Jacques Delors, président de la Commission de 1985 à 1995, a donné un nouvel élan à l'Europe. Avant que le débat suscité par le traité de Maastricht, en 1992, ne marque le début du désamour. © Eric Feferberg/belgaimage

Les coulisses de l’âge d’or européen

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Entre 1986 et 2000, sous l’impulsion de Jacques Delors, la Commission a engendré une dynamique positive pour l’Union avec le marché unique, l’euro, l’élargissement… Une source d’inspiration pour l’équipe von der Leyen. Une cinquantaine d’historiens ont plongé dans les archives de cette époque.

C’est une bible de 800 pages. Le récit d’une saga de nature à inspirer l’Europe à l’heure de la morosité insufflée par le Brexit et l’euroscepticisme ambiant. Avec une équipe de cinquante-deux chercheurs issus de quinze pays, d’Europe et des Etats-Unis, l’historien Vincent Dujardin (UCLouvain) s’est plongé, pendant quatre ans, dans les archives de la Commission européenne pour raconter son histoire entre 1986 et 2000.  » Nous avons eu accès à tous les procès-verbaux du collège de la Commission, dont certains documents classifiés, précise-t-il. Et nous avons confronté ce matériel lors d’entretiens avec 232 témoins directs de cette période.  »

Au cours des dix années qui ont précédé l’époque étudiée, entre 1986 et 1990, l’Europe n’en mène pas large. Les chocs économique, monétaire et énergétique de la décennie précédente ont mis à mal les espoirs d’une prospérité continue.  » L’heure n’est pas à l’europhilie ni aux plans d’intégration ambitieux, mais plutôt au repli sur soi et aux réflexes protectionnistes, souligne le coordinateur de l’enquête. Pourtant, la mise en oeuvre d’une série d’avancées au cours de la seconde moitié des années 1980 s’inscrit dans la continuité de projets, de visions ou d’inflexions introduits dès les années 1970.  » La nouvelle impulsion procurée par Jacques Delors à son arrivée à la présidence de la Commission, le 6 janvier 1985, ne vient donc pas de nulle part. Elle marque néanmoins un tournant.

rapidement après la chute du Mur de Berlin, Delors soutient la réunification.

 » L’alignement des planètes  »

 » La période 1986-2000 a donné un nouvel élan à la construction européenne, explique Vincent Dujardin. Sous Jacques Delors, trois grands projets ont été lancés au cours de ce que l’on peut qualifier d' »âge d’or », en particulier la période 1986-1991 : l’achèvement du marché intérieur, l’union économique et monétaire, l’ouverture aux pays d’Europe centrale et orientale.  » Elle coïncide avec le rôle moteur du duo franco-allemand Kohl-Mitterrand et avec l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS : sa volonté de réformer le système communiste engendre une transformation profonde du bloc de l’Est, qui entraîne la chute du mur de Berlin, la réunification allemande et, en 2004, le plus grand élargissement de l’histoire.  » Il y avait un alignement des planètes sur le plan des personnes, des circonstances géopolitiques et économiques « , souligne Pascal Lamy, qui fut chef de cabinet de Jacques Delors à la présidence de la Commission, avant de devenir lui-même commissaire.

Les historiens insistent sur le rôle moteur joué par la Commission pour revivifier la construction, notamment en fixant l’Objectif 1992 pour faire atterrir le grand marché intérieur. Son président maîtrise l’agenda et, dixit un représentant belge, arrive à  » neutraliser les corporatismes des ministres des Finances et des gouverneurs par un mélange de diplomatie et l’utilisation du Conseil européen « . La méthode communautaire triomphe, notamment avec l’instauration de la majorité qualifiée (au lieu de l’unanimité), qui permet de surmonter les vetos et d’adopter les mesures à un rythme soutenu. Les jalons posés en direction de l’euro suivent le même rythme, avec la création de l’Institut monétaire, les convergences en matière de politique économique…

