En février 1990, à Soweto, 100 000 personnes participent à un meeting organisé par l'ANC. © DHLADHLA/AFP

Les confessions de Nelson Mandela

Le Vif

A l’occasion de la parution d’un livre de Mémoires recomposés, la carrière de « Madiba » s’éclaire d’un jour nouveau. Extraits.

C’était un manuscrit en sommeil ; le voici soudain exhumé. Nelson Mandela le laissa inachevé, conscient de cette imperfection finale. Il ne trouva pas le temps de terminer ce précieux texte, résumé de sa vie et de son combat, qu’il avait commencé à écrire à la première personne du singulier. Il était trop sollicité par les rejaillissements de sa célébrité et, sans doute, déjà très fatigué.

Il revient à un collectif d’amis et de proches collaborateurs du grand homme d’avoir repris la plume et, fidèlement, de s’être mis au travail pour retracer l’itinéraire hors du commun de celui qui sortit à la force du poignet l’Afrique du Sud d’un autre âge. Ainsi est né ce livre de Mémoires reconstitués – Etre libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes (Plon) – dont Le Vif/L’Express livre en exclusivité des extraits très éclairants. Au fil des pages, on découvre un Mandela humain, complexe, en rien monolithique ni héroïque, un leader pragmatique contraint d’apprendre à concilier humanisme et réalisme. Ces confessions posthumes, écrites avec le plus grand désir de vérité, rendent ce document exceptionnel. Extraits.

 » Il respectait les chefs traditionnels en ceci qu’ils avaient le respect et le soutien de leur communauté.  » Ici, en juin 1991.© J. KOPEC/CAMERAPRESS/GAMMA

« Jetez vos armes à feu à la mer ! »

Le 11 février 1990 vint enfin le moment pour Nelson Mandela de rentrer chez lui. Une frange considérable de la population mondiale vit en direct cet après-midi-là Mandela franchir les portes de la prison Victor-Verster. […]

Pour le compte du New Yorker, Zoë Wicomb réussit à capter l’essence de ce moment :  » Mandela ne ressemblait aucunement aux portraits d’artistes d’un boxeur vieillissant qui avaient circulé. Ce jour-là, un grand et bel inconnu fit son entrée dans le monde. Son visage avait été transfiguré en plans sculptés évoquant les relations passées des Xhosa et des Khoï, et la curieuse raie qui séparait ses cheveux avait disparu. Mannequins et philosophes soupiraient de concert.  »

Même si Mandela restait le premier parmi ses pairs, il était averti du danger comme tout un chacun. Il était aussi conscient de la violence qui dévastait le pays. Chaque province avait son lot de malheur, le Natal étant le plus touché par la brutalité. C’est là que le Parti de la liberté Inkatha (IFP), appuyé par des éléments infiltrés des forces de police sud-africaines, menait une guerre contre l’ANC et ses partisans. Les midlands du Natal et de nombreuses parties du Natal urbain devinrent des zones interdites à la fois aux forces de l’ordre et à l’ANC.

L’un des moments les plus mémorables et éprouvants pour Mandela se produisit quelques semaines après sa libération, au cours d’une période d’affrontements intenses dans le Natal, quand il s’adressa à une foule de plus de 100 000 personnes au Kings Park Stadium de Durban.

 » Prenez vos armes à feu, vos couteaux et vos pangas, et jetez-les à la mer ! « , implora Mandela. Un grondement de sourde réprobation monta de la foule pour se changer en un crescendo de huées. Stoïquement, Mandela continua ; il avait un message à délivrer :  » Fermez les usines de la mort. Mettez immédiatement fin à cette guerre !  »

La guerre, qui ne s’arrêta pas malgré le plaidoyer de Mandela, avait son origine dans le passé et tentait d’empêcher l’émergence de l’avenir.

Les chefs traditionnels et la démocratie

Une partie de la quête de Mandela pour approfondir la démocratie, en se servant du pouvoir de l’Etat, consistait – comme dans l’expression consacrée où il faut procéder  » par étapes  » – à éliminer un par un les bâtons que l’histoire lui avait mis dans les roues. Une partie de la législation permettant la création d’un Etat unitaire, comme la loi de transition des gouvernements locaux de 1993, ouvrit la voie aux premières élections de gouvernements locaux, qui eurent lieu dans presque tout le pays en novembre 1995.

Vu la complexité du sujet, Mandela crut aussi utile de prendre conseil autour de lui. Il écrit que Sydney Mufamadi, ministre des Affaires provinciales et du gouvernement local,  » m’a tenu informé de la position des chefs traditionnels, surtout après mon départ de la présidence du pays en juin 1999. Il m’a rappelé que, lors de notre accession au pouvoir en 1994, il nous avait fallu donner une place aux chefs traditionnels dans notre nouveau système de gouvernement. Pour cela, nous avions créé six chambres provinciales des chefs traditionnels, ainsi que la Chambre nationale des chefs traditionnels, pour qu’ils puissent jouer un rôle sur les questions relevant de leur juridiction.

