Skripal en 2006 © AFP

Le mystérieux empoisonnement d’un ex-espion russe

Muriel Lefevre

Que cache le mystérieux empoisonnement présumé d’un homme présenté comme un ex-agent russe au service du Royaume-Uni ? Qui est cet homme hospitalisé dans un état critique et pourquoi a-t-on voulu le tuer? Le point.

Ce dimanche, un homme de 66 ans et une femme d’une trentaine d’années ont été retrouvés inconscients sur un banc dans un centre commercial de Salisbury, à 140 km au sud-ouest de Londres. Tous deux ont été hospitalisés pour une « exposition présumée à une substance toxique », a indiqué la police du comté de Wiltshire.

Un témoin de la scène raconte au Guardian la scène: « Elle était contre lui. Elle semblait évanouie. Lui, faisait d’étranges mouvements de la main en levant les yeux vers le ciel. Je me suis demandé si je devais leur venir en aide, mais ils semblaient tellement loin, ils avaient l’air d’avoir pris quelque chose de très fort. »

Ce « quelque chose » n’est à l’heure d’écrire ces lignes pas encore déterminé. Lundi, on évoquait la piste du fentanyl, un opioïde synthétique plusieurs fois plus puissant que l’héroïne, qui peut être mortel à petites doses. Le produit semble assez toxique pour avoir plongé ces deux personnes dans un état critique et a poussé les autorités britanniques à sécuriser certains endroits.

Des fermetures à titre de précaution

A Salisbury, les enquêteurs ont analysé des images où l’on voit deux personnes, filmées ce dimanche à 15h47 au Snap Fitness.

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Qui est-il ?

L’homme vient d’être officiellement identifié comme Sergueï Skripal, un ex-colonel du renseignement militaire russe qui vivait depuis quelques années dans l’une de maison aux si typiques briques rouges de cette zone résidentielle de la ville. La femme, selon les médias britanniques, serait sa fille âgée de 33 ans.

Né en juin 1951, Sergueï Skripal a travaillé jusqu’en 1999 pour les services de renseignement de l’armée russe, obtenant le grade de colonel. Il travaillera ensuite, selon l’agence TASS, de 1999 à 2003 au sein du ministère russe des Affaires étrangères, avant de devenir professeur à l’Académie militaro-diplomatique du ministère de la Défense. Il aurait été recruté dès 1995 par les services britanniques. En 2004, il sera arrêté par les services de sécurité russes (FSB, ex-KGB) pour « haute trahison ». En 2006, il va être condamné à 13 ans de camp à régime sévère après avoir reconnu avoir révélé au renseignement britannique l’identité de plusieurs dizaines d’agents secrets russes opérant en Europe, contre plus de 100.000 dollars (78.000 euros, taux en 2006).

Le 9 juillet 2010, Sergueï Skripal sera pourtant gracié par le président russe de l’époque, Dmitri Medvedev. Il fera l’objet d’un échange avec des agents du Kremlin expulsés par Washington, dont Anna Chapman, une jeune femme d’affaires russe surnommée la « nouvelle Mata Hari ». Cet échange, au terme duquel il va se réfugier en Angleterre, était le plus important depuis la fin de la guerre froide.

Pendant plus de 7 ans, il va vivre une vie discrète dans cette ville du sud du Royaume-Uni, mais sans se cacher pour autant puisqu’il achètera sa maison sous son propre nom.

Beaucoup de morts dans la famille

Yulia Skripal, sa fille, a donc été retrouvée à ses côtés et est elle aussi dans un état critique à l’hôpital. Elle vit en Russie, mais était en visite au Royaume-Uni, précise la BBC, ajoutant que ses proches n’avaient pas eu de ses nouvelles depuis deux jours. L’épouse de Skripal, Liudmila, est, elle, décédée en 2012 à l’âge de 59 ans. Elle est arrivée avec son mari en 2010 en Grande-Bretagne. Le certificat de décès daté du 23 octobre 2012 précise qu’elle est décédée suite à un cancer de l’endomètre, appelé aussi cancer du corps utérin. Le fils de Skripal est également décédé il y a peu d’une maladie non déterminée lors d’un séjour à Saint-Pétersbourg avec sa petite amie, a rapporté la BBC. Il avait 43 ans.

