, livré à lui-même. « C’est pour changer les lois économiques de l’intérieur que j’ai décroché un siège au Parlement, admet Raied. Sans aucun succès pour le moment. » Sur le sort promis au général rebelle Khalifa Haftar, qui dénie au gouvernement d’union toute légitimité, le PDG de choc ne louvoie pas davantage : « Hors de question de le nommer à la tête de l’armée en échange de son allégeance, tranche-t-il. Au mieux, qu’on lui concède le commandement de la région Est ou un fauteuil au sein d’un état-major collégial. » Au crépuscule, quand plane sur les terrasses le clapotis des chichas, le verdict se fait moins indulgent. « Le pouvoir ne peut être une amicale de retraités nostalgique de Kadhafi, assène un chômeur. Mieux vaut la partition que l’unité avec Haftar. » En dépit de la vivacité de tropismes régionalistes ancestraux, le scénario de l’éclatement n’a que peu d’adeptes. « La rancoeur est telle au regard des sacrifices consentis, soutient un ponte de Misrata TV, que l’idée, hier marginale, fait son chemin. » « Totalement exclu, riposte Mohamed Raied. Le tissu social libyen résulte d’un mélange inextricable : 350 000 Misrati vivent à Benghazi, mosaïque tribale où 200 foyers et une avenue portent le nom de ma famille. »

Ce 8 juin, le stade sablonneux du quartier Habdah al-Badri, voué au football à sept, accueille l’un des matchs du 3e Challenge de la tolérance. « Au-delà de l’amour du ballon rond, un message de réconciliation », plaide le promoteur du tournoi. Las ! Dès la dixième minute, un carton rouge sanctionne le tacle assassin d’un visiteur irascible. Comme l’union, la concorde est un combat.

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL VINCENT HUGEUX

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