Neymar (célébrant, ici, son but contre la Croatie à Liverpool) tient la grande forme avant son premier match du Mondial russe ce dimanche 17 juin face à la Suisse. Et pour cause, il a snobé la fin de saison de son club, le Paris Saint-Germain. © Simon Bellis/belgaimage

Le foot est-il (de plus en plus) de droite ?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’hyperindividualisation des joueurs stars est la dernière évolution d’un sport déjà ébranlé par la mondialisation et la commercialisation. Joueurs nomades, stades réservés à une élite, obligations de rentabilité : le football n’est-il plus populaire que devant la télé ?

Talent exceptionnel au sein d’une équipe qui figure dans le carré des favorites, Neymar brigue incontestablement le statut de star du Mondial 2018, qui s’est ouvert en Russie. Tout a été mis en place au Brésil pour atteindre cet objectif. Ecarté des terrains depuis une blessure à la cheville droite lors d’une rencontre du Paris Saint-Germain, le 25 février dernier en championnat de France, le prodige est réapparu, le 3 juin, en buteur aux capacités physiques intactes sous le maillot de sa sélection nationale confrontée à la Croatie en match amical. Soigné et choyé sur ses terres natales pendant toute sa convalescence, il a limité sa présence à Paris à des obligations commerciales de fin de saison et, même rétabli, il a snobé les derniers matches de son club, il est vrai depuis longtemps sacré champion de France et éliminé de la Ligue des champions. Après la mondialisation et la commercialisation à outrance, l’hyperindividualisation des joueurs est le dernier avatar d’un sport qui perd de plus en plus ses prétentions solidaires originelles. A cette aune, le football est-il de plus en plus libéral et de droite ?

La valeur économique d’un joueur ne dépend qu’à 51 % de critères sportifs

Pour le philosophe antilibéral de droite et amoureux de foot Robert Redeker, cet individualisme traduit un cynisme libéral-libertaire qui se généralise dans de nombreux sports.  » Qu’est d’autre la Coupe du monde sinon une fête de l’argent, de la mondialisation économique, de l’homogénéisation anthropologique, des trusts télévisuels, de l’hystérisation chauvine des foules, du fétichisme assommant des noms de marques, des dramatisations de pacotille, du faux individualisme, l’individualisme agressif ? « , assène-t-il dans Peut-on encore aimer le football ? (éd. du Rocher, 258 p.). Le leitmotiv des joueurs ne serait plus  » l’union fait la force  » mais bien un  » pousse-toi de là que je m’y mette  » inspiré d’une vie quotidienne elle-même de plus en plus violente.

La hausse du prix des places dans les stades renvoie beaucoup de supporters devant leur télé et opère une sélection dans les tribunes selon des critères financiers.
La hausse du prix des places dans les stades renvoie beaucoup de supporters devant leur télé et opère une sélection dans les tribunes selon des critères financiers.© David Price/getty images

De l’homme-lieu à l’homme-trajet

L’individualisation croissante du football est favorisée par l’essor des réseaux sociaux. Sur la foi d’études économiques récentes, Richard Bouigue, chercheur à la fondation Jean Jaurès liée au Parti socialiste français, et Pierre Rondeau, économiste du sport, relèvent dans Le foot va-t-il exploser ? (L’Aube, 120 p.) que  » la valeur économique d’un joueur ne dépend qu’à 51 % de critères sportifs. Le reste n’est qu’extrasportif : médiatisation, peopolisation, beauté, charisme… « . Cette nouvelle dimension mercantile aurait des effets détonants. Une carrière avec des hauts et des bas serait ainsi préférable à un parcours linéaire.  » L’idée est que la régularité est peu médiatique, puisque courante, alors que l’exceptionnel est rare, donc médiatisé.  » Résultat :  » L’irrégularité paie « , observent les auteurs. Traduction : un Mario Balotelli, avec ses excès, est plus intéressant qu’un Ngolo Kante, le joueur  » métronome  » de Chelsea…

Peut-on encore aimer le football ?, par Robert Redeker, éd. du Rocher.
Peut-on encore aimer le football ?, par Robert Redeker, éd. du Rocher.

