L'attentat à la gare d'Atocha (Madrid), le 11 mars 2004, a fait près de 200 morts. © ISOPIX

« Le terrorisme est un projet politique, même l’Otan le reconnaît »

Directeur général de l’institut Destrée, Philippe Destatte est aussi un prospectiviste reconnu, consulté par des services et institutions internationales sur le terrorisme en Europe. En exclusivité pour Le Vif/L’Express, ses recommandations pour 2030 : séparer les terroristes de leur base, négocier avec eux et recréer un nouveau pacte sociétal.

On vous savait historien, prospectiviste plutôt spécialisé dans les collectivités territoriales. Or, cet été, vous avez participé, aux Etats-Unis, à un groupe de travail international sur les nouvelles stratégies de contre-terrorisme. Pourquoi ?

L’histoire est longue. Je me suis d’abord intéressé à l’histoire de la Russie et des pays slaves, pour lesquels j’ai étudié le russe et la slavistique. Mon mémoire de fin d’études en histoire sur l’immigration russe en Belgique à la fin du XIXe siècle, à l’université de Liège, portait sur les réseaux  » terroristes  » russes présents en Belgique avant la Révolution. Il y avait beaucoup d’étudiants russes à Liège et à Bruxelles, des actions ont eu lieu à l’époque. J’ai retrouvé mention de ces Russes dans les archives de la police de Liège mais leurs dossiers étaient bizarrement vides. Je suis remonté aux archives de la Sûreté publique (NDLR : ancien nom de la Sûreté de l’Etat, dont faisait encore partie l’Office des étrangers), avec des numéros à six chiffres. Grâce à ces numéros, j’ai pu avoir accès à leur contenu et à des correspondances avec les services russes. Il y avait des centaines de dossiers. J’ai complété mes informations à Saint-Pétersbourg et Moscou, en Russie, et reconstitué les réseaux socialistes révolutionnaires, mencheviks et bolcheviks, ainsi que leur surveillance par l’Okhrana, la police politique des tsars. Le 23 février 1883, un jeune anarchiste russe est tué, à Ganshoren, lors de l’explosion de la bombe qu’il transportait. La Sûreté publique avait découvert qu’il appartenait au réseau des Narodovoletzi ( » ceux qui portent la volonté du peuple « ) d’Odessa mais c’est moi qui ai reconstitué celui-ci et analysé son fonctionnement. J’ai poursuivi ce travail encore cinq ans, pour ma thèse, tout en enseignant dans le secondaire et en hautes écoles, puis j’ai été engagé à l’institut Destrée…

En quoi ce cold case fait-il écho à l’actualité ?

Philippe Destatte.
Philippe Destatte.© Hatim Kaghat pour Le Vif/L’Express
Je me demande si notre pays crée du sens et de la cohésion… »

Les circonstances ont bien sûr changé mais le travail du renseignement reste fondamentalement le même. Les cellules révolutionnaires russes n’étaient pas cloisonnées. Leurs membres connaissaient des luttes idéologiques, devenaient amis ou tombaient amoureux les uns des autres, étaient en contact ou pas avec les socialistes d’ici, pique-assiettes par moment… Ils utilisaient parfois un argot russe codé. Sans une connaissance fine de leur langue et de leur culture, il était impossible de pénétrer les réseaux et d’anticiper leurs actions. Le problème, aujourd’hui, c’est cette même capacité d’infiltration des réseaux terroristes. Il faut former des gens : ce n’est pas seulement disposer d’un interprète arabe-français, c’est évidemment beaucoup plus. Je ne me targue pas de connaître l’arabe ni la religion musulmane ni d’être opérationnel dans ce domaine. En revanche, qui dit prospective dit anticipation. C’est mon métier. En prospective, par exemple, la méthode des bifurcations permet d’envisager diverses trajectoires d’avenir qui s’appuient sur la rétro-prospective : des avenirs qui n’ont pas eu lieu. En tant que membre du think tank Millennium Project, le réseau mondial de centres de recherche en prospective, j’ai été associé à une recherche sur le contre-terrorisme, basée, en ce qui me concerne, sur le séminaire 2015-2016 de prospective que je dirige à l’université Paris-Diderot, où j’ai analysé l’évolution du terrorisme en Europe. J’ai constaté que les services militaires mais aussi civils réfléchissaient sans oeillères sur des hypothèses qui, parfois, rejoignaient les miennes.

Quelles conclusions partagez-vous avec ces analystes militaires internationaux avec lesquels vous avez travaillé ?

