© Joakeem Carmans

« Le vrai problème de l’avenir, c’est le travail »

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Curieux de tout, l’écrivain polymorphe romancier, scénariste, dramaturge, essayiste, metteur en scène, parolier Jean-Claude Carrière, est épris de transmission et de culture ouverte. Ses idées sur un monde en pleine transformation sont aussi généreuses que lucides et fermes.

D’où vient votre infatigable curiosité ?

Cette curiosité pour la planète sur laquelle je vis – sur Mars, j’aurais été moins curieux ! – est quelque chose d’inné. Quelque chose qui se vit, qui ne s’organise pas. Si je voulais l’organiser, elle risquerait de disparaître… Il ne faut surtout pas se dire :  » Oh, je ne connais pas encore ça, il faut encore que je découvre ça !  » Ma curiosité, je la satisfais par des histoires, par l’écriture. C’est ainsi que je l’apaise. Je n’ai jamais eu de plan de vie. La seule décision majeure fut, à 30 ans, d’essayer de vivre uniquement de ma plume. Je n’avais aucune fortune, venant d’une famille très modeste. Et puis, le premier film dont j’ai écrit le scénario, avec Pierre Etaix, Le Soupirant, a eu un grand succès. Avec mon pourcentage, j’ai eu de quoi vivre pendant deux ans ! Ensuite, tout s’est enchaîné, avec des périodes faibles et puis, de temps en temps, des succès, chose indispensable. Nous ne sommes qu’une trentaine d’auteurs en France à vivre de notre plume.

Vous travaillez d’abondance, avec souvent plusieurs projets simultanément…

Quand un projet se croit abandonné, trahi, car laissé momentanément de côté, entre en scène ce que Luis Buñuel (NDLR : cinéaste pour lequel Jean-Claude Carrière écrivit de nombreux scénarios dont ceux de Belle de jour et Le Charme discret de la bourgeoisie) et moi appelions  » l’ouvrier invisible « . Le sujet se met à travailler tout seul, il continue à s’écrire quand vous n’êtes pas là, des solutions que vous cherchiez tout à coup apparaissent. C’est comme un processus organique… Mais c’est difficile de parler de l’écriture ! C’est difficile de parler de tout métier, quel qu’il soit, même le plus humble.

Que peut-on dès lors transmettre à son sujet ?

Dans tous les métiers, que ce soit celui de sabotier ou de scénariste, un savoir-faire, une technique. C’est cela qui peut et doit se transmettre. La transmission est une chose essentielle. Ce n’est pas pour rien que j’ai créé la Femis, l’Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son, et que je l’ai présidée pendant dix ans. Il faut essayer de transmettre le  » comment faire « , mais jamais le  » que faire  » ! Il faut savoir s’arrêter à temps et ne pas dire  » Vous devriez écrire cette histoire-là « . Ça, c’est à l’auteur d’en décider, pour mille raisons invisibles qui flottent dans l’air…

Comment vivez-vous l’essor d’Internet, et cette idée que tout le savoir s’y trouve supposément disponible ?

Moi qui ai commencé très modestement, avec un porte-plume, je n’ai jamais eu de problème avec la modernité technique. J’ai pu trouver la qualité d’image des cassettes VHS indigne, et je m’inquiète de la diminution des écrans de cinéma. Mais d’un autre côté, on apprend que la Chine, devenue le plus grand marché cinématographique mondial, a construit 42 000 salles de cinéma durant les dix dernières années ! Donc, rien n’est perdu. Mais tout va de plus en plus vite. Ma fille de 14 ans ne regarde plus la télé. Elle voit tout sur sa tablette. C’est un peu La Bibliothèque de Babel (1), et je pense que Borges – que j’ai très bien connu – aurait trouvé ça passionnant. De mon point de vue d’écrivain, ce qui manquera toujours à l’ordinateur, c’est le brouillon, la feuille qu’on rature et qu’on jette… Je travaille avec l’ordinateur, mais quand je dois écrire une scène de dialogue, je le fais toujours à la main !

Emmanuel Macron va devoir agir sur le plan de l'école pour réparer les dégâts commis sous François Hollande, juge Jean-Claude Carrière.
Emmanuel Macron va devoir agir sur le plan de l’école pour réparer les dégâts commis sous François Hollande, juge Jean-Claude Carrière. © Olivier Douliery/reporters

Les savoir-faire, les techniques, changent spectaculairement. Comment, dès lors, continuer à transmettre ? Comment l’école doit-elle s’y prendre, elle que les « déclinistes » accusent de tous les maux ?

