JACQUES DE MOLAY sera brûlé vif, à Paris, sur ordre de Philippe le Bel. Au terme d'un procès inique. © Belga

Les derniers mystères des Templiers

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

18 mars 1314 : Jacques de Molay, dernier grand maître, meurt sur le bûcher. L’ordre du Temple, fondé vers 1119, disparaît et entre dans la légende. Aujourd’hui, le sujet fascine encore chercheurs et historiens. Sur son trésor, son organisation ou son extinction, de nombreuses zones d’ombre subsistent, propices à toutes les interprétations. Dans Les Templiers, chevaliers du Christ ou hérétiques ? La clef de l’énigme, Arnaud de la Croix tente d’éclaircir ses derniers mystères. Extraits exclusifs.

Si les Templiers n’avaient pas été les moines soldats que l’on a souvent décrits ? Si l’ordre n’avait été qu’un « surgeon », un épiphénomène, né et mort avec les croisades ? Si le reniement du Christ, auquel étaient contraints les Templiers lorsqu’ils étaient reçus dans l’ordre, n’était qu’une forme moderne de bizutage ? Dans son livre, Arnaud de la Croix – dont les essais sur la civilisation médiévale font référence -, s’attaque à l’un des plus puissants mythes. Mais pour le percer, il faut se replonger dans le contexte d’alors : c’est à cet exercice que s’est attaché l’auteur dans Les Templiers, chevaliers du Christ ou hérétiques ? La clef de l’énigme. Il effectue un retour aux sources, citant abondamment les textes tant chrétiens que musulmans. De ce périple au coeur des documents d’époque, il sort un éclairage neuf.

Le coup de génie d’Urbain II

Son ouvrage commence vingt ans avant la naissance de l’ordre. Nous sommes en 1095, à Clermont-Ferrand, en Auvergne. Après neuf jours de concile, qui porte sur la réforme lancée depuis quelques décennies par la papauté (les historiens l’appellent la réforme grégorienne), le pape Urbain II a gardé le secret sur l’appel qu’il s’apprête à lancer. Il va s’adresser aux « puissants », détenteurs du pouvoir et des richesses, et à ceux qui les servent en armes, les chevaliers : il leur demande de secourir l’Empire byzantin, assiégé par les Turcs. Mais ce pape-là va plus loin : il les exhorte à secourir les chrétiens orientaux et – objectif plus valorisant – à libérer Jérusalem, la ville sainte aux mains des musulmans depuis 638. En s’engageant dans ce pèlerinage guerrier, promet-il, les chevaliers, mettant leurs armes au service d’une « cause juste », gagneront leur salut « à l’heure même », c’est-à-dire le statut de martyrs. « Cette conception neuve de la chevalerie va jouer un rôle capital dans la formation et le développement de l’ordre du Temple », insiste Arnaud de la Croix.

C’est là tout le génie d’Urbain II, qui réussit une triple opération : défendre le christianisme menacé au Proche-Orient, faire admettre aux seigneurs féodaux la supériorité du message pontifical et éloigner de l’Europe les éléments belliqueux, ces turbulents fils et chevaliers qui, en s’affrontant sans relâche, y répandent l’insécurité et la violence. Pour ces « bagarreurs », la croisade sera un exutoire. Un « détail » n’est toutefois prévu par personne, pas même par Urbain II : l’engouement prodigieux que son appel va provoquer dans toute l’Europe. Un phénomène que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « médiatique ».

L’ordre devient le bras armé de l’Eglise

La première croisade est couronnée de succès : le 15 juillet 1099, les croisés s’emparent de Jérusalem. Les territoires conquis deviennent les Etats latins d’Orient : comté d’Edesse et principauté d’Antioche en Syrie du nord, royaume de Jérusalem en Syrie et Palestine et, entre les deux et un peu plus tard, le comté de Tripoli. Il faut défendre ces Etats contre le retour offensif des musulmans. Or, beaucoup de croisés, sans doute déçus parce que le Christ ne leur est pas apparu, repartent pour l’Occident. Ceux qui restent remplissent leurs obligations féodales : servir en armes leur seigneur. Tandis que d’autres se mettent au service des Eglises de Terre sainte. Hugues de Payns est de ceux-là. Avec quelques autres chevaliers, il aspire à un mode de vie monastique, tout en servant militairement la terre du Christ. Son but initial se résume alors en la protection physique des pèlerins, pris sans cesse dans des embuscades. L’ordre des Templiers est né.

