Une partie du gigantesque palais de Cnossos. Sa reconstruction en béton armé par Arthur Evans est controversée: les couleurs ne sont pas fidèles à celles d'origine et la supposée salle du trône pourrait être un temple dédié au soleil... © iStock

Les Crétois, victimes du premier tsunami de l’Histoire

Le Vif

Bien avant que les Grecs ne bâtissent le Parthénon, les Minoens peuplent la Crète et dominent la mer Égée, édifiant d’imposants palais aux fresques joyeuses. Cet art de vivre épicurien connaît un brutal coup d’arrêt : l’oeuvre d’un volcan marin, conjuguée à l’avidité des Mycéniens ?

Au large, dans la mer vineuse, est une terre aussi belle que riche, isolée dans les fots : c’est la terre de Crète, aux hommes innombrables, aux quatre-vingt-dix villes dont les langues se mêlent ; parmi elles, Cnossos, grande ville du roi Minos. » Ulysse, le héros de L’Odyssée, décrit ainsi la Crète, feuron de la civilisation minoenne. Au début du iie millénaire avant notre ère, en effet, le royaume minoen brille de tous ses feux en Méditerranée et la Crète connaît un essor extraordinaire. La construction des premiers palais, à partir de 2000 avant Jésus- Christ, assoit la réputation d’une civilisation brillante, la première en Europe à utiliser l’écriture et qui aimerait égaler la grande Égypte. Carrefour maritime, la Crète occupe une place de choix et multiplie les échanges commerciaux avec ses voisins : les Cyclades, la Grèce continentale, mais également Malte, la Sicile, l’Égypte, Rhodes, Chypre, la Syrie… La réputation de ce peuple de puissants marchands parvient même jusqu’en Scandinavie ! Dans son épopée, Homère disait-il vrai ? Les archéologues ont recensé près de quatre-vingts sites minoens en Crète : des agglomérations et des regroupements d’habitations de taille modeste. La capitale, Cnossos, compterait près de dix mille habitants et de nombreux temples dédiés à la nature, reliés par les premières routes quadrillées.

Éclatante de richesse et de luxe, la cité abrite des centaines de manufactures qui regorgent de précieuses marchandises en ivoire d’Afrique, de vaisselle d’or, de bijoux en étain d’Anatolie et en bois précieux du Liban, de céramiques sophistiquées… Chaque jour, des navires rentrent au port, chargés de poissons, tandis que d’autres partent vers les îles voisines. Le gigantesque palais de Cnossos, emblème de la suprématie crétoise, domine. Le bâtiment, aux rangées de colonnes colorées et aux nombreux toits en terrasse, s’étend sur plus de vingt mille mètres carrés et dispose d’un système de robinetterie perfectionné. Eau courante et tout à l’égout : la famille royale bénéfcie de commodités qu’auraient plus tard enviées les habitants de Versailles ! Des fresques bigarrées ornent les salles. Les scènes paisibles qui y sont représentées donnent la mesure du raffnement minoen : des femmes au corsage ouvert, aux longs cheveux ornés de perles et aux gestes gracieux, des griffons majestueux allongés dans la verdure, des oiseaux aux plumages chamarrés ou des cueilleurs de safran, qui servait aux teintures. Dans les jardins du palais, on récolte les fgues, les olives et les grappes bien mûres de raisins. Les caves renferment de gigantesques jarres remplies de céréales, d’huile et de vin.

Le palais de Cnossos s'étend sur plus de vingt mille mètres carrés et dispose d'un système de robinetterie perfectionné.
Le palais de Cnossos s’étend sur plus de vingt mille mètres carrés et dispose d’un système de robinetterie perfectionné.© AKG Images/Peter Connolly

Peuple mystérieux

Jusqu’au début du xxe siècle, les Minoens étaient un peuple mystérieux qu’on ne connaissait que grâce aux légendes qui l’entouraient. Son puissant roi Minos, fls de Zeus, marié à Pasiphaé, fille d’Hélios, habitait un palais grandiose où il avait fait construire un redoutable labyrinthe pour abriter le monstrueux Minotaure, fruit des amours de la reine et d’un taureau, qui se nourrissait de chair humaine… Homère, Virgile et Ovide immortalisent le mythe. Hormis ces récits fantastiques, on ne connaissait presque rien des Minoens, sinon que l’île avait possédé une culture et un art qui avaient vraisemblablement infuencé les Grecs.

