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« Les Hongrois n’étaient pas intéressés par les libertés de l’Union européenne, mais par ses richesses »

Jonathan Holslag
Jonathan Holslag Jonathan Holslag est professeur en relations internationales à la VUB.

Comment se fait-il que les Hongrois soient si amers à propos de l’Europe? Le pays de Viktor Orban est-il à l’avant-garde d’un nouveau réveil conservateur et nationaliste en Europe ?

Au cours d’un voyage en Europe de l’Est, je m’arrête en Hongrie. Je voudrais comprendre si l’Union européenne est en train de perdre le pays de Viktor Orban, ou si Orban est justement l’avant-garde d’un nouveau réveil conservateur et nationaliste en Europe. Il y a quinze ans que la Hongrie a choisi d’entrer dans l’Union européenne. Depuis, les institutions européennes y ont investi quatre milliards d’euros par an, et pourtant seulement un tiers de la population trouve que l’Union européenne est une bonne chose. Le Premier ministre Orban provoque Bruxelles en instaurant des mesures qui affaiblissent l’État de droit. Comment se fait-il que les Hongrois soient si amers à propos de l’Europe malgré le soutien ? Orban peut-il vraiment devenir le pionnier d’un nouveau mouvement conservateur en Europe, et son nationalisme renforce-t-il effectivement le pays ?

« L’Europe doit montrer plus de compréhension pour la situation du pays. Le ton moralisateur ne convaincra pas la population que la politique d’Orban compromet la démocratie et la prospérité du pays. L’attitude paternaliste de Bruxelles produit l’effet l’inverse.  » C’est là l’opinion de Patrick Nopens, un ancien attaché de la Défense belge qui vit à Budapest. Je le rencontre par hasard sur mon vol et il me propose un lift jusqu’à mon hôtel. Sa vieille Defender a traversé presque toute l’ancienne Union soviétique et vrombit à présent sur le ring nocturne. « Essayez de regarder la Hongrie avec l’esprit ouvert », conseille-t-il. « Ce pays revêt une importance stratégique et nous ne pouvons pas éloigner les Hongrois de nous. »

Patriotisme

Le lendemain, je me rends au musée national de Budapest où l’on peut dire qu’est né le nationalisme hongrois. C’est dans la cage d’escalier qu’en 1848 le poète Sandor Petofi a entamé son chant de liberté contre l’oppression de l’empereur autrichien. La liberté de la presse, l’autodétermination, la liberté religieuse, l’égalité, la justice et l’amour de la patrie : voilà les fondements de la Hongrie moderne. Les deux grands piliers du patriotisme étaient la citoyenneté et la grande histoire hongroise. La Hongrie régnait sur un royaume immense et luttait contre les Mongoles, les Byzantins et les Turcs. C’était le bouclier de l’Europe. La citoyenneté signifiait que les Hongrois devaient fournir un effort pour développer leurs propre culture, industrie et idées.

« Ce patriotisme libéral voyait la liberté comme une condition, mais c’était surtout un appel aux Hongrois pour être ambitieux, entrepreneur et innovateur. L’émancipation était la clé. Cela semblait fonctionner. Après la révolution de 1848 nous avons progressivement gagné en liberté et il s’est formé une bourgeoisie fortunée qui à son tour a frayé le chemin pour un meilleur enseignement et une croissance industrielle rapide. Au début du 20e siècle, Budapest était la ville la plus riche de toute la région. C’était l’époque de Bela Bartok et de Franz Liszt. » J’écoute Andras Gero, l’un des historiens les plus éminents du pays.

« Mais ensuite il y a eu deux guerres mondiales », poursuit Gero. « En 1919, nous avons perdu un tiers de notre territoire parce que nous nous battions avec les Autrichiens. Suite à la destruction économique, le revenu par personne a baissé d’un tiers et c’en était fini de la bourgeoisie. Les Soviétiques lui ont donné le coup de grâce. L’insurrection de 1956 a été durement réprimée et au cours des décennies qui ont suivi, il y a eu une sorte de pacte où les citoyens bénéficiaient de sécurité économique en échange de l’abandon de leur liberté politique. Les gens étaient apolitiques et cyniques. Après la chute de l’Union soviétique, la plupart des gens ne s’intéressaient pas aux libertés de l’Union européenne, mais à ses richesses. À moment donné, cette prospérité a semblé arriver. Après 2000, la croissance a ralenti et il y a eu un scandale de corruption après l’autre. Désillusion à l’égard de l’Europe, corruption, méfiance et pauvreté : voilà ce qui a mené à la montée d’Orban. »

Le sociologue Janes Simon approuve. « La société civile a disparu. Même après l’effondrement de l’Union soviétique, les citoyens étaient à peine impliqués dans la transition vers un pays libre. » Les gens doivent tout de même comprendre qu’il y a des risques au cap anti-européen d’Orban, lui dis-je. « Nous n’avons presque pas de classe moyenne ou de bourgeoisie qui comprenne l’importance de la liberté, mais une grande masse de travailleurs pauvres qui essaient de garder la tête au-dessus de l’eau, qui sont peu qualifiés et ont peu de temps de s’occuper de politique. Pour eux, la stabilité est ce qu’il y a de plus important. Les jeunes sont très cyniques. » Simon souligne aussi qu’il est très difficile pour les libéraux de réussir. Bâtir une classe moyenne demande du temps et la concurrence avec d’autres pays pauvres affaiblit les opportunités économiques.

