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« Les Haïtiens sont des trompe-la-mort ! »

12 janvier 2010, 16 h 53 : « L’instant pivotal ». Dany Laferrière se trouve à Port-au-Prince lorsque Haïti subit un tremblement de terre meurtrier. « Une minute peut cacher en elle la vie d’une ville. » Les chiffres sont accablants : quelque 250 000 morts, 500 000 déplacés, près de deux millions de sinistrés. « C’est un événement dont les répercussions seront aussi importantes que celles de l’indépendance d’Haïti. » Près d’un an après le drame, Le Vif/L’Express a rencontré l’écrivain qui a pris la plume pour se faire témoin. Comment les secousses ont-elles atteint l’homme et son peuple ? Un peuple admirable qui puise sa force dans la culture et la vie. Exit la notion de malédiction, Laferrière préfère parler des vivants, animés par la passion des élections. Apporteront-elles le changement ? Un regard critique, non dénué d’humour et d’amour envers ce pays « qui a besoin d’énergie et non de larmes ».

Le Vif/L’Express : Le séisme vous a-t-il révélé une dimension ignorée du peuple haïtien ?

Dany Laferrière : Non, il m’a confirmé les qualités que je lui connaissais mais à un haut niveau. Le séisme n’est que le dernier épisode d’une longue série de désastres. Des cyclones, des inondations, une situation politique extravagante, l’embargo… C’est énorme. Malgré tout, le peuple haïtien se conduit avec beaucoup d’élégance. Il faut se rendre compte depuis quand il est exaspéré, depuis quand sa vie quotidienne est bousculée. Et pourtant, les écoles accueillent les enfants, même dans les camps. C’est un pays qui fonctionne exceptionnellement bien dans les situations extrêmes. On aimerait qu’il puisse fonctionner dans les situations ordinaires.

Qu’admirez-vous en lui ?

Il s’agit d’un peuple d’artistes, avec une vision artistique de la vie. Personne ne se croit peintre en Haïti, on prend juste sa place. L’art est l’expression de soi, mais il a aussi un rapport avec la vie, la mort et le danger. J’ai vécu dans de grandes villes américaines, où j’avais l’impression que les gens étaient morts. Ici, je suis fasciné par le rapport entre les êtres. Pourquoi restent-ils ? Leur perspective va bien au-delà de l’aspect matériel. Les gens meurent et la situation est dangereuse, mais l’âme artistique fait d’eux un peuple de dandys. Les Haïtiens sont des trompe-la-mort, avec eux ce n’est jamais fini ! Il faudrait expliquer aux Belges qu’on peut avoir dix problèmes à la fois et se dire que « ce n’est pas grave » [rires]. L’expérience haïtienne, face à la douleur physique, semble avoir disparu de la société occidentale. Les Haïtiens sont des experts à consulter. Comment rester calme quand la ville tombe ?

Cette énergie remarquable vous paraît-elle encore dopée par les derniers événements ? Dans votre livre, vous suggérez la possibilité de l’émergence d’un nationalisme nouveau. Cela se confirme-t-il ?

Les gens sont sur pied. Il y a un équilibre entre l’espace politique, l’espace social et l’espace artistique en Haïti. C’est l’absence d’espace économique qui fait que nous sommes toujours en situation instable, dangereuse. Les gens se retirent d’une situation pour agir dans un autre contexte, très rapidement. Ils pleurent et puis ils font des tableaux. Cela pourrait nous sauver des débordements nationalistes. On n’a jamais assisté à des guerres civiles en Haïti. Les Haïtiens vont toujours aux urnes, malgré tout. Aux étrangers qui vont en Haïti, je dis toujours : « Surtout, ne leur faites pas de leçons politiques. C’est le peuple le plus politisé d’Amérique. »

Vos livres sont souvent un hymne aux femmes. Alors qu’une femme – Mirlande Manigat – a des chances d’être élue à la tête du pays, que ressentez-vous ?

