Salò ou les 120 Journées de Sodome, Pier Paolo Pasolini, 1976. © LES PRODUCTIONS ARTISTES ASSOCIÉS/ISOPIX

Les dernières oeuvres des artistes : Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini

Parfois, un artiste sait qu’il réalise sa toute dernière oeuvre : « testament » ou apothéose de son talent. A l’inverse, d’autres n’ayant pas vu la mort venir, leur dernière oeuvre ne l’est que par accident. Mais dans certaines d’entre elles, un oeil averti décèle un étrange caractère prophétique. Le Vif/L’Express revient sur un dernier tableau, un dernier livre, un dernier film… Une ultime création qui, tel un petit coffre secret qui s’ouvre, révèle avant tout l’âme de l’artiste. Que ses opus avaient jusque-là parfois gardée sous clé.

 » Je travaille toute la journée comme un moine et la nuit, je rôde comme un matou en mal d’amour  » : une phrase qui, à elle seule, résume l’un des artistes les plus complets qu’ait engendré l’Italie du xxe siècle. Pier Paolo Pasolini, dont la vie belle et triste trouvera son épilogue tragique dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Au petit matin du jour des morts, sur un terrain vague, non loin de la plage d’Ostie, on découvre le cadavre du sulfureux poète et cinéaste massacré à coups de planche en bois, le crâne fracassé et le corps écrasé sous le passage de sa propre voiture, une Alfa Roméo blanche prétendue difficile à conduire.

La veille, devant un bar, non loin de la gare de Rome-Termini, Pasolini avait embarqué un jeune prostitué de 17 ans à qui il avait demandé son chemin avant de s’accorder sur le tarif de la passe. Giuseppe Pelosi, dit  » Pino la grenouille « , n’a pas mangé depuis des jours… Pier Paolo l’emmène dîner au Biondo Tevere, un restaurant historique romain, aussi célèbre pour sa vue sur le Tibre que pour avoir abrité des scènes du film Bellissima de Luchino Visconti. C’est là que les derniers témoins diront avoir vu le cinéaste vivant.

Des versions divergentes

Ensuite, les versions divergent. Arrêté quelques heures plus tard, Pelosi hurle à la légitime défense. Selon lui, c’est à la suite d’un désaccord avec Pier Paolo quant à la nature de la prestation sexuelle qu’une violente dispute aurait éclaté entre eux. Pasolini aurait voulu  » l’enfiler avec un pieu « , lui se serait défendu en attrapant une planche en bois qui traînait par là et s’il lui a roulé dessus ensuite avec l’Alfa, c’est juste parce qu’il tentait de s’enfuir, lui qui ne savait pas conduire. Si séduisante soit-elle, l’explication reprise par la justice sous le vocable  » d’homicide volontaire  » suscite rapidement l’indignation de l’entourage de Pasolini, suivi de celle d’intellectuels italiens.

Trois jours après le meurtre, l’écrivain et juriste Alberto Arbasino prend sa plume et épingle dans un premier article l’étrange conclusion apportée à ce drame que l’on drape des attributs complaisants du fait divers :  » Jamais dans l’histoire judiciaire italienne, dira-t-il, tout n’est apparu aussi logique et définitif. En l’espace de quelques heures dominicales, tous les détails étaient en place et les témoins déjà prêts « . Des journalistes s’insurgent et crient à l’assassinat politique, à un coup des fascistes. Comment expliquer les résultats de l’autopsie ? Comment expliquer les objets retrouvés dans la voiture et qui n’appartenaient ni à Pelosi ni à Pasolini ? Et comment expliquer qu’un homme aussi fort et sportif que Pier Paolo ait pu être supprimé par un gamin chétif et malingre de 17 ans ?

Neuf ans, sept mois et dix jours de prison, c’est la peine que prononcera le tribunal à l’encontre de la  » grenouille « , la peine maximale autorisée à l’encontre d’un mineur en Italie. Pino et son avocat hurlent à l’erreur judiciaire tandis que les parties civiles dénoncent la participation de trois autres personnes dans la mort de Pasolini. Le tribunal n’exclut pas l’hypothèse mais, faute de preuves, celle-ci ne sera pas retenue lors du procès en appel qui confirmera bien la première condamnation. Il faudra attendre le 7 mai 2005, soit près de trente ans après les faits pour que Giuseppe Pelosi (qui, au total, aura passé plus de vingt-deux ans en prison à la suite d’autres méfaits) ne finisse par cracher le morceau lors d’une interview donnée à la RAI. Finalement, ce n’était pas lui mais bien cinq individus qui, en réponse à une mystérieuse commande, auraient exécuté, sous ses yeux, le cinéaste. Lui, pris de panique, aurait juste roulé accidentellement sur l’homme déjà mort. De mystérieux commanditaires donc, mais qui ? Ça, la  » grenouille  » ne le sait pas.