Un cas très inhabituel, mais qui en rappelle d’autres

Les circonstances de l’affaire ont immédiatement fait ressurgir le souvenir de la mort d’Alexandre Litvinenko, un ex-agent du FSB (services secrets russes) et opposant à Vladimir Poutine, empoisonné en 2006 à Londres au polonium-210, une substance radioactive extrêmement toxique.

« Il est clair que c’est un cas très inhabituel et qu’il est essentiel de faire toute la lumière sur ce qui a causé cet incident le plus rapidement possible », a déclaré mardi le patron de la police anti-terroriste anglaise, Mark Rowley, sur la BBC. « Comme vous pouvez vous y attendre, les ressources spécialisées du réseau antiterroriste que je coordonne à l’échelle du pays et d’autres partenaires travaillent avec la police du Wiltshire pour aller au fond des choses le plus rapidement possible », a-t-il assuré.

Si aucune implication de la Russie n’est évoquée à ce stade par les autorités britanniques, des opposants au président Poutine n’ont pas hésité à faire la comparaison avec l’affaire Litvinenko, à commencer par sa veuve, Marina. « Il y a comme un air de déjà vu », a-t-elle déclaré au quotidien The Times, accusant Londres de n’avoir pas su réagir envers Moscou après l’empoisonnement de son mari. « Le premier soupçon qui vient à l’esprit, c’est qu’il s’agit d’un assassinat commandité par le Kremlin », a dit à l’AFP l’homme d’affaires britannique William Browder, à l’origine d’une loi américaine prévoyant des sanctions pour les Russes reconnus coupables de violations des droits de l’homme. « Parce que cet homme était considéré comme un traître à la Russie par le Kremlin et que Poutine a dit publiquement qu’ils assassinaient les traîtres ».

« Ce qui est intéressant dans ce cas-ci c’est que cela se passe juste avant les élections présidentielles en Russie », déclare Sir Robert Owen président de l’enquête publique britannique sur l’affaire Litvinenko. « Poutine a décerné à Lugovoi ( l’un des hommes chargés de l’assassinat) une médaille d’honneur et fait de lui un héros national. Ce dernier pense certainement que ce genre de chose présente un intérêt électoral. Goldfarb, un ami de Litvinenko qui l’a aidé à fuir la Russie en 2000, rajoute dans The Guardian que « La Russie est un pays nationaliste où la propagande dirigée par l’Etat dépeint le Royaume-Uni comme l’ennemi et les gens comme Skripal comme des traîtres. »

Néanmoins le cas de Sergueï Skripal intrigue, car « il ne représente pas de danger pour la Fédération de Russie, il n’était personne », selon Andreï Lougovoï, cet ancien agent secret soupçonné par la police britannique d’avoir empoisonné Litvinenko et désormais député. D’autres comme Dmitri Kovtoun, l’autre agent soupçonné d’avoir empoissonné Litvinenko, vont même jusqu’à dénoncer « une provocation des services secrets britanniques pour discréditer les autorités russes à la veille de l’élection présidentielle russe du 18 mars.

Interrogé à Moscou au sujet de Sergueï Skripal, un porte-parole du Kremlin a affirmé n’avoir « aucune information ». « Nous n’avons pas d’informations concernant les raisons (de son empoisonnement), ce que faisait cet homme, à quoi (son empoisonnement) pourrait être lié », a-t-il ajouté. « Personne n’a pour l’instant demandé » à Moscou de participer à l’enquête, a-t-il indiqué, soulignant que « Moscou est toujours disposée à coopérer ».

