Selon Le Figaro, un homme de Strasbourg a posté cette photo d'une kalachnikov légendée "Bons baisers de Syrie - Bye bye Charlie" sur Twitter. Il attend son procès. © Twitter

Le trafic d’armes, l’autre guerre

Le Vif

Les kalachnikovs, naguère réservées aux braqueurs et aux dealeurs, sont désormais entre les mains des islamistes radicaux. Ils s’approvisionnent auprès des mêmes filières, lesquelles n’ont jamais été aussi florissantes.

« Des blessures de guerre. » Les médecins urgentistes et les chirurgiens qui ont pris en charge, le 13 novembre, les hommes et les femmes fauchés par les tirs des terroristes n’avaient jamais observé pareil carnage. Armés de fusils d’assaut, Abdelhamid Abaaoud et ses comparses ont fait usage de munitions conçues pour les champs de bataille : sur les terrasses des cafés prises pour cible comme au Bataclan, les enquêteurs ont ramassé des douilles de calibre 7,62, ravageuses à faible distance. Quant aux armes des commandos, elles feraient partie d’un lot de M70, une copie améliorée de l’AK47 soviétique, la célèbre kalachnikov, qui aurait été fabriquée dans l’actuelle Serbie à la fin des années 1980. Le fusil préféré des dealeurs, des braqueurs et des djihadistes.

Le ministre français de l’IntérieurBernard Cazeneuve le sait depuis de longs mois déjà : l’arsenal des tueurs de janvier 2015 provient justement de l’Est. Les deux kalachnikovs des frères Kouachi, l’une noire, l’autre couleur métal, ont été fabriquées en Serbie, comme leur pistolet Zastava M57 avec sa crosse en bois enrubannée de scotch gris et leur lance-roquettes M80 Zolja. Selon Europol, cinq des armes détenues par Amedy Coulibaly ont été achetées en Slovaquie auprès de la société AFG Security. Le fusil d’assaut VZ 58 et les quatre pistolets semi-automatiques Tokarev TT33 du tueur de l’Hyper Cacher émanent de stocks d’armes de l’ex-Tchécoslovaquie, sommairement transformées pour tirer à blanc. « En vente libre en Slovaquie, elles peuvent sans grande difficulté être remilitarisées, c’est-à-dire modifiées de façon à retrouver leurs capacités létales », pointe un policier spécialisé.

Des centaines d’armes vendues par AFG Security ont inondé l’Europe de l’Ouest au cours des trois dernières années. « 130 ont été saisies au printemps 2015, indique Frédéric Doidy, chef de l’Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO). Et nous en avons encore retrouvé lors des perquisitions administratives menées dans le cadre de l’état d’urgence. » Devant l’inflation des chiffres, l’inquiétude grandit dans les rangs des enquêteurs. Entre 2010 et 2014, les saisies effectuées par la police ont été multipliées presque par deux, passant de 2 700 à 5 300.

Depuis la fin des guerres qui ont ensanglanté l’ex-Yougoslavie, les Balkans restent la principale filière d’approvisionnement. Les spécialistes pointent le rôle déterminant de la Serbie, de la Croatie et du Monténégro, où d’imposants stocks d’armes et de munitions ont été pillés par des groupes mafieux. Cette source semble inépuisable. Elle fournit des armes de bonne qualité, à la différence des kalachnikovs albanaises de fabrication chinoise, moins chères. Sur le marché, les prix varient de 950 à 2 500 euros.

Des silencieux dans les airbags

En novembre 2015, l’OCLCO a démantelé un réseau de trafiquants franco-serbes. A l’origine de l’affaire, un renseignement fourni par Belgrade au printemps : les policiers serbes ont découvert une quinzaine d’armes automatiques au fond de pots de peinture embarqués dans un bus en partance pour Paris. Le destinataire de la cargaison suspecte réside en Seine-Saint-Denis, au nord de la capitale française. Il est aussitôt mis sous surveillance. Six mois plus tard, il est interpellé avec une dizaine de complices à l’occasion d’une livraison. Une cache aménagée sous un camion de fret circulant avec des marchandises sous douane recèle des pistolets et des pièces détachées destinés au grand banditisme. Les silencieux étaient, eux, dissimulés dans l’airbag du véhicule.

