Tinneke Beeckman © Lies Willaert

« Le nazisme a peut-être changé de camp »

« À mesure que les incidents et les conflits augmentent, les Occidentaux auront davantage tendance à se confronter au fondamentalisme musulman. » Dans son livre intitulé « Macht en onmacht » (Puissance et impuissance), la philosophe Tinneke Beeckman évoque les nouveaux héros, les citoyens trop critiques et le succès de théories de complot. « À l’heure actuelle, on met tout en doute ». Entretien.

Comment se fait-il que sur certains la politique n’ait plus d’emprise?

Tinneke Beeckman : Beaucoup de gens sont devenus très méfiants. C’est dû notamment à la politique internationale de l’Occident. Chez nous, les politiques considèrent la démocratie comme sacro-sainte, mais ailleurs dans le monde ils soutiennent des régimes qui ne sont pas du tout démocratiques. Sur ce plan, l’Occident souffre non seulement d’un problème de crédibilité, mais aussi de vérité. Pensez aux mensonges sur les armes de destruction massive qui ont mené à l’invasion d’Irak en 2003. On a prétendu à l’époque que les services de renseignement avaient des preuves de l’existence de l’arsenal menaçant de Saddam Hussein, mais plus tard il s’est avéré que c’était complètement faux. Pourtant le président américain George W. Bush et le premier ministre britannique ont été réélus après. Ce genre de situation contribue à creuser un écart dans la société.

Avec Internet et les réseaux sociaux, les gouvernements n’ont-ils pas de plus en plus de mal à répandre des mensonges ou de passer certains événements sous silence ?

Certainement. Après les attentats à Madrid en 2004, le gouvernement espagnol n’a même pas réussi à faire croire pendant quelques jours à la responsabilité de l’organisation indépendantiste armée basque ETA. Très vite, il s’est avéré qu’il s’agissait de représailles à la participation de l’Espagne à la guerre en Irak. Internet fonctionne parfois de façon très positive et démocratique, mais il peut également être utilisé pour répandre des contrevérités. Ainsi, on a prétendu après les attentats de Charlie Hebdo que c’était un coup monté pour accuser faussement les musulmans et jeter le discrédit sur l’islam. Autre exemple significatif : le décès de la princesse Diana : certains étaient convaincus qu’elle n’avait pas eu d’accident, mais qu’elle a été tuée par les services secrets britanniques. Que tant de gens croient à ces théories du complot est liée à la pensée critique fondée sur la méfiance : les gens pensent que l’apparence cache d’autres motifs et structures. Et c’est encore renforcé par la baisse de confiance dans la politique et les médias.

Et donc certaines personnes croient davantage aux versions alternatives de la vérité répandue sur internet?

Certainement si une telle théorie de complot répond à sa conviction. Si vous êtes favorable à la monarchie par exemple, vous aurez moins tendance à croire que la famille royale britannique est impliquée dans le décès de la princesse Diana. Les différentes explications à l’attentat contre Charlie Hebdo témoignent des angoisses et des convictions de ceux qui les ont lancées. Pour le politique d’extrême droite Jean-Marie Lepen, c’étaient les services secrets français qui étaient derrière les attentats et les jeunes des banlieues accusent la CIA ou le Mossad. Mais soyons clairs, toutes les théories de complot ne sont pas forcément fausses. Les journalistes d’investigation Bob Woodward et Carl Bernstein, qui ont dévoilé le scandale Watergate, ont également été considérés comme comploteurs. Mais finalement, ils ont pu prouver leur théorie.

Donc en soi, il est positif que les citoyens soient aussi critiques ?

Oui, mais à condition de baser leurs analyses sur des faits corrects. C’était là le but de la critique scientifique postmoderne : en indiquant que personne n’est neutre, on pourrait se rapprocher des véritables faits. Mais en pratique, le résultat c’est que les gens n’arrivent plus à accepter qu’il y ait des faits acquis, scientifiques. Actuellement, on doute de tout. Prenez le réchauffement de la planète : les scientifiques sont convaincus depuis longtemps que les activités humaines exercent un effet destructeur sur l’environnement. Pourtant, il y a beaucoup de gens qui font comme s’il s’agissait d’une opinion. Début de cette année, un sénateur républicain aux États-Unis tenait encore une boule de neige en main pour prouver que le changement climatique est un gros mensonge. Comme si une poignée de neige suffisait comme preuve empirique. On emploie ça comme excuse pour ne rien devoir faire.

Une autre conséquence de la grande méfiance de notre époque, c’est qu’il n’y a presque plus de héros.

Il y en a encore. Seulement, il faut bien chercher pour les découvrir. Dans mon livre, je cite la philosophe Susan Neiman, qui énumère une série de héros contemporains. L’un d’entre eux est Daniel Ellsberg : un ancien analyste militaire qui a diffusé les Pentagon Papers, ces documents militaires secrets qui prouvaient à quel point la guerre américaine au Vietnam était cynique et mortelle. Aujourd’hui, le jeune Edward Snowden est comparé à Ellsberg : les deux hommes ont commencé à travailler pour le gouvernement jusqu’ à ce qu’ils n’arrivent plus à faire concorder leur conscience et cette politique de pouvoir cynique. Beaucoup de héros d’aujourd’hui sont lanceurs d’alerte.

Les jeunes qui quittent l’Europe pour la Syrie ont d’autres héros, non ?