Une autre conséquence de l’individualisation est la disparition des carrières au sein d’un unique club, à la Paolo Maldini (24 ans à l’AC Milan) ou à la Ryan Giggs (23 ans à Manchester United). Pour Robert Redeker, cette évolution favorisée par le mercato (les périodes estivale et hivernale au cours desquelles sont permis les transferts) transforme l’  » homme-lieu  » ancien en  » homme-trajet  » contemporain. Bénéfique pour le portefeuille du joueur, de son agent et de son club, le transfert l’est moins pour le supporter. De plus en plus,  » le nomadisme des joueurs entre en contraste avec le fixisme des supporters, leur enracinement « , observe le nostalgique auteur de Peut-on encore aimer le football ? Ainsi, il n’est plus si rare de voir une star jouer au cours d’une même saison pour un club et pour son plus grand rival, le Français Kylian Mbappé de l’AS Monaco au PSG en 2017, le Chilien Alexis Sanchez d’Arsenal à Manchester United l’année suivante.

La gentrification des stades

Le foot va-t-il exploser ?, par Richard Bouigue et Pierre Rondeau, L'Aube.
Le foot va-t-il exploser ?, par Richard Bouigue et Pierre Rondeau, L’Aube.

Robert Redeker voit les stars du foot ressembler de plus en plus aux  » capitaux nomades de la nouvelle économie « . Somme toute, ils s’aligneraient ainsi sur la financiarisation croissante de l’industrie du football professionnel. Même  » les stades deviennent tout aussi déracinés que les joueurs mercenaires censés y briller. Les noms de lieux y perdent le parfum de leur histoire « , note le philosophe. De l’Emirates Stadium d’Arsenal à l’Allianz Riviera de Nice en passant demain, qui sait ?, par la Proximus Arena d’Anderlecht… Mais, attention, avertit Robert Redeker,  » des stades aux noms mutés en acronymes de banques ou de sociétés d’assurance, abandonnés de tout ancrage sédentaire, sont condamnés à mourir de froid : à devenir aussi sinistres que des galeries marchandes de supermarchés « . En prendraient-ils déjà le chemin ?

La stratégie entrepreneuriale des clubs vise à transformer le supporter en consommateur

Les enceintes de football sont de plus en plus désertées par les classes populaires, la faute aux prix des places devenus inabordables pour beaucoup.  » La stratégie entrepreneuriale des clubs de football, qui vise à transformer le supporter en consommateur et à attirer une nouvelle clientèle plus aisée et plus âgée, modifie (…) en profondeur l’ambiance dans les tribunes « , analyse le journaliste Mickaël Correia, auteur d’ Une histoire populaire du football (La Découverte, 408 p.)  » C’est devenu « assieds-toi, donne-moi ton argent, ne fume pas, bois ta bière dans un verre en plastique ». C’est seulement du business « , témoigne dans l’ouvrage un supporter du club anglais de West Ham. Il est donc bien loin le temps où le foot pouvait être qualifié de  » religion laïque du prolétariat britannique  » par l’historien Eric Hobsbawm.

Une religion qui fut pourtant, à l’origine, instrumentalisée par les classes dominantes, rappelle Michaël Correia. Par le patronat qui voyait dans le football  » un moyen d’enseigner à la working class le respect de l’autorité et la division du travail « . Ou par le pouvoir colonial qui, par ce biais, escomptait  » civiliser les masses africaines en leur inculquant les vertus de l’obéissance, du respect des règles et du contrôle individuel des corps « . Ce n’est que dans un deuxième temps que le football a servi de  » creuset de nombre de résistances à l’ordre établi « .

La fin du fair-play et du beau jeu ?