Cette histoire ressemble à des dizaines d’autres. Les armes ne voyagent qu’en petite quantité, convoyées par des trafiquants ou des « mules » empruntant les lignes internationales d’autocars ou circulant à bord de camionnettes. Pourtant, la demande a explosé depuis une dizaine d’années, dopée par le trafic de stupéfiants orchestré dans les cités. « Les rivalités entre caïds expliquent en partie le phénomène, décrypte Jean-Charles Antoine, docteur en géopolitique, auteur du livre Au coeur du trafic d’armes. Des Balkans aux banlieues (éd. Vendémiaire). Les guerres de territoires et l’augmentation des règlements de comptes ont sensiblement accru le niveau de violence. » En 2009, déjà, l’Observatoire national de la délinquance estimait à 15 000 le nombre d’armes de guerre en circulation dans les quartiers…

D’autres sources alimentent le marché. En France, la détention d’armes démilitarisées ou à blanc n’est pas interdite, à condition d’obéir aux critères imposés par la loi. Seulement voilà : tous les pays de l’Union européenne ne sont pas aussi stricts. C’est le cas de la Slovaquie, notamment, d’où sont issus les pistolets semi-automatiques et les fusils d’assaut d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher. Avant d’arriver entre ses mains, ils ont été remis en état de marche par un intermédiaire. Les soupçons se sont portés un moment sur une société française déjà visée par une information judiciaire ouverte en mai 2014. Seth Outdoor, installée dans la banlieue de Lille et présentée par le guide touristique Le Petit Futé comme « une adresse toute désignée pour trouver les pièces d’équipement les plus spécialisées » (sic), est gérée par un ancien militaire proche de l’extrême droite. Ce dernier a été mis en examen en janvier 2015 pour « trafic d’armes en bande organisée ». Mais rien dans l’enquête ne fait à ce jour le lien avec Coulibaly.

Les investigations menées sur ce dernier ont mis au jour une « piste belge ». Deux personnes domiciliées en Wallonie et liées au trafic d’armes ont été la cible des enquêteurs. La Belgique apparaît comme la plaque tournante du commerce et surtout de la remise en service des armes démilitarisées. Il est vrai que, jusqu’en 2006, la législation y était particulièrement accommodante.

Contrebande en ligne

Internet et le fret postal ou express contribuent aussi à la circulation illégale. Des armes entières ou des pièces détachées venant de l’Est, mais aussi des Etats-Unis, sont acheminées jusqu’en France, échappant aux contrôles. Le 23 novembre 2015 à Toulon, un agent des douanes, Pascal Robinson, a été abattu par un homme auquel devait être livrée la culasse d’un fusil d’assaut M16 commandée outre-Atlantique via Internet. Le tireur, un ancien employé de la Direction des constructions navales de Cherbourg, avait d’autres armes en sa possession et neuf chargeurs de 7,62 mm.

Face au renforcement des législations française et européenne, les trafiquants recourent à des astuces parfois difficiles à déjouer, comme le « détournement du dernier kilomètre ». Pour éviter les contrôles, la commande est remplie sous une fausse identité. Grâce à la complicité du livreur, le véritable destinataire récupère sa marchandise incognito. Elle ne pourra donc pas être tracée.

Jusqu’à une date récente, ce trafic approvisionnait les braqueurs et les dealeurs. « Les politiques ont pris conscience de la gravité de la situation avec la multiplication des règlements de comptes marseillais, explique une source policière haut placée. Aujourd’hui, alors que les mêmes kalachnikovs se retrouvent entre les mains des terroristes, c’est la mobilisation générale. » Les attentats de janvier ont en effet fortement accéléré la manoeuvre. Résultat : le plan du ministre français de l’Intérieur, présenté le 13 novembre. Il prévoit notamment de « renforcer l’action ciblée des services afin de déstabiliser les filières du trafic ». En clair, le sujet devient prioritaire.

Une inquiétude supplémentaire taraude les services spécialisés. La Libye présente un nouveau risque. Un énorme arsenal entreposé par le défunt régime du colonel Kadhafi est disponible dans ce pays en voie de décomposition. Dernier point et peut-être le plus préoccupant : l’organisation Etat islamique étend chaque jour un peu plus son influence sur cette zone dévastée par la guerre civile. « Pour l’instant, les Libyens n’ont pas envie de vendre leurs fusils, car ils en ont bien besoin, tempère Jean-Charles Antoine. Mais, dès que les conflits du Sahel toucheront à leur fin, ce matériel remontera vers l’Europe. »

Une première alerte a été donnée en février 2013. La police judiciaire de Marseille intercepte un go-fast – une grosse cylindrée utilisée pour le transport de la drogue – à proximité de Chateauneuf-les-Martigues, dans le sud-est de la France. A son bord : 344 kilos de cannabis venant du Maroc, mais surtout 5 kalachnikovs et 16 chargeurs d’origine serbe en provenance de Libye. Une filière prometteuse pour les terroristes ?

Par Pascal Ceaux et Anne Vidalie

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