Mais sa démarche vient à propos : en 1120, le roi de Jérusalem, Baudouin II, comprenant tout l’intérêt de cette « chevalerie religieuse » pour la défense de son royaume, l’encourage, et le patriarche de Jérusalem donne son accord. Reste à obtenir l’aval des autorités religieuses romaines. C’est chose faite, neuf ans plus tard, quand le concile de Troyes reconnaît l’ordre et lui donne une règle cautionnée par Bernard de Clairvaux (lire l’encadré en page 61), l’une des plus grandes figures de la chrétienté à l’époque. Son soutien indéfectible va donner au mouvement une ampleur inattendue, et justifier les méthodes violentes auxquelles les Templiers peuvent désormais recourir. L’ordre connaît une véritable ascension et s’enrichit. Les premiers dons, modestes ou princiers, affluent de toute l’Europe : les Templiers auront les moyens d’accomplir leur mission en Terre sainte. « Ce sont donc clairement les difficultés d’implantation durable et le manque cruel d’effectifs pour tenir les places enlevées aux Sarrasins, qui expliquent le rôle de plus en plus prépondérant des Templiers », décrypte l’auteur.

Ce nouvel ordre est religieux, fondé sur les trois voeux monastiques – obéissance, chasteté, pauvreté – et suivant une règle. Mais celle-ci est adaptée aux nécessités de son action militaire dans le siècle. Et la milice peut tuer sans culpabilité. « L’ordre fait bientôt figure de bras armé de l’Eglise, quand ce n’est pas d’armée du souverain pontife », indique Arnaud de la Croix. Ce dernier, à partir de la règle et des Retrais (des ajouts annexés au fil du temps à la règle templière), démontre comment l’ordre est marqué par un processus de militarisation, dont la description est l’une des parties les plus intéressantes du livre. En clair, les Templiers n’étaient pas vraiment des moines soldats. « Et cela n’a pas été suffisamment souligné jusqu’ici, insiste Arnaud de la Croix. L’ordre doit s’affilier des clercs extérieurs pour assurer le service religieux : ce qui signifie que les membres du Temple ne sauraient eux-mêmes officier. Ce sont donc avant tout des combattants. »

Le vrai mystère

Au Moyen Age, cette double identité – moine et soldat – est nouvelle et fait grincer des dents. Que des réguliers, pour ainsi dire des moines, se donnent pour mission de tuer « l’infidèle », alors que le sang versé représente, pour un homme d’Eglise, la souillure capitale, cause scandale. La chrétienté ne serait pas unanime à l’idée de soutenir les Templiers. C’est l’analyse qu’en fait en tout cas l’auteur, en démontrant combien, rapidement et durablement, la milice fut attaquée. Il met ainsi en lumière le doute qui naît au sein de l’ordre. De même que les critiques sévères émanant d’hommes d’Eglise importants. Reste que ces reproches demeurent minoritaires, mais l’intérêt du livre est de montrer cette pluralité des positions, trop souvent effacée par une vision unanimiste de la société et de l’Eglise du Moyen Age.

Comment peut-on porter la croix et en même temps le glaive ? Etre moine et privilégier l’action sur la contemplation ? L’ordre du Temple est le premier à affronter cette contradiction : voilà le vrai mystère des Templiers. Qu’ils aient pu se maintenir en constitue un autre.