Cinq cas célèbres d’empoisonnement ou de tentative d’empoisonnement

Depuis l’Antiquité, l’empoisonnement est une méthode prisée pour éliminer des adversaires politiques ou personnalités gênantes. Des historiens débattent toujours pour savoir si Cléopâtre, Napoléon et Alexandre le Grand ont été assassinés de cette manière.

– Parapluie bulgare –

En 1978, en pleine guerre froide, le dissident bulgare Georgi Markov attend un bus à Londres pour rentrer chez lui après son travail à la BBC. Soudain, il se fait piquer à la cuisse par un passant qui laisse tomber son parapluie. Pris d’une forte fièvre le soir même, il meurt trois jours plus tard. L’extrémité du parapluie s’est révélée être une arme. L’écrivain aurait été empoisonné par un liquide dans une capsule de la taille d’une épingle. Une autopsie a établi qu’il avait succombé à une dose de 0,2 milligramme de ricine, un poison violent, 6.000 fois plus puissant que le cyanure. L’affaire n’a jamais été élucidée.

– Du VX en Malaisie –

Dans un cas plus récent, Kim Jong-Nam, demi-frère en disgrâce du dirigeant de la Corée du Nord Kim Jong-Un, a été assassiné en plein jour le 13 février 2017 avec un agent neurotoxique à l’aéroport de Kuala Lumpur, en Malaisie. Alors qu’il attendait un avion pour Macao, il a soudain été approché par deux femmes qui lui ont projeté une substance au visage, selon des images de caméras de surveillance. Kim Jong-Nam est décédé peu après lors de son transfert à l’hôpital.

Des traces de VX, un agent neurotoxique classé comme arme de destruction massive, ont été découvertes sur son visage et dans ses yeux lors d’examens médico-légaux. La Corée du Nord, qui a toujours nié farouchement toute implication dans cet assassinat, possède du VX, selon des experts. Mais l’enquête n’a pas établi comment les deux femmes ont pu en obtenir.

– Thé toxique –

Le 1er novembre 2006, l’opposant russe et ex-agent du KGB Alexandre Litvinenko rencontre deux Russes pour prendre un thé au Millenium Hotel, dans le centre de Londres, et discuter de possibles opportunités d’affaires. Alors qu’il enquêtait sur d’éventuels liens entre le Kremlin et des réseaux mafieux et qu’il collaborait également avec les services secrets britanniques, Litvinenko s’est senti très mal après avoir bu le thé. Il a succombé quelques semaines plus tard à l’âge de 43 ans, empoisonné au polonium-210, une substance radioactive extrêmement toxique produite en Russie.

Une enquête menée en Grande-Bretagne a conclu que le président russe, Vladimir Poutine, avait « probablement approuvé » l’homicide de l’ex-espion, une mise en cause qualifiée de « blague » par Moscou. La mort de Litvinenko a provoqué une crise diplomatique entre la Grande-Bretagne et la Russie, qui a toujours refusé d’extrader le principal suspect.

– Défiguré par de la dioxine –

En septembre 2004, l’Ukrainien Viktor Iouchtchenko, candidat de l’opposition, héros de la Révolution orange, tombe gravement malade en pleine campagne pour la présidentielle qui l’oppose à Viktor Ianoukovitch, candidat favori de Moscou. Des médecins autrichiens identifient trois mois plus tard un empoisonnement à la dioxine. Iouchtchenko est cependant élu à la tête de l’Ukraine en janvier 2005. Malgré les soins, son visage grêlé et déformé porte toujours les traces de la maladie.

– Palestinien empoisonné –

En septembre 1997, à Amman, des agents du Mossad, les services de renseignements israéliens, tentent d’assassiner Khaled Mechaal, chef du bureau politique du mouvement islamiste Hamas, en lui injectant du poison dans le cou. Tombé dans le coma, le responsable palestinien est sauvé par l’intervention du roi Hussein de Jordanie, qui exige du gouvernement israélien, dirigé par Benjamin Netanyahu, l’antidote en échange de la libération des deux agents israéliens.

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