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Les lettres des témoins de l’enfer

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Réunies par le Belge Jean-Louis Rouhart, plus de 300 lettres écrites par des inconnus internés dans des camps d’extermination nazis plongent le lecteur au coeur du monde concentrationnaire. Un témoignage humain exceptionnel.

« Chère Lieschen, cher fils, dans une heure, je ne serai plus. Je me trouve ici, je ne sais pas où sera ma tombe. Je peux à peine écrire, tu es trop jeune pour devenir veuve. Eduque mon petit garçon pour qu’il devienne un honnête homme. […] Pense à notre garçon, c’est pour lui que tu dois vivre. […] Pense que je suis tombé au combat et dis cela aussi à Hänschen. Plus tard, tu pourras lui dire la vérité. Je n’ai maintenant plus rien à te dire. Mes lèvres t’ont donné le dernier baiser. Adieu. » Quand Johann Heinen rédige sa lettre dans la nuit du 7 au 8 septembre 1938, il est détenu au camp de déportation de Sachsenhausen, près de Berlin. Il a été arrêté par la Gestapo, parce qu’il a refusé, pour des raisons politiques, de participer à des travaux de terrassement prévus pour la défense antiaérienne. Heinrich Himmler veut en faire un exemple et ordonne que Johann Heinen soit fusillé immédiatement.

Des centaines, des milliers de lettres seront ainsi écrites dans le brinquebalement d’un convoi ferroviaire en partance pour un camp ou jetées de véhicules conduisant des victimes d’une partie d’un camp à l’autre. Comme le dernier billet de Paul Wohlman lancé du train entre Drancy et Auschwitz. « Attention ! On nous a trompés et menti. Nous sommes en train pour Oswiecim. Notre fin est imminente. Ecrivez à Vittel que dans quelques jours nous sommes morts. » De nombreux courriers sortiront aussi secrètement des camps cachés dans du linge, dans des tubes de dentifrice, dissimulés d’autres manières encore ou rédigés sur des semelles de chaussures, par exemple. Au risque d’y laisser sa vie, car la censure veille.

Professeur de langues germaniques, Jean-Louis Rouhart a exhumé quelques 333 lettres écrites de la main de déportés et envoyées ou échangées à l’intérieur du camp. Il les publie dans Lettres de l’ombre : correspondance illégale dans les camps de concentration nazis (Les Territoires de la mémoire, 408 p.), publié ce 25 avril. Dans la préface, Peter Kuon, professeur à l’université de Salzbourg, en Autriche, dénonce « l’ère du shoah-business ». « Seul antidote : réhabiliter le témoin, avec tout ce qui lui appartient, les objets qu’il a fabriqués dans le camp, les dessins qu’il a esquissés, les rares photos qu’il a prises, les poèmes, les journaux, les lettres qu’il a écrites malgré les interdictions… »

Le livre de Jean-Louis Rouhart reprend aussi des reproductions d’une quinzaine de courriers, parmi lesquels des lettres cryptées. Car pour cacher la véritable signification du message, des détenus ont parfois utilisé des techniques de camouflage, comme l’encre sympathique, invisible à l’oeil nu. Dont des résistants écrivant à des groupes clandestins à l’extérieur pour orchestrer des évasions, échanger des informations relatives à la production des armes de représailles ou organiser l’entrée illicite de médicaments.

Lire l’enquête et des extraits de lettres dans Le Vif/L’Express de cette semaine.

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