Des privilégiés du Moyen Age

En 1139, la bulle Omne datum optimum, du pape Innocent II, représente une étape essentielle dans l’évolution de l’ordre alors en plein essor. Cette fois, le pas est franchi : le Temple dépend directement du pape. L’ordre peut, là où il est en possession de domaines, lever des taxes qui, jusque-là, relevaient de l’épiscopat. Par ailleurs, aucun évêque ne peut excommunier un Templier, ni placer ses biens et ses chapelles en interdit. Les successeurs d’Innocent II ne cesseront de confirmer ou d’étendre les privilèges de l’ordre, jusqu’à la veille de son effondrement. Ce faisant, on comprend le pouvoir que s’attribue ainsi la papauté.

A partir de la reconnaissance de l’ordre à Troyes, on le sait, les donations des fidèles vont affluer. Parcelles de terre, péages et tonlieux (NDLR : taxes), droits seigneuriaux ou féodaux, rentes de toutes sortes permettent rapidement aux Templiers de constituer un patrimoine important, réparti en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne et, dans une moindre mesure, en Allemagne et en Europe centrale. Par achats et échanges, ils regroupent des parcelles et remembrent leurs domaines pour en rationaliser l’exploitation. Ils passent aussi pour être durs en affaires. Sans doute l’ont-ils été envers ceux qui s’adressent à eux pour obtenir un prêt d’argent et laissent en gage une terre ou un bien.

Riches, les Templiers le sont, de terres, de biens immobiliers. Mais pas plus que les Hospitaliers et autres grands ordres religieux. Ni conservateurs ni systématiquement innovateurs, ils exploitent leurs domaines avec rigueur et efficacité et s’adaptent au terrain. L’accumulation n’est pas ce qui les motive : elle constitue un moyen pour remplir leur mission. Pour faire face aux dépenses considérables en Orient comme en Espagne, les Templiers doivent transférer en Terre sainte, à partir des ports méditerranéens, hommes, armes, chevaux, vivres et argent. Ils pratiquent le transfert d’argent, soit en espèces, soit en utilisant le contrat de change. Si cela ne fait pas d’eux des banquiers, on les jalouse pourtant. Dès 1170, à peine cinquante ans après la création de l’ordre, on leur reproche leur puissance et leurs richesses, et on critique le pape qui, en le privilégiant, lèse le pouvoir et les bénéfices censés revenir à l’épiscopat. « Bien avant la procédure qu’intentât le roi de France Philippe IV à l’encontre des Templiers en 1307, figurent déjà, en germe, les griefs essentiels qui, à terme, les conduiront à leur perte : orgueil, indépendance, richesse », prévient Arnaud de la Croix.

Sur le front, jusqu’au bout

Dès 1130, les Templiers prennent part aux combats des armées latines contre les forces musulmanes. Ils sont de toutes les batailles et leurs statuts (exposés dans l’ouvrage) détaillent leur organisation militaire et leurs méthodes de combat. Rompus aux usages tactiques des Turcs, ils sont de plus en plus chargés de défendre des forteresses et des villes fortes, défense que les princes et les seigneurs latins ne peuvent plus assurer, faute de moyens.

Les Etats latins, quasiment anéantis en 1187 par Saladin, reconstitués sur une base territoriale réduite à la bande côtière, dans la première moitié du XIIIe siècle, limités à des enclaves côtières éparses ensuite, furent tenus à bout de bras par les ordres militaires. Jusqu’à la chute finale d’Acre, en mai 1291. Repliés à Chypre, les Templiers et l’ensemble des forces latines de l’île tentent, en s’alliant avec le khanat mongol de Perse, de reprendre pied en Terre sainte. En vain. Ils n’ont pas abdiqué, mais dans ce contexte nouveau, l’ordre du Temple a-t-il encore un sens ? Au fil des pages, Arnaud de la Croix expose qu’il n’a pu durer que grâce aux croisades :  » Le Temple n’est qu’un épiphénomène, un surgeon né, ayant vécu et disparu avec les croisades. L’histoire du Temple, de sa création, de son ascension, de sa chute s’explique essentiellement par des facteurs environnementaux. Le procès lui-même ne se comprend pas sur la base des griefs retenus, mais plutôt dans le contexte du XIVe siècle. »

Le procès de « Moscou »