La police et l’armée peuvent faire un certain travail de protection, d’anticipation des menaces. Il leur faut beaucoup de policiers, de militaires, et du temps pour les former, au moins cinq ans. L’histoire nous enseigne que le terrorisme peut être vaincu si on crée des logiques de saturation par les services de sécurité. Mais le problème majeur est en amont. Et travailler l’amont, c’est travailler la société : les frustrations, la cohésion sociale, l’intégration. Si on se reporte au niveau belge, cela concerne avant tout les Régions et les Communautés. Ce message-là, on l’entend au fédéral mais est-ce qu’on y répond à la mesure de l’enjeu dans les entités fédérées ? Lorsque j’entends un analyste d’Europol ou un autre de la Bundeswehr, qui est donc un militaire, dire que le terrorisme est avant tout un problème de société et qu’on ne va pouvoir y répondre qu’en créant de nouveaux pactes sociétaux, je me demande si notre pays crée du sens et de la cohésion… Nos soldats ne vont pas s’impliquer au nom d’un programme politique mais ils peuvent le faire si la Belgique représente pour eux une telle valeur qu’ils peuvent aller jusqu’à prendre le risque de mourir pour elle et pour leurs concitoyens. La seule réponse à donner au terrorisme islamique qui, nous disent les experts, est bien ancré dans une base sociale, c’est de l’isoler de celle-ci. Or, le nombre de sympathisants du terrorisme est beaucoup plus important qu’on ne l’imagine. Ils ne tombent pas du ciel, de Daech ou de Syrie, le phénomène est local ! Pour les marginaliser, il faudrait que la base ne soit pas sensible à un discours sur l’inégalité du monde, sur les sans-emplois et les sans-formations, sur la misère des quartiers. Cela nous renvoie à la définition du terrorisme et là, on voit qu’on a plusieurs problèmes…

Bio express

28 octobre 1954 : Naissance à Charleroi.

1979 : Maîtrise en histoire (ULg).

1987-2016 : Directeur général de l’institut Destrée.

1992-1995 : Directeur de cabinet adjoint du ministre fédéral de la Politique scientifique Jean-Maurice Dehousse.

2000 : Evaluation, prospective et développement régional (institut Destrée).

2003 : Président du noeud de l’aire de Bruxelles du Millennium Project (Washington).

2004 : Maître de conférences à l’université de Mons et à l’université Paris-Diderot.

2009 : Un autre pays. Nouvelle histoire de Belgique 1970-2000, volume 9 de la Nouvelle histoire politique de la Belgique contemporaine de 1830 à nos jours, avec Marnix Beyen, Bruxelles, Le Cri.

Lesquels ? Aujourd’hui, il est plutôt question de combattre le terrorisme sans merci…

Ce qu’on ne veut pas voir, on le rejette. Composé de résistants d’origine étrangère, juifs et communistes, le groupe Manouchian avait tué, pendant la Seconde Guerre mondiale, des pilotes et des permissionnaires allemands qui rentraient dans leurs familles, ce qui pouvait être considéré comme immoral. Ils furent qualifiés de  » terroristes  » par les Allemands, de  » résistants  » après la guerre. En 1940, l’aviation allemande a bombardé Rotterdam pour faire capituler les Pays-Bas : c’était du terrorisme d’Etat. Les Alliés ont fait de même. Nous sommes aussi capables de le pratiquer aujourd’hui. Le terrorisme dépend donc du point de vue où l’on se place. Il est un projet politique, selon la définition qu’en donne justement l’historienne française Jenny Raflik. Même l’Otan le reconnaît, qui intègre cette dimension politique dans son glossaire. Il n’est pas uniquement question de fanatisme religieux, même si celui-ci existe. L’Europe a connu un pic d’actions terroristes au tournant des années 1970 et 1980, principalement inspirées par le séparatisme et le nationalisme. Cela n’a pas duré trente ans. Comment a-t-on résolu le problème ? En négociant avec les terroristes. Aujourd’hui, ça nous paraît complètement impensable de le faire avec Daech ou ses correspondants… Il faudra néanmoins s’y résoudre un jour.

Avec vos étudiants parisiens, vous avez imaginé trois pays européens – l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Allemagne – , face au terrorisme d’inspiration islamique entre 2016 et 2030, en se reportant vingt ans en arrière, puis en avant. Que ressort-il de cet exercice ?

Par exemple, en Espagne, après les attentats de Madrid de 2004, les étudiants ont identifié deux bifurcations plausibles. Vers 2022, le piratage d’une émission de télévision pourrait déclencher une telle panique que cela créerait une crise de confiance majeure dans les institutions. Les médias adhéreraient alors à une forme d’autocontrôle pour des raisons de sécurité. On a vu, après l’attentat de Nice, que les médias ont commencé à réfléchir au fait de donner ou non de la publicité aux terroristes. Dans le même temps, le gouvernement interdirait le cash pour empêcher le terrorisme de se financer. Un autre schéma envisage que, en 2025, une attaque massive sur l’aéroport de Madrid Barajas, sur le modèle de celle menée à Entebbe (Ouganda) en 1976, créerait le chaos et des milliers de victimes, détruisant des dizaines d’avions et quelques terminaux. Pour pacifier la Méditerranée, l’Espagne prendrait alors l’initiative de créer une Union méditerranéenne de la défense avec la France, l’Italie, le Maroc, la Libye et la Turquie… Ces efforts d’anticipation permettent d’identifier des enjeux de long terme, de véritables questions concrètes auxquelles il nous faut répondre aujourd’hui pour appréhender l’avenir. Ce sont des exercices créatifs, très stimulants et pleins d’enseignements.

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