Budapest suburbia

Il suffit de quitter le centre historique pour se convaincre de cette réalité. Je vais boire un café dans une famille hongroise, un couple de quadragénaires, elle manutentionnaire et lui policier. Ils ont un enfant et un petit roquet. Au début la conversation est difficile. La première question qu’on me pose, c’est pourquoi Bruxelles est si fâché contre Orban. J’évoque son attaque contre la liberté de la presse, mais cet argument n’est guère accueilli avec enthousiasme. « Nous n’avons pas voté pour Orban, mais il n’est pas bon de faire la leçon à notre pays », déclare l’homme. « Vous faites d’Orban un martyr. Les gens aiment son attitude de macho. » Son épouse souligne que le pays a besoin de repos : « Nous devons nous concentrer sur les emplois. Nous devons donner la priorité à l’intérêt général. » Mais qu’en est-il de la corruption ? « La corruption fait partie de la politique. C’est mieux dans votre pays ? Tant qu’on ne fait pas de la Hongrie un état de voyous comme la Russie. » Je ne sens pas beaucoup plus avancé, mais au retour le chauffeur de taxi affirme également que la stabilité est ce qu’il y a de plus important. « Pour pouvoir construire, il fait d’abord du calme et de l’ordre. »

Je me demande si Orban procure de la stabilité et du repos. La stabilité est-elle garantie en détruisant les médias libres, en montant la population contre les minorités comme les Roms ? Est-il question de construction si l’on investit moins en enseignement, en formation des citoyens, comme plaidait Sandor Petofi et si on pompe de l’argent dans les stades de football ? En pain et en jeux ? Est-il question de construction quand le gendre du Premier ministre décroche des dizaines de millions de contrats publics avec une petite firme de rien du tout ? Ou si ce même Premier ministre affrète un train vers sa ville natale où il n’y a pratiquement pas d’habitants et où une bonne partie de ses amis de jeunesse sont devenus des oligarques ? Quel sens y a-t-il à lever le poing vers Bruxelles si le pays dépend en même temps d’emprunts de la Russie et de la Chine ? La connivence avec des amis autoritaires bénéficie-t-elle au pays ou surtout à l’entourage d’Orban ? Remplacer le paternalisme étranger par une confusion d’intérêts intérieure, est-ce là la définition du patriotisme d’Orban ?

Croissance

Je suis invité au ministère de l’Économie nationale logé dans une ancienne banque particulièrement imposante fondée au début du vingtième siècle par un magnat juif richissime, dont le fils Georg Lukács est le fondateur du marxisme occidental. Je veux soumettre ma supposition à une série de responsables politiques : Orban pratique le nationalisme pour la galerie, mais en coulisse c’est la braderie. « Ce n’est pas correct », réprimande-t-il. « Depuis qu’Orban est au pouvoir, la dette étrangère a été réduite. Nous avons accéléré le remboursement d’un emprunt au Fond Monétaire international (FMI) et avons encouragé les ménages à épargner davantage. Nous avons changé le déficit structurel sur la balance commerciale en surplus. Le haut fonctionnaire avec qui je discute, ajoute sur un ton pontifiant. « Je ne suis pas fan de notre Premier ministre, mais économiquement nous avons des choses à vous apprendre, à vous les pays d’Europe occidentale.

« Notre plus grand problème, c’est que les investissements d’ailleurs dans l’Union européenne s’arrêtent », ajoute un collègue. « À cet égard, nous sentons toujours les conséquences de la crise. Ce que nous essayons maintenant, c’est de chercher les opportunités ailleurs. Oui nous allons contracter un emprunt de huit milliards auprès de la Russie pour construire une centrale nucléaire, et oui, nous voulons un crédit chinois pour améliorer notre infrastructure. Si cela ne plaît pas à Bruxelles, pourquoi ne propose-t-elle pas d’investissements ? Ce n’est pas un jeu géopolitique que nous jouons, c’est une nécessité économique. Et nous progressons, la confiance en notre économie augmente. »

Quand je quitte le ministère, je demeure méfiant. Ici l’optimisme est contraire à ce que j’ai senti en banlieue. À l’hôtel, j’étudie les chiffres et ceux-ci semblent confirmer partiellement cet optimisme. D’une part, il y a une amélioration en matière de finances, de pouvoir d’achat et de production dans l’industrie de la fabrication depuis l’arrivée au pouvoir d’Orban. D’autre part, la Hongrie s’en sort moins bien que ses pays voisins pour la plupart des indicateurs de croissance. L’enseignement et les soins de santé sont en désordre.

« Il faut regarder plus loin. Orban n’est que la personnification d’un combat en cours dans toute l’Europe », m’avait recommandé Andras Gero. « C’est le combat entre l’espoir et la peur. La reprise économique apporte un peu d’espoir, mais ne suffit pas et conduit au règne de la peur et de l’insécurité. Les gens voient aussi que le monde change, ce qu’il se passe en Ukraine, dans les Balkans et en Turquie. L’insécurité y est gigantesque, et quand vous allez à la campagne, c’est encore pire. Là, les gens trouvent qu’Orban n’est plus assez dur et choisissent Jobbik qui est encore plus radical. On peut être en colère contre les Hongrois, mais il vaut mieux voir la Hongrie comme un quartier pauvre. De temps en temps, il faut rappeler les gens à l’ordre, mais le pays a surtout besoin de sollicitude et d’amour. »

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