Une femme au pouvoir ne peut pas être personnalisée par l’individu, or je connais Mirlande Manigat. Elle possède cette sensibilité des gens qui négocient avec le quotidien. Ici, l’homme s’occupe de la rue et des idées, la femme de la vie quotidienne. J’ai eu autour de moi « une volée » de femmes [rires] qui m’ont appris que le quotidien prime. Ainsi, je suis un mélange de mon père et de mon grand-père en ce qui concerne les idées, et de ma grand-mère et de mes tantes pour ce qui touche à la vie qui palpite. Grâce à elles, j’ai pu devenir écrivain. Que ce soit sous Duvalier ou Aristide, dès que les femmes descendent dans la rue, c’est fini. Elles empêchent les délires et les dérives, parce que ce sont elles qui tiennent le fort. L’économie ne leur permet pas de souffler, alors elles doivent trouver l’argent de chaque repas, de chaque journée scolaire ou de chaque paire de chaussures. Cette mer de petits détails absorbe une vie entière. Une femme, ayant vécu cela dans sa chair, a peut-être une vue plus réaliste des choses. Mais pour qu’une femme soit une femme, il faut quinze femmes à la tête du pouvoir. Parfois, elle peut être pire qu’un homme si elle perd son temps à démontrer qu’elle est capable de cynisme. La femme n’existe pas en tant qu’entité.

Vous réfutez l’idée qu’Haïti soit qualifié de pays maudit. Mais Haïti paie-t-il pour avoir été la première république noire de l’Histoire ?

L’idée est venue des Etats-Unis, d’un pasteur américain qui a lancé un anathème, repris par la presse. Pour certains, c’était une façon d’être en affection avec Haïti. Ils cherchaient à comprendre et ils ne pouvaient pas comprendre une telle cascade de malheurs. Je voulais faire une différence entre les élites d’un pays qui peuvent se conduire mal et le peuple. La victime n’est pas le bourreau. Il est vrai que, dans l’Histoire, l’indépendance d’Haïti a suscité une sorte de panique dans l’Europe esclavagiste à l’époque. Elle est survenue très tôt, en 1804. Et ce n’était pas une plaisanterie : Saint-Domingue représentait un quart du PNB français. On le lui a fait payer cher. L’Europe s’est détournée d’Haïti pendant deux cents ans et là, c’est vrai, au moment du séisme, j’ai entendu le mouvement des gonds quand la porte s’ouvre et que l’Europe se tourne vers Haïti. Jamais on n’a autant regardé Haïti que lors du séisme. Peut-être même plus que durant ces deux cents dernières années.

Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans cette empathie mondiale ?

Quand on vit sur une île et qu’on crie : « On est là depuis deux cents ans », on ressent comme une justice. Il a fallu toute la poussière du séisme pour voir les vivants ! Je ne croyais pas que les Occidentaux étaient capables d’une telle émotion. Non seulement les gens, mais aussi les Etats. Or il ne suffit pas de donner, il faut que tout cela arrive à destination, sinon ça peut devenir encombrant. On accuse Haïti d’être toujours corrompu, mais les dons ne sont pas parvenus aux mains de l’Etat ou du peuple. Ils ont été transmis aux organismes humanitaires qui viennent « remplacer » cet Etat vacillant. Aussi doivent-ils montrer les factures ! Mais il y a un flou… Je ne jette le blâme sur personne, bien que ça fait un an qu’on attend un bilan officiel des dons. Ce pays est capable de les absorber. Il manque plus qu’on ne le croit, mais il est dur de voir une amélioration.

Vous rappelez que « 16h53 est le moment fatal, qui a coupé le temps haïtien en deux ». Est-ce aussi votre cas, y a-t-il un avant et un après-séisme ? Et concernant « le véritable impact d’un événement, de pareille amplitude, sur le destin d’un pays », se devine-t-il déjà ?

Il n’y a pas d’avant et d’après car je suis le pont, le scribe entre ces deux moments. Un an après, je suis encore dans l’événement. On verra dans dix ans, mais il est impossible d’y être indifférent. Un tel séisme absorbe tout, or il est difficile de modifier le parcours individuel et collectif. Parfois, on transporte des choses minuscules comme un caillou dans une chaussure, mais il faut malgré tout ne pas se laisser prendre par lui. En Haïti, on est des professionnels de la vie et de la mort, tant on est habitué à voir la vie adossée à la mort. Le séisme a un côté scandaleux, or j’ai vu des gens mourir pour rien, de faim ou par manque de médicaments. C’est un luxe de riches de culpabiliser d’être en vie ! Je suis content d’être vivant, même les morts sont heureux qu’on le soit. Si on est vivant, c’est pour aider, servir à quelque chose, être citoyen. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact sur Haïti. Le temps d’une ville va moins vite que le temps télévisé. Les médias veulent que l’impact s’accélère pour faire « un anniversaire », mais la réalité exige une macération. Il faut dix ans pour qu’un tel événement entre dans l’imaginaire, voire une nouvelle génération – née après le séisme – pour mesurer pleinement ses répercussions.

PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR KERENN ELKAÏM ET GÉRALD PAPY

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