Des portraits de Nelson Mandela sur les murs de Soweto. Ils ont été peints en 2010, vingt ans après sa libération.
Des portraits de Nelson Mandela sur les murs de Soweto. Ils ont été peints en 2010, vingt ans après sa libération.© S. Sibeko/REUTERS

 » La création de ces chambres s’accordait à la politique de l’ANC, qui avait dès l’origine, comme nous l’avons déjà dit, une chambre haute pour les chefs traditionnels. Cette mesure ne fut pas seulement prise pour reconnaître le rôle joué par les chefs traditionnels dans les guerres de résistance, mais aussi parce qu’il s’agissait d’un pas important dans notre campagne pour enterrer la malédiction du tribalisme. Un groupe de travail interministériel fut créé pour conseiller au gouvernement le rôle que devaient jouer les chefs traditionnels à l’échelle du gouvernement local, provincial et national. Mais il faut fermement refuser toute concession qui les placerait hors du processus démocratique en leur confiant un pouvoir décisionnaire. Ce qui est très perturbant est leur incapacité à comprendre les forces sociales à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

 » Les Sud-Africains ont pleinement accepté un gouvernement démocratique au sein duquel les représentants du peuple aux niveaux central, provincial et local sont élus démocratiquement et doivent rendre des comptes à leur électorat. D’ailleurs, la jeunesse du pays qui occupe aujourd’hui des postes à responsabilité, dans la société civile comme à tous les niveaux du gouvernement, au Congrès des syndicats sud-africains (Cosatu) et au Parti communiste sud-africain (SACP), est urbaine et instruite. Elle refuse de compromettre les principes démocratiques en concédant un pan du pouvoir à ceux qui occupent une position d’autorité au sein de la société non grâce à leurs mérites mais grâce à des liens d’hérédité.

 » Nombre de nos chefs traditionnels oublient aussi de tirer les enseignements de l’histoire. Ils n’ont pas l’air de savoir qu’il y eut jadis des monarques dans le monde qui ne partageaient pas le pouvoir avec leurs sujets… Les monarques ayant résisté à l’épreuve du temps sont ceux qui ont décidé, eux-mêmes ou leurs prédécesseurs, de permettre à des représentants du peuple de gouverner, transformant leurs pays en monarchies constitutionnelles, comme la reine Elizabeth II d’Angleterre, le roi Juan Carlos d’Espagne, le roi Albert de Belgique, la reine Beatrix des Pays-Bas, la reine Margrethe II du Danemark, le roi Harald de Norvège et le roi Carl XVI Gustaf. Si ces monarques s’étaient accrochés obstinément à leur pouvoir absolu, ils auraient disparu depuis longtemps.

 » Mais il ne faut jamais oublier que l’institution des chefs traditionnels est consacrée par le droit et les coutumes africaines, par notre culture et notre tradition. Il ne faut pas chercher à l’abolir. Il faut trouver une solution amiable fondée sur des principes démocratiques et qui permette aux chefs traditionnels de jouer un rôle important à tous les niveaux de gouvernement.

Dans le jet présidentiel sud-africain. Mandela a été élu en 1994, à l'âge de 76 ans.
Dans le jet présidentiel sud-africain. Mandela a été élu en 1994, à l’âge de 76 ans.© Gallo images/hulton archive/getty images/sdp

La réconciliation

Nelson Mandela déjouait les attentes par son indéfectible volonté d’humaniser ses adversaires – dans ses paroles comme dans ses actes – et jusqu’à son propre peuple, marqué et traumatisé par les excès du régime d’apartheid. Il prenait ses anciens gardiens dans ses bras, comme Christo Brand, James Gregory et Jack Swart, qu’il installa aux places d’honneur pendant sa cérémonie d’investiture le 10 mai 1994. Il déjeunait avec Percy Yutar, le procureur qui – d’après George Bizos (NDLR : avocat et militant anti-apartheid) –  » avait montré son manque de respect pour une pratique du droit éthique « . Au cours du procès de Rivonia en 1963 et 1964, alors même que Mandela et ses coaccusés avaient été poursuivis pour sabotage, Yutar avait déclaré sa préférence pour une requalification des faits en haute trahison, chef d’accusation qui augmentait leurs chances d’être condamnés à mort par pendaison.

Mandela croyait que la réconciliation et l’union nationale étaient le côté pile d’une pièce dont la reconstruction et le développement seraient le côté face, un résultat auquel on pouvait arriver par  » un processus de réciprocité  » où chacun  » prendrait part – et serait vu prendre part – à la mission de reconstruction et de transformation de notre pays « .

Le projet de Mandela de construction de la nation exigeait l’harmonie entre les divers éléments de la société sud-africaine. On ne pouvait atteindre cette harmonie que si ceux qui avaient tiré bénéfice de l’oppression à l’ère de l’apartheid comprenaient qu’il était temps de partager leurs ressources au bénéfice de tous. Seulement alors, l’Afrique du Sud aurait une chance de façonner un avenir équitable.

Etre libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes. Mémoires de président, par Nelson Mandela et Mandla Langa. Plon, 462 p.

Les intertitres sont de la rédaction

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