Skyline de Doha, au Qatar © iStockphoto

Les raisons qui se cachent derrière l’isolement diplomatique du Qatar

Le Vif

Fondateur du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde arabe Contemporain, et Professeur émérite de l’UCL, Bichara Khader revient sur la crise diplomatique entre le Qatar et les autres pays du Golfe.

L’Arabie saoudite et ses alliés ont rompu lundi leurs relations avec le Qatar, provoquant une crise diplomatique majeure au Moyen-Orient quinze jours après un appel de Donald Trump à l’unité des pays arabes face au terrorisme. Le Qatar a réagi avec colère à cette décision, accusant ses voisins du Golfe de vouloir le mettre « sous tutelle » et de l’étouffer économiquement.

Le Vif : Les journaux et experts internationaux ont déclaré que la raison de cette rupture diplomatique était due aux divergences en matière de politique étrangère entre le Qatar et les autres pays du Golfe (en particulier l’Arabie Saoudite). Quelles sont ces divergences ?

Bichara Khader : Les relations entre le Qatar et l’Arabie Saoudite ont été rarement au beau fixe, en dépit du fait qu’ils font partie du Conseil de Coopération du Golfe mis en place en 1981. Déjà en 1992, un différend frontalier a conduit à un accrochage faisant 3 morts. En 2002, l’Arabie Saoudite a rappelé son ambassadeur à Doha à la suite de la diffusion par la chaine qatarie al-Djazira d’un documentaire, peu flatteur, sur le fondateur du Royaume d’Arabie Saoudite. L’Ambassadeur n’a regagné son poste qu’en 2008. Lors des événements du Printemps arabe à partir de 2011, largement couverts par la chaîne Al-Djazira, l’Arabie et ses alliés ont reproché au Qatar d’incitation à la rébellion contre l’ordre établi et de soutenir les Frères Musulmans. En 2013, lorsque le Général Al Sissi a écarté le président Morsi (le président égyptien démocratiquement élu) et l’a mis en prison , le Qatar a considéré cela comme  » un coup d’Etat » illégitime suscitant l’ire de l’Arabie Saoudite, des Emirats, de Bahreïn et des militaires égyptiens, quatre pays qui partagent une même détestation des Frères Musulmans. Les relations avec le Qatar se sont tendues davantage et la crise a débouché en 2014 sur le rappel des Ambassadeurs d’Arabie Saoudite, des Emirats et de Bahreïn. Une médiation koweïtienne a permis de dénouer la crise rapidement, mais derrière une réconciliation de façade, la méfiance persiste. La crise actuelle -rupture des relations diplomatiques du 5 juin 2017 – fait suite à la visite du président Trump en Arabie qui a conduit à la mise en place d’une coalition sunnite anti-terroriste et surtout anti-iranienne. Le Qatar a pris ses distances considérant que cette obsession anti-iranienne de l’Arabie Saoudite ne sert pas la sécurité régionale, fragilise les petits Emirats, et fait le jeu de l’Amérique de Trump. D’autant que le Qatar et l’Iran sont des voisins proches et partagent un même champ gazier . L’Arabie Saoudite reproche au Qatar de faire cavalier seul, de rompre le consensus du CCG, de jouer un jeu double, voire même d’aider en sous main les chiites saoudiens et même les houttites du Yémen. On passe donc tout naturellement des soupçons, à l’invective puis à la rupture. Le Conseil de Coopération du Golfe est plongé dans une crise profonde et toute la région retient son souffle.

Le sens commun a tendance à percevoir les pays du Golfe unis dans leurs politiques étrangères vis-à-vis de l’Iran. Quelle est la particularité du Qatar ?

Les six pays du Golfe sont égaux en droits. En réalité, l’Arabie Saoudite est le pays le plus étendu et le plus peuplé. Elle a donc tendance à se comporter comme un  » grand frère », voire comme un suzerain imposant ses vues , ses priorités et son agenda. Certains pays, dont le Qatar et dans une moindre mesure Oman et le Koweït, ne veulent pas de la tutelle saoudienne ou ne partagent pas la vision géopolitique de l’Arabie Saoudite, notamment dans son rapport conflictuel à l’Iran, voire son opposition aux Frères Musulmans qu’elle considère comme une organisation terroriste. Certains Emirats, même parmi les plus conservateurs comme le Qatar, reprochent à l’Arabie son rigorisme religieux . « Nous ne sommes pas vos vassaux », s’est écrié un journaliste qatari. En réalité , les six royaumes et Emirats du CCG peuvent être groupés en trois catégories : les alliés de l’Arabie Saoudite ( Bahrein et les Emirats), un opposant historique ( le Qatar) et deux pays qui ne veulent pas être embrigadés dans un camp ou dans un autre ( Oman et le Koweit). La volonté farouche du Qatar de préserver son autonomie et défendre ses intérêts s’est manifestée lors qu’il a créé la Chaine Al-Djazira en 1996. Ne disposant pas d’une armée puissante, Al-Djazira est devenue son arme d’influence massive : elle est présente dans tous les foyers arabes. L’Arabie Saoudite a donc lancé une chaîne concurrente : al-Arabiyyah . La compétition médiatique cachait une compétition géopolitique . Alors que l’Arabie voue les Frères Musulmans aux gémonies, le Qatar leur offre un refuge . Alors que l’Arabie considère les Iraniens comme des trouble-fête, agitant les passions sectaires, et manipulant les minorités chiites dans les autres pays arabes ( Hizbollah libanais, houttites yéménites, chiites de Bahreïn, voire même chiites saoudiens), le Qatar ne croit pas à la théorie du complot et considère la rivalité chiite-sunnite comme un danger mortel pour toute la région . C’est pour cela que l’Arabie Saoudite, les Emirats et le Bahreïn ont été offusqués par la précipitation de l’Occident à signer un accord sur le nucléaire iranien , alors que le Qatar, Oman et même le Koweït y ont vu une opportunité de « contenir l’Iran et réduire sa capacité de nuisance ». On le voit bien , il n’y a pas une seule politique étrangère du Golfe, mais plusieurs. Cela rappelle étrangement le cas de l’UE.