L’archéologue britannique Arthur Evans entreprend en 1900 un chantier de fouilles au nord de l’île, près du village de Cnossos. Né en 1851, Evans, lui-même fls d’archéologue, reçoit une solide formation en philologie classique. Il effectue ses premiers chantiers en Laponie, puis dans les Balkans, avant de partir pour la Sicile C’est en déambulant dans les marchés d’Athènes qu’il s’intéresse à la Crète : curieux, il cherche l’origine des « pierres de lait », qui étaient de petites tablettes en linéaire A, l’écriture minoenne, que l’on vendait comme amulettes pour les femmes enceintes. Il entame alors une série de fouilles en Crète… À la stupéfaction du monde entier, il exhume une civilisation datant de l’âge du bronze, particulièrement avancée, et fait restaurer une partie de ce qu’il pense être le légendaire palais de Cnossos, jusque-là mentionné dans des textes anciens, mais dont l’existence n’avait jamais été prouvée ! À cette civilisation, il donnera le nom de minoenne, en référence au roi Minos. L’archéologue fait reconstruire la salle du trône du palais de Cnossos à grand renfort de béton armé, technique révolutionnaire à l’époque ! Une telle restauration est aujourd’hui controversée.

« Nous ne ferions plus cela, mais Evans était un génie de la communication, explique l’archéologue Pascal Darcque, spécialiste de la Crète pré-hellénistique. La restauration de Cnossos lui a permis de populariser sa découverte et de la faire connaître dans le monde entier. » Depuis, les découvertes successives affnent notre connaissance sur ce peuple pacifque et artiste. Des édifices qui ressemblent à de petits palais ont été exhumés ces dernières années, laissant penser que les groupes minoens au pouvoir aimaient se déplacer sur le territoire et loger dans des bâtisses répondant à un certain standing (à la manière d’un François Ier) ou, autre hypothèse, que la Crète minoenne était organisée en une multitude de petites principautés. Une chose est certaine : le roi Minos n’est pas une fgure historique ! Mais, malgré les progrès de l’archéologie, les origines de ce peuple demeurent nimbées de mystères.

Un habile savoir-faire

Qui étaient les Minoens ? « C’est une question qui reste absolument sans réponse ! affrme Pascal Darcque. On sait seulement, par déduction, qu’ils n’étaient pas grecs. » En effet, les Minoens ne parlaient pas la langue de Périclès. Leur écriture, le linéaire A – et sa forme primitive, le hiéroglyphique crétois -, n’a pas été déchiffrée. C’est une énigme linguistique : on sait seulement qu’elle n’a aucun rapport avec le grec, qu’elle n’est ni une langue sémitique, ni une langue indo-européenne. Les traces de cette écriture sont encore rares, avec à peine deux mille échantillons. Quelques indices, très ténus, orientent aujourd’hui la recherche de l’origine des Minoens vers l’Asie Mineure ; le linéaire A s’apparenterait à une langue primitive d’Iran. « Cette hypothèse est à prendre avec beaucoup de précautions », nuance toutefois Pascal Darcque. Cnossos dominait donc les vertes vallées de la Crète, sur la côte nord. D’autres cités, comme Palaikastro et Malia, plus à l’est, ou Phaistos, au sud, règnent sur les différentes provincesde l’île. La marine crétoise étend l’infuence de la civilisation minoenne au-delà de la Crète et des archipels voisins. Les Minoens colonisent une partie de la Turquie continentale, et on retrouvera des objets de leur fabrication jusqu’en Espagne. L’art minoen est caractérisé par une avancée technique surprenante. La production des artisans est d’une remarquable précision : sceaux et bijoux sont sculptés d’infmes détails, preuve d’un habile savoir-faire.

