Cédric Chevalier

Les limites du libre-échange

Cédric Chevalier Economiste et ancien chercheur

Publifin ne doit pas saturer l’horizon politique… L’Europe doit-elle se convertir au protectionnisme ? Ce débat se porte de plus en plus dans certaines sphères politiques et économiques, boosté par l’élection de Trump et les débats autour des présidentielles en France.

On sent dans l’air du temps qu’une idée qui se condensait depuis des années est en train de libérer sa charge d’influence. Et que cette idée rend possible un ancien impossible. L’idée qu’on puisse contester le libre-échange, soit la clef de voûte de la mondialisation économique et de la dérégulation. L’idée que le libre-échange, la libéralisation illimitée des échanges économiques de biens, de travailleurs et de flux financiers à travers le monde entier, était indiscutable, constituait une limite infranchissable de la réalité, est en train de se lézarder, si pas s’effondrer sous nos yeux, révélant de nouveaux possibles, un nouvel espace de liberté politique.

Pour l’économiste alternatif, c’est l’empereur orthodoxe qui est mis à nu. Un pilier du caractère dogmatique de la pensée économique dominante qui est soudain révélé dans tout son arbitraire. Il apparaît aujourd’hui que certains ne sont pas vraiment des scientifiques.

Pour l’écologiste, il est piquant de voir une grande partie de la droite et de la gauche productivistes, y compris dans leurs extrêmes, s’interroger sur le sens du libre-échange illimité, et reprendre à son compte l’idée de la régulation de l’économie mondiale, et du protectionnisme socio-environnemental. Les modérés et les centristes ne sont pas ceux qu’on croit finalement. Une idée extrême a fini par convaincre l’essentiel du spectre politique au cours du XXe siècle, comme bien des idées extrêmes, elle finit par révéler ses limites.

Pour l’historien, il est inquiétant de faire le parallèle avec des périodes où les motifs commerciaux et économiques se sont mêlés à ce point aux motifs politiques et impérialistes. « Le nationalisme, c’est la guerre », tel fut le message ultime de François Mitterrand devant le Parlement européen, en 1995, lui qui était profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale. On sait que la Première fut également causée notamment par l’impérialisme économique. Dans un monde où les ressources sont limitées et se raréfient, l’historien, écologiste et économiste alternatif a bien des raisons de s’inquiéter.

Pour le philosophe enfin, il est incroyable de mesurer à quel point les possibles humains sont à ce point bornés par des idées dogmatiques, qui tiennent lieu de pensée pendant des décennies, en restant inaccessibles à la critique de la raison. Heureusement, la réalité est ce qui résiste, les faits sont têtus, quelles que soient nos opinions et la puissance de la propagande médiatique. Le monde se charge toujours de limiter notre démesure. Celle des chefs d’État et des généraux y compris. En cette période où la propagande rappelle de sombres années, cette période de soi-disant « post-vérité » et « d’alternative facts », cette période où tous les démocrates finissent par douter de la démocratie, il faut sans doute ré-exhumer Kant et les Lumières, pour rediffuser son « sapere aude ! », « ose savoir ! », car selon Kant : « Le mouvement des Lumières est la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »

Osons savoir, osons remettre en question le dogme du libre échange mais sans tomber dans un contre-dogme tout aussi abscons.

La remise en question mondiale du libre échange ouvre un espace de possibles. Cet espace de liberté politique, comme tout espace de liberté ouvert par la pensée et la culture, est porteur de promesses et de menaces. Des promesses parmi les meilleures d’une part, celle notamment d’un monde dans lequel on pourrait réguler le commerce international afin de ré-enchâsser le système économique mondial dans les limites de la société du bien-être social, et dans les limites environnementales de la biosphère, et des menaces parmi les pires d’autre part, notamment celle d’un monde qui finit par connaître une troisième guerre mondiale déclenchée par des rivalités irréconciliables, fruit absurde de la renaissance d’un impérialisme et d’un nationalisme politico-économique.

Dans cet espace béant d’incertitude qui est ouvert aujourd’hui, avec l’élection de Donald Trump, les velléités offensives de Poutine, la stratégie à long terme de la Chine, le chaos du Moyen-Orient et de l’Afrique, l’Europe, affaiblie par une crise de pouvoir majeure, devra se réinventer très vite, si elle veut continuer à incarner la voie de l’avenir, un continent où le bien-être humain et social est (encore) considéré comme le plus élevé au monde.

Les politiciens européens de tous les niveaux de pouvoir voient donc s’ouvrir une période où leur pensée, leur parole et leur action prend une valeur toute particulière, où le carcan d’un dogme se brise et où tout devient possible, le pire et le meilleur, et où la responsabilité de chacun face à l’histoire sera d’autant plus importante.

C’est un parti-pris, mais il est à noter qu’en cette période, l’écologie politique est plus que jamais une partie de la solution. Elle révèle tout l’intérêt de la pensée qui la fonde, en proposant sa vision complexe, systémique, réflexive. Le tout en étant la meilleure synthèse entre un humanisme intergénérationnel et sans frontière, favorable aux échanges entre cultures, y compris dans un commerce durable, et une volonté courageuse pour le politique d’utiliser son pouvoir de définir les limites de l’économie, y compris en recadrant un commerce débridé qui démultiplie les inégalités, afin de préserver et enrichir notre bien-être social et notre environnement.

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