Le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker et le Belge Philippe Maystadt avec le président José Manuel Barroso et le commissaire Joaquim Almunia : un rôle déterminant dans la mise en oeuvre de l'euro.
Le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker et le Belge Philippe Maystadt avec le président José Manuel Barroso et le commissaire Joaquim Almunia : un rôle déterminant dans la mise en oeuvre de l’euro.© GERARD CERLES/belgaimage

 » Les idiots du marché  »

Des doutes s’expriment pourtant sur l’avenir dans les réunions de collège, dont le livre reprend bien des extraits, ou lors d’apartés. Ainsi en est-il après la négociation du traité de Maastricht, qui pose les jalons de l’Union européenne, en 1992, en instaurant notamment l’union monétaire.  » En quittant Maastricht, Jacques Delors confie au ministre belge des Finances, Philippe Maystadt, que la construction reste « boiteuse », racontent les auteurs, avec une jambe monétaire forte et une Banque centrale « menant une politique monétaire unique pour l’ensemble de la zone euro ». Mais l’autre jambe, l’économique, est trop faible, les politiques restant toujours nationales et insuffisamment coordonnées, au risque de devenir contradictoires.  »

Constat visionnaire, ce fut l’un des grands maux du début des années 2000. Lors des négociations du traité, Pierre Bérégovoy (ministre des Finances de Mitterrand), Jacques Delors, Philippe Maystadt et Jean-Claude Juncker (alors ministre luxembourgeois des Finances) avaient tenté, en vain, d’introduire le terme de  » gouvernement économique  » dans le traité. Mais  » de nombreux ministres des Finances de l’époque plaçaient une confiance aveugle dans les marchés, pensant qu’ils sanctionneraient les Etats laissant filer leur déficit ou leur balance courante « . L’un d’entre eux, le britannique Kenneth Clarke, pourtant conservateur, n’est pas de cet avis. Il lâchera un retentissant :  » Il y a beaucoup d’idiots sur les marchés financiers.  »

 » Si on la fait, comment la fait-on ?  »

L’agenda européen est profondément bousculé le 9 novembre 1989 par la chute inattendue du mur de Berlin. Là encore, la Commission européenne fait oeuvre de visionnaire en tirant les leçons de ce choc pour le continent.  » Rapidement, Jacques Delors soutient l’idée de réunification allemande, contrairement à Ruud Lubbers (Pays-Bas), Margaret Thatcher (Grande- Bretagne), Giulio Andreotti (Italie) et, dans une moindre mesure, François Mitterrand, écrit Vincent Dujardin. Helmut Kohl lui en saura gré.  » Les responsables de la Commission s’investiront d’ailleurs énergiquement dans le soutien à apporter aux Länder de l’Est.

Le consortium d’historiens dément l’idée communément admise selon laquelle la réunification aurait été  » concédée  » en échange de l’acceptation, par les Allemands, de l’union monétaire. Certes, Jean-Claude Juncker le reconnaît, cet événement géopolitique majeur ne fut pas sans incidence :  » La réuni- fication allemande ou la perspective de celle-ci a raffermi la volonté de ceux qui voulaient à tout prix avoir la monnaie unique, notamment Mitterrand.  » Mais Helmut Kohl avait déjà marqué son accord sur le projet lors du Conseil européen de Hanovre, fin juin 1988. Jacques Delors, en fin stratège, s’adresse d’ailleurs au président de la Bundesbank, Karl Otto Pöhl, notoirement réticent, en ne demandant pas son avis sur l’opportunité d’une monnaie unique mais bien sur ses modalités pratiques :  » Si on la fait, comment la fait-on ?  »

Pascal Lamy, chef de cabinet de Jacques Delors avant d'être commissaire européen, a rapidement mis le doigt sur les résistances à l'élan européen.
Pascal Lamy, chef de cabinet de Jacques Delors avant d’être commissaire européen, a rapidement mis le doigt sur les résistances à l’élan européen.© Olivier Hoslet/reuters