Hédonistes et joyeux, les Minoens raffolent de spectacles de tauromachie. Danses et concerts de lyre, fûte, syringe et cymbales précèdent la corrida. De jeunes hommes exécutent des fgures sur la croupe d’un taureau sauvage, emblème des Minoens, lâché dans l’arène. On retrouvera les traces de ces audacieuses « danses du taureau » sur nombre de fresques et de vases. Ce peuple insulaire développe une conception de l’homme étonnamment moderne, à tel point que les historiens ont parlé d’un « humanisme crétois ». La philosophie, née en Grèce, serait-elle la flle lointaine de l’art de vivre crétois ? La religion des Minoens, fondée sur les éléments naturels – le culte du Soleil et des déesses de la Terre – est inspirée d’une spiritualité venue d’Asie. Pourtant, cette civilisation si perfectionnée décline mystérieusement il y a trois mille cinq cents ans. Ce peuple moderne et puissant a-t-il été massacré par des envahisseurs ? Ou anéanti par une catastrophe naturelle ? Jusqu’aux années 2000, deux scénarios s’affrontaient pour expliquer son déclin. Certains pensaient que les Minoens avaient succombé à des conquérants venus du continent, d’autres incriminaient une éruption volcanique de grande ampleur. Le mystère de l’écriture crétoise demeurant entier, l’absence de sources écrites rend toute confrmation diffcile. Il est dès lors très complexe de reconstituer l’histoire d’une société qui n’a pas laissé de textes déchiffrables… Pascal Darcque souligne que « toutes les hypothèses émises doivent être considérées avec beaucoup de précaution et sans aucune certitude ».

Des écrits gravés sur des tablettes d'argile attestent que les Minoens ont reconstruit palais et temples après le cataclysme.
Des écrits gravés sur des tablettes d’argile attestent que les Minoens ont reconstruit palais et temples après le cataclysme.© Coll/ Musée achéologique d’Héraklion.

Cependant, les recherches récentes s’acheminent vers la thèse d’une catastrophe naturelle qui aurait sonné le glas de la première civilisation européenne. Une éruption en Méditerranée aurait provoqué un terrible raz-de-marée, ayant déferlé sur la Crète quelque mille six cents ans avant notre ère. « L’éruption est un fait, mais sa date exacte est loin de faire l’unanimité, précise encore Pascal Darcque. Deux écoles s’affrontent : les unes retenant 1610 ou 1620 avant notre ère, les autres vers 1550. » En 1939, l’archéologue Spyridon Marinatos est le premier à émettre cette hypothèse. Lors de fouilles dans un port voisin de Cnossos, il découvre une cavité remplie de pierres volcaniques ainsi que des objets volumineux, dont tout indique qu’ils ont été apportés là par la force colossale d’un tsunami.

Le responsable : l’archipel volcanique de Santorin, à cent vingt kilomètres au nord de la Crète. Dernier volcan actif de la mer Égée, Santorin est constitué de trois îles. Au centre de la baie, le cratère du volcan sous-marin est un dôme sombre, entouré de falaises. Son étude indique que l’éruption, qui ft exploser tout le centre de l’île pour faire place à la mer, pourrait bien avoir été la plus violente que le monde ait jamais connu, sans commune mesure avec celle du Vésuve qui détruisit Pompéi, et dix fois plus puissante que l’explosion du volcan Krakatoa en 1883, qui fit 36 000 morts en Indonésie. Lorsque le volcan de Santorin entre en éruption, il crache de gigantesques nuages de cendres qui ensevelissent les terres sous une couche blanche de près de dix mètres de hauteur. D’énormes masses de pierre sont éjectées du cratère jusqu’à quarante kilomètres dans la stratosphère, tandis que des gaz brûlants et de la lave en fusion emplissent les airs. La rencontre du magma et de l’eau engendre des explosions d’une violence telle que l’onde de choc se répercute à plus de cent kilomètres à la ronde. Tout le centre de l’archipel de Santorin s’effondre, produisant des tsunamis qui percutent les îles de la mer Égée en ensevelissant tout sur leur passage.