Une histoire populaire du football, par Mickaël Correia, La Découverte.
Une histoire populaire du football, par Mickaël Correia, La Découverte.

Devenu aujourd’hui l’un des rouages les plus importants de l’industrie mondiale du divertissement, le football professionnel en a intégré les obligations de rentabilité. Richard Bouigue et Pierre Rondeau pointent dans Le foot va-t-il exploser ? le niveau très élevé de corrélation entre la richesse économique des clubs et leur classement sportif sur plusieurs saisons. Pour la Premier League, la première division du championnat anglais, le  » coefficient de détermination  » de la hiérarchie sportive en fonction des budgets a été évalué à 92 % entre 2002 et 2012. Et les équipes qui atteignent les quarts de finale de la Ligue des champions, la plus prestigieuse compétition européenne, font partie neuf fois sur dix des vingt clubs les plus riches du monde.  » Si le football doit devenir, lui aussi, une industrie où seule la victoire est rentable (et les anciens clubs sportifs de simples entreprises cotées en Bourse), il apparaît donc tout à fait normal de le soumettre à ces mêmes principes libéraux – au détriment, par conséquent, de toutes les anciennes conceptions fondées sur le fair-play et la beauté du jeu « , déplore le philosophe français Jean-Claude Michéa dans Le plus beau but était une passe (Climats, 174 p.).

Le plus beau but était une passe, par Jean-Claude Michéa, Climats.
Le plus beau but était une passe, par Jean-Claude Michéa, Climats.

Le football se serait donc mis au service des puissances de l’argent et l’argent ne serait plus au service du football. De plus en plus libéral, de plus en plus de droite. Oui mais… Le ballon rond, même hyper-professionnalisé, n’est pas que fric, exploitation et égocentrisme. Le Chilien Alexis Sanchez, le Gallois Gareth Bale, le Gabonais Pierre-Emeryck Aubameyang peuvent en témoigner. Ils ont beau être des stars, ils ne sont pas au Mondial parce qu’ils ne sont qu’un rouage d’un collectif national qui n’a pas été suffisamment performant pour leur permettre de briller dans les stades russes. Solidarité aussi, même si elle est contrainte, dans le chef des clubs : les grandes équipes ont besoin des plus petites parce que seules, elles ne pourraient pas assurer le travail de formation que nécessite l’éclosion de nouveaux talents, à revendre avec profit.

La révolte des supporters

Petite philosophie du ballon, par Bernard Chambaz, Champs essais.
Petite philosophie du ballon, par Bernard Chambaz, Champs essais.

Jean-Claude Michéa épingle une autre vertu du football malgré sa dérive mercantile. Pour les jeunes issus de l’immigration,  » le football constitue souvent l’ultime ressource culturelle encore disponible pour s’identifier à une ville, (…), à un région, à un pays et même au-delà, à une culture planétaire « . Michaël Correia rééquilibre, lui aussi, le bilan sombre du foot pro en pointant quelques avancées positives.  » Aujourd’hui, les clubs millionnaires achètent à pris d’or des joueurs issus des quartiers défavorisés, les régimes autoritaires tentent de canaliser à leur profit les passions footballistiques et les multinationales exploitent les codes du football de rue pour vendre leurs chaussures de sport. Mais le combat continue : les supporters expulsent de leurs clubs les spéculateurs voraces ou se soulèvent contre les dictatures, les footballeuses mettent peu à peu le patriarcat hors jeu et les joueurs amateurs multiplient les pieds de nez aux instances professionnelles « . Il n’est pas mort, le football festif, populaire et solidaire. Pour autant, faut-il suivre le philosophe Bernard Chambaz quand, dans Petite philosophie du ballon (Champs essais, 172 p.), il assure que  » le ballon est un langage universel, plus accompli que le suffrage, mieux à même qu’une simple déclaration d’apporter du bonheur à l’humanité  » ? Réponse le 15 juillet à Moscou.

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