Ce n’est donc pas du côté du Temple qu’il faut chercher les causes de sa disparition, mais du côté de Philippe le Bel. Pour le roi, une institution indépendante et internationale de 15 000 hommes échappant à sa tutelle est une menace. A un second niveau, l’affaire du Temple est un bras de fer entre lui et Boniface VIII : ce pape, agressé dans son palais d’Agnani par les troupes françaises, avait excommunié Philippe le Bel. Ce dernier va alors se servir du Temple pour obtenir de Clément V, successeur de Boniface VIII, un règlement à son avantage : un procès en hérésie intenté à la mémoire de Boniface VIII, sans quoi il menace de quitter l’Eglise de Rome. En d’autres termes, le deal est : soit sauver l’unité de l’Eglise, soit sacrifier le Temple. Clément V se résout à sacrifier le Temple – on apprendra qu’il le condamne mais sans statuer sur sa culpabilité d’hérésie.

Un secret honteux

A l’aube du 13 octobre 1307, le roi fait arrêter tous les Templiers du royaume, et saisit leurs biens. Il les accuse d’hérésie : lors de leur cérémonie d’admission, les Templiers renieraient le Christ, cracheraient sur la croix et adoreraient une idole. Sous la torture, systématiquement appliquée, on obtient d’eux les aveux recherchés.

A-t-on cru les Templiers coupables d’hérésie ? Dans son livre, Arnaud de la Croix s’attarde sur une énigme historique – le rituel d’admission -, à laquelle il apporterait une explication, aujourd’hui validée par deux historiens médiévistes de renom. L’auteur s’est en effet livré à l’examen minutieux des aveux des Templiers, en leur appliquant la grille de lecture psychosociale en vigueur pour des phénomènes tels que le bizutage. On y découvre un rituel très codifié et empreint d’occultisme. Temps fort de l’initiation : une pratique consistant à renier trois fois le Christ, à lui cracher à la face, voire à baiser le nombril ou l’anus du frère préposé. Pour l’expliquer, l’auteur met en lumière « un dispositif inavouable » dont le but est de bâtir la cohésion au sein de l’ordre. Comment ? En soumettant le candidat à des épreuves d’initiation fortes, où la transgression est exigée au moins formellement. « Le nouveau membre s’abaisse devant témoin et, surtout, se compromet. Tout comme se compromet le réceptionnaire (ou son délégué) et, avec lui, l’ordre entier. Ainsi se forge un « secret honteux généré par le groupe et soudant ses membres dans la peur ».

Au terme d’un procès politique truqué de sept ans, les Templiers sont condamnés. Nombre d’entre eux meurent en prison, de vieillesse ou de mauvais traitements. Une centaine périssent sur le bûcher. Jacques de Molay, grand maître de l’ordre du Temple, est brûlé à Paris. C’était le 18 mars 1314. Ce que l’historien Julien Théry décrit comme « la première magouille d’Etat » vient de s’achever. Et un mythe vient de naître.

Les Templiers, chevaliers du Christ ou hérétiques ? La clef de l’énigme, par Arnaud de la Croix, Tallandier, 335 p.

CHRONOLOGIE

  • 1095 Appel à la croisade par Urbain II au concile de Clermont-Ferrand.
  • 1099 Prise de Jérusalem par les croisés.
  • Vers 1118 Hugues de Payns fonde la milice des pauvres chevaliers du Christ. Ils s’installent sur l’esplanade du Temple de Salomon et prennent le nom de Templiers.
  • 1129 Le concile de Troyes prend acte de la fondation de l’ordre et de sa règle.
  • 1146 Prédication par Bernard de Clairvaux, alias saint Bernard, de la deuxième croisade.
  • 1263 Urbain IV proclame la huitième croisade.
  • 1291 Prise d’Acre. Fin des Etats latins.
  • 1307 Arrestation des Templiers en France sous instruction de Philippe le Bel.
  • 1312 Au concile de Vienne, Clément V abolit l’ordre du Temple et attribue ses biens à l’ordre des Hospitaliers.
  • 1314 Le grand maître Jacques de Molay et les autres dignitaires templiers sont brûlés à Paris.

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