La sphère internationale affirme que ce conflit doit se régler via une médiation. Quelle est la marge de manoeuvre de négociation du Qatar pour régler cette crise. Que doit-il concéder ? L’émirat peut-il se permettre ces concessions ? Y a-t-il une chance que le Qatar rejoigne la sphère d’influence de l’Iran ?

Cette crise n’est bonne pour personne. Elle crispe les relations entre pays « frères ». Elle crée une brèche dangereuse au sein du CCG .Elle assombrit le climat des affaires. Elle permet à des acteurs non-arabes de manoeuvrer au gré de leurs intérêts . Elle doit être rapidement désamorcée. A court terme, le Qatar dispose d’ un bas de laine de plus de 350-400 milliards de dollars et peut braver la tempête. Mais la fermeture de l’espace terrestre, maritime, et aérien peut affecter son fleuron qu’est Qatar Airways, freiner les travaux de préparation de la Coupe du Monde en 2022, voire réduire ses taux de croissance. Si la crise perdure à cause d’un entêtement saoudien, le Qatar pourrait se mettre sous les « ailes protectrices de l’Iran » , une aubaine pour ce pays. Dans ce scénario, l’Arabie Saoudite ,en cherchant à « punir » le Qatar, aurait remporté une victoire à la Pyrrhus : c’est-à-dire, renforcer le camp qu’elle cherche à affaiblir.

Compte tenu des conséquences graves d’une crise sans issue, je suis persuadé que certains pays ( le Koweït, Oman voire la Turquie) pourraient tenter une médiation assez rapidement. L’Emir du Koweït s’est déjà rendu à Ryad à cet effet. L’Arabie Saoudite serait tentée de se montrer inflexible . Mais humilier le Qatar n’est pas une bonne stratégie. Le convaincre de ne pas se mêler des affaires des autres pays ( notamment en Egypte et en Libye), est une stratégie plus payante. D’ailleurs , au Qatar même , il y a des voix qui appellent les dirigeants à plus de modestie , à moins de militantisme et à plus de réalisme pour le bienfait du pays, pour sa renommée et pour son crédibilité sur la scène du Golfe et sur la scène mondiale. Le Qatar sera sans doute contraint de tempérer son discours en faveur des Frères Musulmans . En ce qui concerne l’Iran, les contraintes géopolitiques et énergétiques l’obligent à préserver un rapport de bon voisinage comme le fait fort sagement le Sultanat d’Oman. L’Arabie Saoudite de son côté doit cesser d’imposer son bon vouloir aux autres Emirats et accepter la « légitimité de la différence » qui est un principe de base de toute organisation régionale. Quant à demander au Qatar de cesser toute aide aux organisations islamistes, l’Arabie Saoudite , pour convaincre, doit être, elle-même, au-dessus de tout soupçon.

Qui sont les initiateurs de la politique étrangère au Qatar ? Est-il possible que les responsables changent radicalement de politique étrangère ?

La politique étrangère du Qatar n’est pas l’affaire d’une personne : elle est élaborée en haut lieu au sommet de l’Etat. Comme en Arabie Saoudite. On peut remplacer un ministre par un autre, mais cela ne règle rien. Le Qatar soutient que toutes les allégations le concernant sont sans fondement et qu’il est aujourd’hui un  » bouc émissaire » tout indiqué . Il pourra, certes, sous la pression, assouplir sa position, voire se montrer plus coopératif. Mais les fondamentaux de sa politique étrangère ( rapport à l’Iran, défense de sa souveraineté et de son autonomie, son rôle sur la scène régionale, etc.) resteront inchangés. Le Qatar est convaincu qu’il est victime d’une machination visant à le forcer à rentrer dans le rang, à museler al-Djazira, à accepter la tutelle de l’Arabie Saoudite. Alors qu’Il abrite une grande base américaine et le Commandement Central, le Qatar ne comprend pas pourquoi le président Trump a donné un blanc-seing à l’Arabie Saoudite pour se lancer dans une campagne anti-iranienne, rompant ainsi avec la politique d’Obama. Sans doute les contrats juteux (350 milliards de dollars) qu’il a arraché aux Saoudiens y sont pour quelque chose. L’UE aurait tort de s’aligner sur la politique américaine qui divise les pays du Golfe . Elle a trop à perdre en prenant parti dans un conflit qui ne la concerne pas. Rappelons que les échanges de l’UE avec l’ensemble des pays du Golfe oscillent autour de 150 milliards d’euros, avec un excédent commercial moyen de 50 à 60 milliards d’euros. Les échanges de l’UE avec le Qatar en 2015 ont représenté 32.5 milliards avec un excédent commercial pour l’UE de 5,6 milliards. Il ne faut pas que cette crise , indirectement provoquée par la nouvelle politique américaine, mette en péril les intérêts européens.

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