Donald Trump a récemment fait marche arrière dans sa promesse de publier l'intégralité des documents liés à l'assassinat de John F. Kennedy. © Belgaimage

Le fait divers, « à la jonction de l’individuel et du politique »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour le philosophe Roger-Pol Droit, les émotions personnelles, que le « fait divers » mobilise, ont, mises ensemble, une dimension politique. La non-élucidation de grandes affaires criminelles pèse donc sur la société. Et assumer les pages sombres de son histoire est plus utile que de glorifier ses hauts faits.

Roger-Pol Droit est un philosophe et écrivain français, auteur de nombreux ouvrages dont Qu’est-ce qui nous unit ? (Plon) publié au moment des attentats de l’Etat islamique à Paris en 2015. Il prépare, pour le printemps 2018, un ouvrage sur l’actualité revisitée par Platon qui devrait sortir sous le titre Si Platon revenait… chez Albin Michel. Rencontre.

La non-élucidation de grandes affaires criminelles, politiques ou de droit commun, peut-elle peser sur l’harmonie d’une société ?

Cela peut certainement peser. Première remarque, on a l’impression de prime abord qu’il faut faire un distinguo entre les dossiers criminels de type politique comme l’affaire des tueurs du Brabant ou le dossier de la mort de Robert Boulin (NDLR : ministre français du Travail retrouvé mort le 30 octobre 1979 ; la thèse officielle du suicide est contestée) qui revient au devant de la scène française – ce sont des questions qui touchent au coeur de la gouvernance – et les dossiers criminels de type privé comme l’affaire du meurtre du petit Grégory. Mais on s’aperçoit vite que cette distinction est floue parce que, d’une part, des crimes a priori privés peuvent se révéler politiques. La délinquance peut être manipulée ou avoir des intentions politiques masquées. D’autre part, des dossiers strictement privés peuvent aussi rejaillir sur le politique. Dans l’affaire Grégory, par exemple, ce sont les insuffisances des institutions qui vont être en jeu. Deuxième remarque, le fait divers, quel qu’il soit, a comme caractéristique principale de mobiliser les émotions. On s’identifie et on est affecté. Nous sommes là à la jonction de l’individuel et du politique. Nous sommes étreints d’émotion dans notre solitude. Rappelez-vous de celle suscitée par les attentats de Bruxelles ou de Paris. Et ces solitudes ensemble ont une dimension politique, étatique, supraétatique… Troisième remarque, le caché a toujours des effets indirects. Il travaille le politique et le social. Ce qui est ignoré, ou bien masqué, produit des conséquences par son absence. Cette action par défaut peut paraître paradoxale. Mais l’image qu’on se fait d’une situation n’est pas la même s’il manque une pièce du puzzle, et cela reste vrai si on ne sait même pas que cette pièce manque.

Est-il du devoir de l’Etat de résoudre ces affaires ? Au plan judiciaire, cela semble évident mais au plan historique ? Des historiens se sont inquiétés ces dernières années de l’intrusion du politique dans les récits historiques.

Roger-Pol Droit.
Roger-Pol Droit.© dr

C’est compliqué. Le ministère public a évidemment pour fonction d’élucider des affaires criminelles. On peut considérer que les pouvoirs – policier, judiciaire… – sont en faute quand ils n’y parviennent pas. Il y a aussi de la part des citoyens une exigence légitime de transparence, d’honnêteté et de mise à disposition des connaissances. Pourtant, le travail de l’autorité publique n’est pas le même que celui des historiens : ces derniers veulent tout savoir, alors que le pouvoir ne peut jamais tout montrer. Il n’y a pas de pouvoir d’Etat sans une part de secret légitime. Que seraient les services secrets si toutes leurs activités étaient connues ? Il y a une légitimité du secret. Et il y a aussi cette frontière souvent floue entre ce qui, en fonction du temps passé, appartient à l’histoire et ce qui appartient encore à l’actualité – regardez ce qui arrive avec les archives sur l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, que Donald Trump a voulu déclassifier. Un pouvoir d’Etat n’est jamais très à l’aise avec son propre passé s’il est honteux ou critiquable.

Ne se grandit-on pas à reconnaître ses fautes ?

Reconnaître ses fautes est tout à fait essentiel. Il y a un équilibre complexe et difficile à établir entre la mémoire et l’avenir. Tout ce qui n’est pas vraiment clarifié dans les replis essentiels du passé d’un pays pèse non seulement sur son présent mais aussi sur son futur. Je vois, par exemple, une différence majeure entre la France et l’Allemagne sur la représentation collective des rôles durant la Seconde Guerre mondiale. Quoi qu’on pense de l’Allemagne d’après-guerre où effectivement bon nombre d’anciens nazis ont continué à travailler et à ne pas être inquiétés, il n’en reste pas moins qu’elle a fait, sur son passé nazi, un vrai travail historique, éthique, social, de réflexion et d’élucidation. La France aurait eu intérêt à en faire autant, ce qui n’a pas été le cas. Le général de Gaulle a inventé ce mythe d’une France tout entière résistante alors que les historiens ont montré qu’elle était majoritairement pétainiste ; ce qui ne veut pas forcément dire collaborationniste. Dès lors, la France n’a pas clairement et suffisamment vidé les placards de la collaboration. La semaine dernière encore, on a appris que Michel Audiard, grande figure populaire de la culture nationale, avait souvent écrit dans des journaux collabos et antisémites. Ce type de silence a en grande partie gangrené une partie de l’histoire française de ces dernières décennies.

Le silence ou la non-élucidation de certaines affaires favorisent-il le complotisme ?

L'affaire Grégory dans les années 1980 a mis en avant
L’affaire Grégory dans les années 1980 a mis en avant « les insuffisances des institutions ».© BELGAIMAGE

Oui, parce que le propre des complots, qu’ils soient réels ou fictifs, est d’être cachés. Plus on constate que des faits sont occultés, soit par négligence soit par volonté, plus on postule que la part cachée de l’iceberg est plus grande encore qu’on ne le pensait. Des complots réels, il en existe aussi. L’affaire des tueurs du Brabant semble relever, tel qu’on peut le voir aujourd’hui, d’un petit complot d’extrême droite comme le fut celui de La Cagoule en France dans les années 1930 avec des listes de personnes à assassiner. Mais les dérives complotistes sont devenues une véritable tournure d’esprit. Elle consiste à tout expliquer par des ententes planétaires, masquées… C’est une plaie de notre époque, d’autant qu’Internet en est un vecteur d’intensification.

Existe-t-il des situations, des moments où il est préférable de ne pas révéler la vérité ou est-elle toujours bonne à dire ?

Il me semble que la vérité est toujours bonne à dire. Elle ne doit pas être révélée si, par exemple, elle met des gens en danger ou si elle donne à des ennemis, djihadistes ou autres, des informations sur des opérations en cours. Hormis ces cas, je trouve que la bonne attitude est que moins c’est glorieux, plus il faut le dire. Les exploits, tout le monde les connaît ou les chante. Se glorifier de ses hauts faits est simple. Assumer les pages sombres de son histoire, c’est plus difficile mais cela me paraît plus utile. Qu’il s’agisse du rôle des institutions publiques françaises dans la participation active à la Shoah ou du rôle des militaires français dans le génocide rwandais…. Il n’est pas question de croire que l’Etat, l’armée, la police, les services secrets sont tous coupables en permanence. Mais on ne peut les louer pour leur courage ou pour leurs actions d’éclat que si les inévitables ratés ou les hontes de l’histoire sont mis à nu.

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