Pasolini et sa mère Susanna, en 1962.
Pasolini et sa mère Susanna, en 1962.© MARISA RASTELLINI/BELGAIMAGE

La stratégie de la tension

En réalité, le meurtre de Pier Paolo intervient à point nommé. Pourfendeur de l’injustice sociale et de la domination capitaliste depuis des années, Pasolini venait d’appeler, dans une série d’articles publiés dans la presse,  » au procès des représentants de la démocratie chrétienne qui avaient gouverné l’Italie ces trente dernières années ; comme Nixon ou Papadopoulos (NDLR : Premier ministre grec de décembre 1967 à octobre 1973, jugé pour haute trahison en 1974,) ils devront être traînés sur le banc des accusés.  » Des combines avec les pétroliers, des arrangements avec la pègre, les accointances entre industriels, banquiers et des mafieux, avec en toile de fond la trahison de politiciens italiens vendus aux intérêts américains constituait la trame de Petrolio, un roman que Pasolini préparait depuis trois ans et dans lequel il promettait de tout déballer.

De la stratégie de la tension mise en oeuvre par les démocrates-chrétiens au meurtre mystérieux du patron de la société pétrolière ENI, Enrico Mattei, Pasolini prétendait connaître non seulement les faits, mais également les noms de ceux qui jalonnaient la terrible histoire de l’Italie des années 1960 et 1970. Curieusement, au lendemain de la mort de Pier Paolo, le manuscrit disparaissait mystérieusement de son domicile et s’il réapparaissait des années plus tard – il sera publié en 1992 -, les feuilles les plus sulfureuses – le chapitre XXI -, elles, ne furent jamais retrouvées. Plus de trente-cinq ans plus tard, un sénateur proche de Silvio Berlusconi, Marcello Dell’Utri, déclarera avoir été contacté par un anonyme désirant lui vendre les pages manquantes mais, alors que Dell’Utri avait promis de dévoiler le reste du manuscrit à la foire du livre de Milan en 2010, il se rétractera, son mystérieux contractant s’étant évanoui dans la nature.

Le cinéaste, à Rome, avec son grand amour, l'acteur Ninetto Davoli (1959).
Le cinéaste, à Rome, avec son grand amour, l’acteur Ninetto Davoli (1959).© ARNOLDO MONDADORI EDITORE S.P./BELGAIMAGE

Un homme engagé

Si, à l’aube de sa mort, Pasolini travaillait toujours sur Petrolio, il venait d’achever sa toute dernière oeuvre : Salò ou les 120 journées de Sodome, un opus considéré aujourd’hui encore comme  » le plus trash de toute l’histoire du cinéma « . Le film était présenté en première mondiale deux semaines après son décès au Festival cinématographique de Paris, le 16 novembre 1975. Georges Bataille – qui assistait comme d’autres journalistes et intellectuels européens à la projection – dira qu’on ne pouvait achever son visionnage  » sans en être malade  » alors que le journal Le Monde écrivait qu’il n’était pas possible pour un film d’aller plus loin dans la perversion et l’immonde. De fait, parmi les spécialistes du 7e art ou les fans du cinéaste, rares sont ceux qui acceptent de le regarder une seconde fois.

Giuseppe Pelosi aura fait vingt-deux ans de prison avant de
Giuseppe Pelosi aura fait vingt-deux ans de prison avant de  » cracher le morceau  » sur le mystère de la mort de Pasolini.© BELGAIMAGE

Inspiré par l’oeuvre éponyme de Sade, Pasolini la transpose à Salò, une petite ville d’Italie où s’installait, en 1944, le dernier gouvernement de Mussolini aux abois qui ne survivait plus qu’avec l’appui du régime nazi, lui-même à deux doigts de s’effondrer. Un décor de fin du monde où, face à une mort inéluctable, tous les débordements sont désormais permis. On y découvre alors quatre notables (un banquier, un magistrat, un duc et un évêque) terminant un texte de loi qui dictera leur terrible conduite et tracera leur feuille de route. Et c’est sur l’enlèvement de seize puceaux et pucelles des environs que le film démarre. Aidés de maquerelles et de soldats, les quatre seigneurs assouvissent leurs désirs sur ces adolescents réduits à l’état de marchandise sexuelle qu’ils entraînent au fur et à mesure dans les cercles de l’enfer dantesque. Au menu, de nombreux viols, un banquet où les convives sont forcés de manger de la merde ou de patauger dedans ; avant de terminer  » la fête  » dans le sang en les torturant et les mutilant.