 » Plus c’est lourd, moins ça gêne  »

La ratification du traité de Maastricht, en 1992, se déroule péniblement dans plusieurs pays, avec un  » non  » retentissant au Danemark et une victoire étriquée du  » oui  » en France. Elle signe le début d’une forme de désamour.  » Ce processus renforce le statut dérogatoire de certains Etats et marque la fin du « consensus permissif », analyse Vincent Dujardin. Il montre aussi que les opinions publiques sont à conquérir et qu’elles doivent être la cible d’une communication et d’une information plus soutenus. » Jacques Delors ne constatait-il pas, dès le 17 janvier 1989, que l' » on ne tombe pas amoureux d’un grand marché  » ?

La Commission, précisent Vincent Dujardin et ses coauteurs, tentera de conquérir l’opinion publique  » suivant la « stratégie grecque » en veillant à l’intéresser la « res publica europea » « . Les pouvoirs du Parlement européen, notamment, sont renforcés.  » Mais le Parlement a peiné à faire résonner la voix des Européens, devenant même parfois un concurrent de la Commission davantage qu’un allié, jusqu’à provoquer la chute de celle-ci en 1999. Quant à l’opinion publique européenne, elle n’adhère pas avec un franc enthousiasme à l’idée de « citoyenneté européenne » « . Qui plus est, les réticences à faire progresser le projet se multiplient. Lors d’une réunion avec les directeurs généraux, le 21 novembre 1991, Pascal Lamy évoque  » un frein généralisé des administrations nationales des Etats membres qui veulent noyer la communauté dans des concepts flous « . Il ajoute :  » Plus c’est compliqué, plus c’est lourd ; plus c’est lourd, moins ça marche ; moins ça marche, moins ça gêne.  »

Elargissement sans approfondissement

La période 1986-2000 est aussi marquée par la guerre en Yougoslavie qui dégénère en des conflits très sanglants en Croatie, puis en Bosnie et au Kosovo. On sent les autorités européennes fortement démunies face à ce premier conflit sanglant sur le sol européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La crainte du chaos renforce la responsabilité historique de l’Union européenne dans la paix continentale. C’est la vocation de l’élargissement à douze pays, qui aura lieu en 2004 et 2007 (Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie, puis Bulgarie et Roumanie), mais qui est préparé durant cette période. L’Allemand Nikolaus van der Pas, responsable de ce processus, en dévoile les dessous moins romantiques :  » Chaque pays a fait dépendre les progrès des négociations de ses propres intérêts nationaux. Pour la Roumanie, la France disait qu’il fallait aller vite. Pour les Pays baltes, c’étaient les Scandinaves qui poussaient. Pour la Pologne, c’était l’Allemagne.  »  » On a terminé en proposant plus de pas qu’on ne le pensait « , ajoute mi-figue mi-raisin Alexander Italianer, membre du cabinet de Jacques Santer, président de la Commission européenne entre 1995 et 1999.

Le paradoxe de cet âge d’or européen est qu’il pose les jalons des difficultés à venir. Jacques Delors avait prévenu avant que les événements ne se précipitent :  » Il faut éviter une dilution de la Communauté par des élargissements trop rapides.  » De même, il avait mis en garde contre le risque de la tendance développée au Royaume-Uni  » en faveur d’une Communauté plus large et moins contraignante « . Au fil du temps, l’Union européenne s’est élargie en oubliant de s’approfondir. Et en dépit de cette victoire sur le fond, les Britanniques ont fini par décider de s’en aller via le référendum du 23 juin 2016.  » Deux décennies après ces riches années de la construction européenne, nous ne devons pas oublier que l’Europe n’a jamais été et ne sera jamais une évidence « , conclut Jean-Claude Juncker. A quand un nouvel âge d’or ?

La Commission européenne, 1986-2000. Histoire et mémoires d’une institution, sous la direction de Vincent Dujardin, Office des publications de l’Union européenne, 830 p.

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