C’est vrai. On prétend souvent que ces jeunes radicalisent pour des raisons socio-économiques. Suite au chômage élevé parmi les allochtones, l’exclusion sociale et le décrochage scolaire, ils ne verraient plus d’avenir dans la société et s’en détourneraient. La discrimination depuis l’école et au travail alimenterait non seulement le fondamentalisme, mais en serait la cause directe. C’est une explication qu’on a beaucoup entendue après les attentats contre les membres de la rédaction de Charlie Hebdo. Cette analyse suggère que le choix en faveur d’une vision du monde radicale religieuse cache en réalité des motifs non religieux. Même si la personne concernée ne s’en rend pas compte : il ou elle cherche le salut dans la foi, mais en fait il souhaite un emploi, un iPhone, une maison, une belle voiture. Bref, toute personne qui habite l’Occident désire ce que veulent d’autres occidentaux. C’est une vision vraiment très optimiste.

Vous trouvez ça optimiste, vous?

Évidemment. Si la radicalisation est liée uniquement à des facteurs socio-économiques, l’état peut y remédier. En adaptant la politique sur le plan de l’enseignement et de l’emploi notamment, on peut préserver la démocratie contre les actions violentes. Mais évidemment, les choses ne sont pas aussi simples. En témoigne le fait que beaucoup de jeunes radicalisés ne viennent pas du tout des couches inférieures de la société. Oussama ben Laden aussi était issu d’une famille très aisée et les auteurs des attentats de 9/11 étaient des gens qui avaient étudié et avaient toutes les chances de trouver un emploi. Mais manifestement, ça ne suffit pas. Je ne nie pas que les facteurs socio-économiques jouent un rôle dans la radicalisation, mais ils n’en sont certainement pas la cause principale.

Quelles sont les causes alors ?

La bataille d’idées qui est en cours. Ainsi, il existe une différence fondamentale entre une société démocratique et une société dans laquelle la religion détermine la politique. La démocratie part de l’égalité : entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants, les détenteurs du pouvoir et les sujets. En Occident, on a fait un long chemin pour y parvenir, mais à présent cette égalité est en principe acquis et on peut à peine s’imaginer que tout le monde n’est pas de cet avis. Pourtant, il y a dans notre société de plus en plus de personnes croyantes – surtout des musulmans – , et une interprétation sévère de la religion est basée par définition sur la hiérarchie. Les personnes très croyantes partent du principe que le monde est structuré par un dieu et que les parents sont au-dessus de leurs enfants, les hommes au-dessus de leurs femmes et les détenteurs de pouvoir au-dessus de leurs sujets. Aucun individu n’a le droit de changer cet ordre, car ça dépasse l’humain. Mais généralement, on passe ça sous silence, car chaque critique contre l’islam est immédiatement taxée d’islamophobie. Si vous en parlez, ou si – comme Charlie Hebdo -, vous représentez le prophète, vous crachez pour ainsi dire sur un groupe plus faible qui ne peut pas se défendre. Parce qu’il n’est pas blanc, qu’il ne fait pas partie de la classe moyenne, qu’il a vécu le colonialisme, etc. Avant de le savoir, vous vous retrouvez dans un discours de victimes et de coupables. Du coup, il est pratiquement impossible de réaliser une véritable analyse, certainement, pour la gauche politique. Donc, tout le monde continue à répéter qu’on peut tout résoudre en proposant un emploi correct à ces jeunes radicaux. Je pense que cette vision va changer à terme. Ou du moins je l’espère.

Ne doit-on pas fournir plus d’efforts pour respecter les sensibilités des musulmans?

Non, parce qu’alors on se retrouve sur une pente savonneuse. Supposons qu’on décide de ne plus représenter le prophète parce qu’on insulte les musulmans et risquons des actions violentes. Cela semble simple. Seulement, les choses ne s’arrêteront pas là et on devra céder de plus en plus. À la longue, on ne pourra plus émettre des critiques sur le fondamentalisme musulman.

Vous voulez dire qu’on se soustraie trop à la confrontation avec les musulmans convaincus?

En fait oui. Ce n’est pas tellement étrange: d’après Machiavel et Spinoza, les gens évitent les conflits quand ils vivent en paix depuis très longtemps. Ils n’ont plus l’habitude de lutter pour leurs idées et deviennent paresseux et suffisants. Ils ne se soucient plus que de leur propre prospérité et leur bien-être et oublient à quel point les idées sont importantes pour la démocratie libre. C’est ce qu’on voit en Occident. Si le nombre d’incidents et de conflits augmente, cela ne signifie pas pour autant qu’on va se taire encore plus de peur de représailles. Au contraire, alors les Occidentaux auront peut-être justement tendance à chercher la confrontation.

Aujourd’hui, l’intolérance croissante de notre temps est comparée à tort et à travers aux années 1930. Est-ce la réalité ?

Les années trente sont un moment très important de notre histoire, et cette préoccupation est donc justifiée. Cependant, l’histoire ne se répète jamais tout à fait de la même façon. Il se pourrait donc bien que le nazisme ait changé de camp : peut-être que le totalitarisme n’est pas dans le camp de ceux qui ont du mal avec l’islam, mais dans le camp de ceux qui s’inspirent des frères Kouachi et compagnie. Tout comme les nazis à l’époque, les extrémistes musulmans sont totalement intolérants vis-à-vis de gens qui pensent autrement, et ils veulent massacrer leurs ennemis pour des raisons idéologiques. À mes yeux, c’est plutôt totalitaire. Le danger de la démocratie vient de nombreux côtés.

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