Dit comme ça, on pourrait penser que Salò est l’oeuvre d’un fou, d’un érotomane pervers ou simplement le moyen d’expression d’un provocateur primaire. Ce serait oublier que Pier Paolo Pasolini – que l’on retient plus souvent comme cinéaste – était d’abord et avant tout un penseur, un homme engagé dans la lutte des classes et l’un des plus grands poètes italiens du xxe siècle. Un artiste qui, dès son plus jeune âge, s’engageait au Parti communiste – le seul qui, selon lui, n’avait pas les mains sales – et qui défendra toute sa vie le sous-prolétariat urbain, tous ces déracinés des villes que l’on reléguait dans les bidonvilles de Rome, conséquence du capitalisme effréné que plus rien ne pouvait arrêter. C’est dans cette optique que doit être regardé – à tout le moins envisagé – Salò ou les 120 Journées de Sodome, une dénonciation du consumérisme, de la domination des riches et des puissants sur les jeunes et les pauvres réduits à l’état de silence : comme dans le film, aucun d’eux n’aura jamais la parole.

Funérailles de Pasolini, le 5 novembre 1975, à Rome.
Funérailles de Pasolini, le 5 novembre 1975, à Rome.© KEYSTONE/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES

« La mort : un fulgurant montage de notre vie »

Si Pasolini connut l’extrême pauvreté à Rome où il débarquait à 25 ans – avec sa mère, qui lui permettra de développer une force de travail de titan – à 33 ans, il est reconnu, respecté et admiré. Il vient de publier Ragazzi di vita, un roman qui relate les aventures d’un groupe de délinquants des bas quartiers, peinture de la réalité sociale de ces jeunes contraints à la prostitution. Une oeuvre phare de la littérature, publiée vingt ans pile avant que son auteur ne trouve lui même la mort en compagnie d’un de ces ragazzi.

Ragazzi, Salò : autant d’oeuvres que la censure tentera de réduire au silence, autant de procès (33 au total) que Pasolini gagnera et qui participeront à forger son mythe. Quand il meurt, s’il est à l’apogée de sa carrière, il n’a sans doute jamais été aussi malheureux. Ninetto Davoli, son grand amour et acteur fétiche, l’a quitté pour épouser une femme, Patricia, après une relation longue de près de dix ans. Ils s’étaient rencontrés alors que Ninetto avait 15 ans et Pier Paolo 42. Malgré le refus de Pasolini d’accepter la rupture, les deux anciens amants resteront proches. Le 2 novembre 1975, c’est Ninetto qui identifiera le corps de Pier Paolo. On préviendra alors Susanna, sa mère, avec qui il vivait depuis cinquante-trois ans.  » Les fascistes encore ?  » demandera celle qui avait déjà enterré son cadet, Guido, assassiné par une bande rivale dans le maquis pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelque temps avant de disparaître, Pasolini avait confié n’en avoir plus peur :  » Qu’est-ce que la mort, si ce n’est un fulgurant montage de notre vie ?  » interrogeait-il alors.

Bio express

1922 :Naissance à Bologne.

1939 : Etudie les lettres et l’histoire de l’art à l’université de Bologne.

1942 : Publication de ses premiers poèmes en frioulan, dialecte du Frioul.

1949 : Dénoncé pour outrages aux bonnes moeurs, Pasolini est exclu du PC et de son poste d’enseignant, il s’établit à Rome avec sa mère.

1955 : Enseignant, Pasolini publie Ragazzi di vita.

1956 : Collaboration avec Federico Fellini.

1961 : Tournage d’ Accattone.

1962 : Tournages de Mama Roma, L’Evangile selon Matthieu (1964), Uccellacci (1965).

1970 – 1973 : Trilogie de la vie ( Decameron, Les Contes de Canterbury et Les 1001 nuits).

1975 : Assassinat à Ostie et première mondiale de Salò ou les 120 journées de Sodome à Paris.

L’Italie et les années de plomb

12 690 attentats, plus d’un millier de victimes : le bilan des années de plomb qui ensanglantèrent l’Italie du 12 décembre 1969, date des attentats contre des banques à Milan et à Rome, au 2 août 1980, jour de l’attentat contre la gare de Bologne (85 morts). Derrière ce vocable d’années de plomb, c’est avant tout la responsabilité de la classe politique dirigeante qui est visée, non pas pour son incompétence ou son inaction, mais pour son implication directe dans cette série d’attentats sanglants. Au pouvoir de manière ininterrompue depuis des années, les démocrates-chrétiens sont accusés d’avoir manipulé des groupuscules d’extrême gauche et d’extrême droite en vue de perpétrer des attentats et favoriser par là l’émergence d’un Etat fort et totalitaire. Une stratégie de la tension permanente qui visait, par la complicité des huiles du système (politique, police, services secrets et magistrature), à barrer la route aux communistes et à continuer  » ses petites affaires « . Si l’Italie entreprend depuis quelques années un travail mémoriel, poursuivant certains criminels ou rouvrant les dossiers enfouis, toute la lumière n’a pas encore été faite sur ses années les plus noires du xxe siècle.

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