" Ramadan a su jouer des ambiguïtés pour faire avancer sa carrière ", selon Ian Hamel, auteur d'un livre sur le conférencier. © Ugo Amez/isopix

Les étranges facultés du professeur Ramadan

Le Vif

En Suisse, le benjamin des Ramadan a suivi un parcours académique entaché de soupçons. Dans l’orbite des Frères musulmans, dont sa famille est un emblème.

Un curriculum vitæ long comme le bras. Une ribambelle de titres universitaires et de postes aux intitulés ronflants au sein d’institutions plus ou moins réputées. Sur le site Internet du St Antony’s College de la prestigieuse université d’Oxford – où il enseignait jusqu’à sa mise en congé en novembre dernier -, le CV académique de Tariq Ramadan s’étire sur 18 lignes. Il dirigeait depuis 2008 à Oxford la chaire de sciences islamiques de Son Altesse cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani. En effet, l’ancien émir du Qatar a donné vie à ce département d’études en le finançant à hauteur de trois millions d’euros. M. Ramadan est aussi professeur à la faculté des sciences islamiques et directeur du Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique, à Doha (Qatar), chercheur associé dans une université japonaise, intervenant en philosophie dans une fac marocaine ou en Malaisie. On en passe…

Pourtant, le parcours d’enseignant de Tariq Ramadan – tour à tour imam, conférencier,  » télévangéliste  » d’un islam très conservateur en dépit de sa modernité affichée – est entaché d’un péché originel. Et cela dans son pays natal : la Suisse. Il y aurait usurpé son premier titre universitaire, comme l’a révélé, en novembre dernier, le site d’information Mondafrique : en 2005, il signe un texte, publié dans Le Monde, en tant que  » professeur de philosophie et d’islamologie de Fribourg « . Or, à l’époque, il n’est ni professeur ni même assistant. Tariq Ramadan est seulement un  » chargé de cours  » qui enseigne aux étudiants en histoire des religions une  » introduction à l’islam « . Aujourd’hui, la polémique rebondit : un député socialiste de Fribourg demande des explications sur les conditions de son recrutement. Sollicitée par Le Vif/L’Express, l’université précise que Tariq Ramadan a assuré cet enseignement de 1997 à 2004, à raison de deux heures tous les quinze jours. En tout, cinquante-six heures annuelles.  » Il avait les qualifications suivantes : une licence en philosophie (nietzschéenne), la préparation d’une thèse de doctorat et son expérience d’enseignant au collège « , ajoute l’université.

Trop proche des élèves

Hassan al-Banna, son grand-père, fondateur des Frères musulmans.
Hassan al-Banna, son grand-père, fondateur des Frères musulmans.© afp

Ce cours dispensé à l’université est alors rémunéré 7 500 francs suisses (6 400 euros) pour l’année. Mais, selon la fac, Tariq Ramadan a renoncé à sa rémunération, au profit de l’association Musulmans et musulmanes de Suisse, dont le président est alors… Tariq Ramadan lui-même. La somme permet de financer le cours d' » introduction à l’islam  » pour les étudiants germanophones. Seuls les frais de déplacements entre Genève et Fribourg sont remboursés au chargé de cours. Au tournant des années 1980-1990, Tariq Ramadan est certes bel et bien professeur… de littérature au collège de Saussure (Genève). Charismatique, imaginatif, il est très proche des élèves. Beaucoup trop, même. En novembre dernier, trois anciennes étudiantes ont dit dans la Tribune de Genève avoir eu à l’époque des relations sexuelles avec Tariq Ramadan, alors qu’elles étaient mineures.  » J’ai été abusée et violentée, affirme l’une d’elles. Cela s’est passé trois fois, notamment dans sa voiture. C’était consenti mais très violent. J’ai eu des bleus sur tout le corps.  »

Aucune plainte n’a été déposée en Suisse, les faits étant prescrits. Et, contrairement aux intentions rapportées par ses avocats, Tariq Ramadan n’a pas non plus déposé plainte pour  » diffamation « . Sollicités, ces derniers n’ont pas donné suite. En revanche, selon nos informations, Denise, une ressortissante suisse, a récemment témoigné devant les enquêteurs français. Elle aussi a évoqué des violences sexuelles et des menaces de la part de Tariq Ramadan. Elle n’a toutefois pas entamé d’action en justice.

