Etienne Dujardin

« Les Turcs, de fins négociateurs qui profitent de la détresse d’une Europe affaiblie »

Etienne Dujardin Juriste et élu conseiller communal MR à Woluwe-Saint-Pierre

Le chantage que nous infligent les Turcs dans la crise des migrants est indigne. L’Union européenne subit complètement les événements et se laisse dicter les conditions du contrat par les Turcs.

En novembre dernier, les Turcs exigeaient trois milliards d’euros d’aides ainsi qu’une accélération des discussions concernant la fin des visas obligatoires pour les citoyens turcs désirant voyager dans l’Union européenne. Aujourd’hui, la Turquie demande non seulement 3 milliards d’euros supplémentaires, soit 6 milliards, mais aussi la levée des visas obligatoires dès juin 2016, le principe d’un Syrien réadmis en Turquie contre un Syrien réinstallé dans l’Union européenne et enfin l’ouverture de nouveaux chapitres d’adhésion à l’Union européenne. Plusieurs réflexions s’imposent, outre celle portant sur le fait que les Turcs sont de fins négociateurs et profitent de la détresse d’une Europe affaiblie.

Premièrement, ouvrir maintenant des chapitres d’adhésion à l’Union européenne est une faute politique majeure. Une adhésion à l’Europe veut dire converger avec celle-ci, respecter ses valeurs, partager son histoire. Le moins que l’on puisse dire est que la Turquie d’Erdogan ne converge pas vers l’Europe, mais diverge de plus en plus de cette dernière, tant dans ses valeurs que dans ses règles de droit. Doit-on rappeler que les journalistes critiques sont emprisonnés, que l’importante minorité kurde est opprimée, que les droits de l’homme sont bafoués ? La semaine dernière encore, la femme de Monsieur Erdogan décrivait le harem comme une école de vie. Je doute que les femmes européennes apprécient ce genre de déclaration hallucinante. À l’heure où l’Europe traverse une grave crise de confiance, ouvrir des chapitres à l’adhésion entraîne une confusion pour le citoyen. Cessons l’hypocrisie, à quoi sert-il de discuter d’adhésion avec la Turquie si, comme certains le disent, il n’y a aucune chance de voir son adhésion acceptée ? Pourquoi avoir voté plus de deux milliards d’euros de crédits pluriannuels pour l’aider dans sa pré-adhésion, si le processus n’a aucune chance d’aboutir ? Ne peut-on pas exiger de ce partenaire un peu de loyauté et moins de chantage vu tous les milliards déjà versés ? Si la Turquie demande de relancer l’adhésion, c’est qu’elle souhaite évidemment y arriver un jour. Nous ne pouvons plus continuer ce petit jeu. Les citoyens européens, dans leur immense majorité, ne veulent pas de la Turquie dans l’Europe. Cependant, ce pays compte sur la carte du monde et doit être respecté. Un partenariat privilégié semble bien plus indiqué qu’une adhésion de la Turquie dans l’Europe.

Le moins que l’on puisse dire est que la Turquie d’Erdogan ne converge pas vers l’Europe, mais diverge de plus en plus de cette dernière, tant dans ses valeurs que dans ses règles de droit.

Deuxièmement vient la question des visas : on en parle très peu, mais elle est extrêmement intéressante. Si on lève l’obligation pour les Turcs de détenir un visa pour voyager librement dans la zone Schengen, cela veut dire concrètement que près de 80 millions de Turcs pourront se promener librement dans toute l’Europe. Des pays de l’Est (Balkans, Moldavie) ont dû subir un processus très scrupuleux pour obtenir cette levée des visas à l’époque (2009-2010). On estime à septante-deux le nombre de critères à respecter pour pouvoir obtenir cette facilité. La semaine dernière, la Turquie ne respectait encore que près de la moitié des 72 critères nécessaires alors qu’elle s’y prépare depuis 2012 et que ce pays évolue aujourd’hui plutôt mal sur le plan des droits de l’homme. Comment va-t-elle faire pour respecter les 72 critères d’ici juin ? C’est juste impossible.

Au stade actuel, beaucoup pensent que l’accord présenté au dernier conseil européen n’est pas satisfaisant et ils se demandent même si l’on peut faire confiance à la Turquie. On ne peut se montrer qu’étonné quand la Turquie refuse que des bateaux de l’OTAN (dont elle est membre) puissent entrer dans ses eaux territoriales pour l’aider à lutter contre les réseaux de passeurs et empêcher les départs de migrants qui risquent leur vie en mer. En effet, faute de prévenir ces départs de la côte turque sur des embarcations de fortune, le droit international et le droit européen obligent les bateaux de FRONTEX de se porter au secours et de ramener les naufragés en lieu sûr, c’est-à-dire sur les côtes grecques. Quand nous voyons l’effort considérable et remarquable fait par la Jordanie et le Liban, on ne peut être qu’admiratif et ces deux pays n’exercent pas de chantage.

Un partenariat privilégié semble bien plus indiqué qu’une adhésion de la Turquie dans l’Europe.

La diplomatie européenne devrait par ailleurs inviter avec insistance les pétromonarchies du golfe à réaliser leur part de l’effort dans l’accueil des réfugiés, ce qu’elles ne font absolument pas pour l’instant. Selon des experts, la Turquie continue actuellement de laisser passer les réfugiés et les migrants malgré ses promesses de renforcement des frontières faites en novembre. Cependant, nous devons aussi nous en prendre à nous-mêmes, Occidentaux ! Par nos interventions, nous avons déstabilisé les pays du Moyen-Orient. Tant que les conflits existeront en Syrie, en Irak, en Lybie, la source des déplacés continuera. Mettre des barbelés devant des gens qui fuient la mort est révoltant sur le plan moral et inefficace sur le plan politique. Il faut donc anéantir Daech et le faire avec tous les alliés en présence, à savoir : les Occidentaux et les Russes. Ceux qui ont plaidé pour la destitution de Kadhafi ou d’Assad ont fait une erreur géostratégique majeure et sont responsables de la montée en puissance de Daech.

L’Europe est à la croisée des chemins. Elle peut ressortir affaiblie ou renforcée de la crise actuelle. Tout va dépendre des décisions prises notamment ces jeudi et vendredi, lors du nouveau conseil européen en présence du premier ministre turc. Mais l’Europe ne peut cependant se construire sans l’avis de son peuple, notamment sur le refus de l’adhésion turque, mais aussi dans d’autres dossiers (comme une meilleure politique de soutien des agriculteurs ou du TTIP, autre dossier explosif qui n’est pas traité avec la transparence voulue et l’écoute nécessaire). Sans le soutien des populations, le magnifique projet européen sera non seulement vide, mais mort. Nos dirigeants ne doivent pas l’oublier.

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