La vague décliniste, je n’y adhère pas. Ça va, ça vient. Il y a des périodes optimistes et d’autres qui ne le sont pas. Peu importe, le monde va. Même si on ne sait pas vers où… La question de l’école est extraordinairement complexe. Je crois qu’elle n’évolue pas aussi vite que la société. Elle est toujours trente ou quarante ans en arrière. Et depuis longtemps déjà. L’autre jour, ma fille, qui est au lycée, rentre à la maison et me montre dans son cours le mot  » Yougoslavie « , en me demandant de le lui expliquer. Dois-je vraiment le faire ? Faut-il encombrer l’esprit des élèves avec un pays qui n’existe plus, et dont l’existence fut très éphémère ? Il faudrait faire évoluer les choses d’un coup, mais alors se verrait sacrifiée une génération d’enfants qui seront paumés entre deux systèmes… J’en parle très souvent avec des amis profs, dont le rôle est par ailleurs bousculé.  » Pourquoi, se dit l’élève, dois-je apprendre par coeur ce que mon iPhone sait ?  » C’est en effet un peu absurde. Personnellement, je suis partisan de baisser l’âge d’entrée dans l’apprentissage. Il y a beaucoup de jeunes qui sont très doués de leurs mains et à qui on impose de passer des baccalauréats qui n’en sont même plus ! Je suis très curieux de voir ce qu’Emmanuel Macron va faire. Il est là pour cinq ans, avec une majorité bien installée à l’Assemblée nationale. Alors, que va-t-il faire dans ce domaine de l’enseignement qu’il a lui-même déclaré être prioritaire ?

Son avènement a surpris tout le monde. Vous compris ?

Ce qui s’est passé durant ces trois derniers mois était absolument imprévisible. Je déjeunais l’autre jour avec la nouvelle ministre française de la Culture (NDLR : l’ancienne codirectrice des éditions Actes Sud, Françoise Nyssen, d’origine belge), et elle me disait à quel point, au conseil des ministres, tous sont sidérés par l’esprit de synthèse que possède Macron. Il va devoir agir, prendre des décisions, sur le plan de l’école. Parce que ce qui a été fait sous François Hollande est nul. Il faut le dire. Najat Vallaud-Belkacem (NDLR : l’ex-ministre socialiste de l’Education nationale) était nulle. Et Vincent Peillon, son prédécesseur, aussi. Ils ont commis des erreurs considérables… Moi je suis d’origine paysanne, très modeste, et le système des bourses (j’ai obtenu ma première à 9 ans et demi) m’a permis d’aller jusqu’à Normale sup (NDLR : la très réputée Ecole normale supérieure). Comment est-il possible qu’aujourd’hui, il y ait dans les hautes sphères de la réussite sociale moins d’enfants issus des classes modestes qu’à l’époque ? Ce devrait être tout à fait le contraire !

Comment voyez-vous cette cassure dont on parle beaucoup, entre une France des élites et celle du peuple, des « gens », comme dit le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon ?

Comme dit le stalinien ! Ce qui m’a surpris, c’est la réaction négative de tous les intellectuels  » officiels « , les Alain Finkielkraut, les Michel Onfray, tous ceux qui se plantent toujours, d’ailleurs. Qu’ils n’aient pas vu la nouveauté de ce qui se passe avec Macron est atterrant ! Bien sûr, nous verrons. Et s’il le faut, nous appuierons, dans telle ou telle direction. L’enjeu essentiel sera la loi sur le travail, et les mesures en matière d’éducation. Mais c’est lié. La question est de savoir si ce nouveau pouvoir penchera plus à gauche qu’à droite. La droite elle-même va essayer de se réorganiser mais ne pourra sans doute pas grand-chose. Avec les syndicats, ce sera plus difficile, si des résultats en matière sociale ne sont pas au rendez-vous… Or, on ne voit pas bien par quelle solution miracle un gouvernement, quel qu’il soit, puisse trouver des ressources nouvelles. Le vrai problème de l’avenir, c’est le travail. Que sera le travail de demain ?

Il y a aussi le terrorisme, qui impose son agenda…

La religion, assez étrangement, est devenue depuis quelques années un drapeau de guerre. On tue au nom d’une religion. Donc, d’une croyance. Donc, de quelque chose d’irréel. On ne tue plus pour conquérir une terre, un trésor ou des femmes, comme faisaient les Romains avec les Sabines. On tue pour faire croire à une irréalité. C’est la chose la plus inquiétante aujourd’hui. Car des gens qui sont prêts à se tuer pour tuer, avec même une passion de la mort, je ne vois pas comment un policier ou un militaire, qui n’a pas le droit de tirer le premier, peut les arrêter. Je ne suis pas prophète, j’espère que ça va se calmer, et que de toute façon les forces de l’ordre, comme on dit, vont faire le nécessaire. Et brutalement. On peut aussi espérer en la sagesse des Kurdes, et peut-être aussi des Iraniens…

(1) Dans cette nouvelle écrite au début des années 1940, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges imaginait une bibliothèque gigantesque, contenant la totalité des ouvrages écrits et encore à écrire.

Bio Express

1931 : Naissance le 19 septembre à Colombières-sur-Orb.

1963 : Premier scénario pour Le Soupirant de Pierre Etaix.

1983 : César du scénario pour Le Retour de Martin Guerre.

1986 : Création de la Femis, école de cinéma à Paris dont il prend la présidence.

1989 :Le Mahabharata au théâtre, mise en scène de Peter Brook.

1999 : Transposition de La Controverse de Valladolid au théâtre.

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