Retour aux années 1990. A Genève, le parcours de Ramadan suscite d’autres remous. En 1997, il soutient une thèse en islamologie arabe. Elle est largement consacrée à son propre grand-père, Hassan al-Banna, le fondateur, en Egypte, en 1928, de la confrérie des Frères musulmans.  » C’était une véritable apologie, tentant de faire passer Al-Banna pour le « Gandhi musulman », rappelle Ian Hamel, auteur d’un livre sur Tariq Ramadan. D’ailleurs, le jury de thèse a démissionné, refusant de la valider.  » Elle est finalement adoubée par un autre jury, l’année suivante, sans obtenir de mention. Un camouflet.  » Ramadan a su jouer des ambiguïtés pour faire avancer sa carrière, poursuit Ian Hamel. Il doit être le seul universitaire au monde qui ne publie pas d’ouvrages scientifiques rendant compte de ses recherches.  »

Tariq Ramadan a toujours nié être membre des Frères musulmans, cette organisation totalitaire dont l’un des slogans historiques est  » Le Coran est notre Constitution « . Mais il n’a jamais renié les positions extrémistes de son grand-père. Notre homme, lui, est né à Genève, ville où ses parents ont trouvé refuge en 1958. Son père, Saïd Ramadan, y fonde, en 1964, un centre islamique, premier lieu de diffusion de l’idéologie des Frères en Europe. Cette structure est depuis cette période gérée comme une entreprise familiale : à ce jour, comme le stipulent plusieurs documents consultés par Le Vif/L’Express, Tariq Ramadan est toujours membre du conseil de direction. Il dispose du droit de signature individuelle, comme sa mère, ses quatre frères et sa soeur.

Au Qatar, Ramadan est, depuis 2008, directeur du Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique, ainsi que professeur invité à l’université Hamad ben Khalifa. Pour accéder à ces postes, il a bénéficié du soutien de Youssef al-Qaradawi, 91 ans. Réfugié depuis 1971 dans l’émirat, ce prédicateur vétéran des Frères musulmans, très influent dans les médias, s’est signalé à de multiples reprises par ses déclarations antisémites, antioccidentales et favorables au djihad. Ramadan a expliqué être en désaccord sur ces points avec le théologien, mais sans aller jusqu’à le contredire publiquement. Aux dernières nouvelles, le professeur Ramadan ne serait, semble-t-il, plus le bienvenu au Qatar. Il n’empêche : le petit-fils de Hassan al-Banna continue de traîner dans son sillage l’ombre tutélaire des  » Frérots « , y compris leur composante la plus dure. Déjà, dans les années 1980-1990, Tariq Ramadan avait intitulé Jalons son bulletin d’informations musulmanes. Une référence implicite à Jalons sur la route (de l’islam), le testament politico-religieux de Sayed Qutb. Pendu en 1996, ce dernier fut, au sein des Frères, le théoricien de la lutte contre le  » pouvoir mécréant  » et demeure une référence revendiquée par les mouvements djihadistes.

Compagnons de route

Saïd Ramadan, son père, diffuseur de leur idéologie en Europe.
Saïd Ramadan, son père, diffuseur de leur idéologie en Europe.© dr

Récemment, mais avant la tempête judiciaire qui l’a envoyé en détention provisoire, oscillant entre sa vocation de prêcheur et son statut de professeur en études islamiques, il cherchait encore à restaurer son influence perdue en France. A la rentrée 2016, il crée un Institut islamique de formation à l’éthique, domicilié dans des locaux associatifs à Saint-Denis dans la banlieue parisienne, adresse qu’il donne lui-même à la justice, à des fins de représentation dans le cadre de sa demande de remise en liberté. Cet institut propose des séminaires d’un jour par mois et des enseignements payants en ligne. Mais, là encore, leur crédibilité pose question. Aux côtés de Tariq Ramadan, les deux autres  » enseignants  » sont de vieux compagnons de route. Le premier, Yamine Makri, est chirurgien-dentiste de formation et fondateur de Tawhid, l’éditeur originel de Ramadan en France. Le second est diplômé d’une école de management et a suivi des cours particuliers auprès de cheikhs formés à Médine (Arabie saoudite) et Al-Azhar (Egypte). En revanche, sur le site Web de l’institut, ils n’affichent aucun diplôme universitaire d’études islamiques. Une broutille, assurément.

Par Boris Thiolay.

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