La Turquie est aujourd'hui très endettée, résultat d'une économie basée sur la rente et la spéculation. © JORIS VAN GENNIP/BELGAIMAGE

« Le régime turc a besoin d’ennemis »

Le sort d’un pasteur américain en Turquie est au coeur d’une escalade de la tension avec Washington, sur fond de crise économique et de crispations régionales. Décryptage avec le professeur Hamit Bozarslan.

Mal en point depuis deux ans, les relations entre la Turquie et les Etats-Unis, deux alliés au sein de l’Otan, sont au plus bas. Donald Trump exige la libération du  » formidable chrétien  » Andrew Brunson, un pasteur américain établi à Izmir et accusé de terrorisme depuis le coup d’Etat manqué de 2016. Le président américain, qui a déjà relevé les taxes sur l’acier et l’aluminium turcs, menace d’aggraver les sanctions économiques contre Ankara, ce qui a précipité la chute de la livre turque. Entretien avec Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), à Paris.

Andrew Brunson a-t-il été en relation avec Fethullah Gülen, accusé d’avoir fomenté la tentative de coup d’Etat de 2016, et réfugié aux Etats-Unis ?

Mais tout le monde a été en relation avec Gülen ! A commencer par Erdogan lui-même. Le cas Brunson n’est jamais qu’un dossier, et les Etats-Unis n’extraderont pas Gülen. Un autre dossier concerne la banque publique Halkbank, accusée par Washington d’avoir contourné l’embargo avec l’Iran et dont le représentant a été condamné aux Etats-Unis. La Turquie souhaite que ce monsieur puisse retourner en Turquie et qu’Halkbank échappe aux sanctions financières. Enfin, le dossier kurdo-syrien : Ankara exige des Américains qu’ils retirent leur soutien aux Kurdes.

Quel est le dossier prioritaire pour Ankara ?

Difficile à savoir. Au lieu de libérer discrètement le pasteur avant que la crise n’éclate, et de négocier le reste, les dirigeants turcs ont pensé tout obtenir en même temps. Selon la presse, la priorité serait à présent que la banque ne soit pas condamnée. Une décision doit tomber en octobre.

Le cas Brunson réveillerait-il une hostilité antichrétienne du côté turc, ravivée par la pression exercée sur Trump par les chrétiens évangéliques ?

Peut-être, mais le plus important est ceci : la politique étrangère de la Turquie est basée sur la crise. C’est comme si le régime avait constamment besoin d’ennemis. Après 2009, Israël est devenu pendant un temps l’ennemi total. Ensuite, c’est devenu conflictuel avec la Russie. Et puis, ce fut le tour de l’Iran, de l’Allemagne, des Pays-Bas… Aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis. La lecture qu’Erdogan fait de l’histoire de la Turquie, c’est celle de l’inimitié du monde entier à son égard.

D’où cela vient-il ?

Rien ne le justifie. Cela prouve son manque total de connaissances historiques. Pour lui, la Première Guerre mondiale a visé la destruction de l’Empire ottoman, et cela se prolonge aujourd’hui avec la volonté de l’Occident de détruire la Turquie. Ce thème est omniprésent. Croit-il à ce qu’il dit ? En partie, oui. Pour lui, la Turquie a le potentiel de devenir une puissance mondiale, mais cette mission serait entravée par les ennemis de l’intérieur et ceux de l’extérieur, et qui collaborent.

Hamit Bozarslan ne croit pas à un soulèvement de la population :
Hamit Bozarslan ne croit pas à un soulèvement de la population :  » Le discours nationaliste est efficace. « © EHESS

Le conflit avec les Etats-Unis pourrait-il rapprocher la Turquie de l’Europe ?

Sans doute, oui. Mais le moment pragmatique en Turquie ne dure jamais longtemps. Il peut y avoir un réajustement, et quelques mois plus tard un nouveau conflit. Si la situation économique empirait encore, on pourrait voir émerger une politique antieuropéenne. Le rapprochement avec la Russie est soumis à la même règle.

Dans la Syrie voisine, quelle pourrait être la réaction de la Turquie si le régime vide la poche rebelle d’Idlib, occupée par des islamistes qu’elle a elle-même soutenus ?

La Turquie n’a plus aucune marge de manoeuvre en Syrie. Elle a fermé les yeux sur les massacres commis par le régime à Alep et dans la Ghouta, près de Damas. Si Idlib est attaquée, la présence turque dans la région serait très fragilisée, car il y aura plusieurs millions de déplacés. Et, surtout, 50 000 djihadistes. Où vont-ils aller ? C’est pourquoi la Turquie supplie Moscou d’éviter toute opération militaire contre Idlib. En échange, elle demande qu’on lui confie la pacification de cette province. Peu probable que Bachar al-Assad ou Vladimir Poutine acceptent.

La Turquie pourrait-elle tenter un rapprochement avec Bachar al-Assad ?

Même si elle le souhaitait, cela ne résoudrait pas le problème. Pour la reconstruction, Damas a déjà fait savoir qu’elle était hors jeu. Ensuite, Bachar et sa communauté alaouite ont besoin d’alliés, et ce ne peut être que les Kurdes, qu’Ankara réprime. La Syrie va-t-elle accepter que la Turquie lui arrache Idlib ? Difficile à concevoir, tant l’amputation du sandjak d’Alexandrette en 1939 (NDLR : qui comprenait Antioche) au profit de la Turquie reste encore présent dans le discours officiel syrien. Je ne suis pas certain que Damas accepte de perdre une deuxième province.

Si la situation économique continue d’empirer en Turquie, le pouvoir turc risque-t-il de voir la population se soulever ?

Un soulèvement ? Je n’y crois pas du tout, car le discours nationaliste est efficace. La moitié de l’électorat le soutient et le camp conservateur représente jusqu’à 65 % de la population. En plus, il y a le discours qui pointe l’ennemi  » jaloux de notre troisième aéroport « ,  » qui veut bloquer la construction du canal Istanbul  » (NDLR : un nouveau projet pharaonique d’Erdogan)… Cela dit, le marasme économique dure depuis une dizaine d’années et la livre turque perd de sa valeur depuis 2017. Affaire Brunson ou pas, tous les ingrédients étaient présents pour la crise.

La Turquie n’était-elle pas présentée comme un modèle d’ouverture économique, avec une croissance exemplaire ?

Oui, mais c’est une économie entièrement basée sur la rente et la spéculation. L’économie turque a en effet connu une croissance remarquable mais assez malsaine dans la mesure où elle dépendait des prêts internationaux. Elle repose notamment sur des grands travaux qu’il faut financer alors que la Turquie n’a pas de ressources. Le pays est très endetté et doit débourser 250 milliards de dollars d’ici à douze mois. Une grande partie de cette dette est privée. Le pays le plus exposé serait l’Espagne, suivi par la France et l’Italie.

Ankara vient de lever l’état d’urgence consécutif au putsch. Une lumière dans les ténèbres ?

C’est une fumisterie. Officiellement, il est levé mais les milliers de journalistes et de professeurs sont toujours en prison ou poursuivis. Des prérogatives de l’état d’urgence ont été transférées aux gouverneurs. En fait, la Turquie est une antidémocratie, où la nation, le leader et la mission historique se confondent et où il n’y a plus de séparation des pouvoirs. La Russie aussi est une antidémocratie. La différence, c’est que la Russie produit de la rationalité, alors qu’en Turquie on assiste à la destruction de la rationalité.

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