Onde de choc dévastatrice

La Crète est à plus de cent kilomètres du lieu de l’éruption, mais il n’y a rien entre les deux îles qui fasse bouclier et permette de limiter la fureur destructrice de l’onde de choc. Des coquillages et des algues fossilisés provenant des fonds marins ont été retrouvés sur la partie orientale de la Crète, plusieurs mètres au-dessus de la mer, la preuve d’un bouleversement géologique intense. Les dépôts de l’éruption de Santorin seront identifés jusqu’en mer Noire. Le raz-demarée aurait donc détruit les grandes et puissantes villes côtières du nord et du nord-est (Palaikastro et peut-être Malia), inondé les terres cultivables et noyé les principales réserves de céréales. S’il n’y a aucun témoignage écrit de la catastrophe, on sait que le tsunami a été comparable à celui qui a déferlé sur les côtes de Thaïlande en 2004, à ceci près que ce n’est pas une, mais sans doute quatre vagues de plus de vingt mètres de haut qui auraient frappé, en seulement deux heures… Un engloutissement ? Le sort des Minoens a donné lieu à bien des fantasmes… Parmi les questions qui suscitent une insatiable curiosité celle-ci : a-t-il inspiré le mythe de l’Atlantide, la mystérieuse cité engloutie ? Le philosophe Platon a fait le récit de cette civilisation fabuleuse avalée par les fots, aux nombreux points communs avec les Minoens. La légende de l’Atlantide serait donc née en Crète. Mais l’île n’a pas été engloutie et il y a eu des survivants.

Rebondissement fragile

Illustration de Roger Payne validant la thèse du tsunami: une vague gigantesque, sous un ciel d'orage et de feu (allusion à l'éruption de Santorin) recouvre et détruit le palais de Cnossos.
Illustration de Roger Payne validant la thèse du tsunami: une vague gigantesque, sous un ciel d’orage et de feu (allusion à l’éruption de Santorin) recouvre et détruit le palais de Cnossos.© Look and Learn/Bridgeman Images

Située à une dizaine de kilomètres de la côte et à quelque trois cents mètres d’altitude, Cnossos est épargnée. Des écrits gravés sur des tablettes d’argile après le cataclysme attestent d’une activité humaine : les Minoens se sont relevés après la catastrophe. Les survivants reconstruisent palais et temples aux mêmes emplacements. Arthur Evans parle même d’une « ère nouvelle ». Au tsunami succède la période dite des seconds palais. Le commerce reprend, la production aussi. Les Minoens ne retrouveront pourtant pas leur splendeur d’antan, ni leur économie forissante. Même si des progrès dans l’agriculture sont découverts par les chercheurs, laissant penser qu’ils ont su rebondir plus qu’on ne le pensait.

Au printemps 2015, une équipe d’archéologues réalise des fouilles dans les campagnes aux alentours des anciens palais du nord-est de la Crète. Elle constate que le nombre de sites montagneux (300 à 900 mètres d’altitude) occupés par les Minoens diminue drastiquement durant la période des seconds palais. Ses habitants descendent dans les plaines. Pourtant, les coteaux sont plus humides que les plaines, chaudes et sèches, où le rendement des terres est mauvais. Cette migration s’expliquerait par la découverte et l’appropriation d’une technique d’irrigation sans doute venue d’Égypte, qui leur a permis d’accéder aux importantes réserves d’eau en sous-sol : les Minoens creusent des puits et atteignent la nappe phréatique, excellent moyen pour améliorer le rendement de terres jusque-là inhospitalières. La découverte de barrages construits sur des torrents de montagne, dans la vallée de Choiromandres, à l’est de l’île, confrme que les habitants de Crète se sont intéressés de près aux techniques hydrauliques. Si le puissant tsunami n’a pas détruit la civilisation minoenne, il l’a profondément fragilisée. Les deux siècles qui suivent n’ont pas la douce quiétude d’autrefois. Les trouvailles archéologiques apportent la preuve d’une société troublée. De nombreuses statuettes sacrées sont retrouvées en miettes dans les ruines de plusieurs temples, dans l’ouest, ainsi que des traces d’incendies criminels, signe d’une fambée de violence. On a longtemps soupçonné des luttes intestines entre les provinces minoennes, mais il semble de plus en plus probable que la violence est arrivée de l’extérieur. Un peuple de Grèce continentale, tout d’abord respectueux de l’autorité minoenne, a profté de la catastrophe naturelle pour inverser peu à peu les rapports de force et prendre le dessus : ce sont les Mycéniens venus du Péloponnèse. Vers 1450, ils s’emparent de la Crète et administrent ses palais. L’île est maintenant une province mycénienne et l’Empire minoen n’est plus.

Par Suzanne Gervais.

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