Christian Makarian

« Le carnage syrien marquera un cran décisif dans le déclin de l’influence occidentale »

Le camp occidental, malgré les erreurs du passé, a tenté d’appliquer au monde du Levant les principes libéraux et démocratiques qui le caractérisent. A cause de cette erreur, il se voit aujourd’hui privé d’une voix crédible et de moyens d’actions importants. Ce que l’Europe et les États-Unis ont tenté de mettre en place pour éviter un désastre n’a provoqué rien d’autre qu’un carnage sans égal depuis des décennies.

De 1929 à 1931, Charles de Gaulle était en poste à l’état-major des troupes du Levant, à Beyrouth. Il arpenta toute la région et jaugea avec justesse la situation dans laquelle la France s’était mise en obtenant de la Société des Nations, en avril 1920, un mandat sur la Syrie et le Liban. De cette expérience, il tira une conclusion majeure :  » Il est vain de prétendre appliquer au monde du Levant les principes libéraux et démocratiques dont l’Occident a pu s’accommoder.  » (1)

Pour ne pas avoir médité ce précepte, pourtant directement issu d’une précieuse expérience, le camp occidental (en particulier la France) se voit aujourd’hui privé de moyens d’action – et d’une parole crédible. Il ne faut pas en douter : cela marquera un cran décisif dans le recul inexorable de la présence occidentale au Proche-Orient. Car tout ce que les Etats-Unis et l’Europe ont – si lamentablement – entrepris avait fondamentalement pour but d’éviter le désastre humanitaire. Moyennant quoi, c’est un carnage sans égal depuis 1945 qui s’est produit sous le regard impuissant des satellites d’observation les plus perfectionnés.

A Alep, le régime de Bachar al-Assad (appuyé de manière massive par l’aviation russe et les forces iraniennes) a repris le contrôle de la ville et brisé la résistance des opposants qui lui tenaient encore tête – nationalistes ou islamistes, mais adversaires de Daech. On ne peut plus parler d’une ville – c’est un désert de décombres urbains, au milieu duquel rampent des survivants qui fuient avec leur désespérance pour seul bagage. Simultanément à la chute d’Alep, à 200 kilomètres de là, à Rakka, un drone américain éliminait un chef de guerre de Daech (né en France) et le faisait clairement savoir. Tout aussi concomitamment, on apprenait que Daech relançait une offensive sur Palmyre, pourtant libérée à grand renfort de publicité par les Russes, en mars dernier.

Un tel entrechoquement de nouvelles contradictoires engendre deux effets. D’une part, il accroît cette sorte de lassitude par rapport au drame syrien qui a fini par s’installer au sein des opinions publiques occidentales. Ce conflit est non seulement une impasse diplomatique, mais il est aussi un dédale stratégique : l’incompréhension n’aide en rien à la mobilisation, ce qui laisse d’autant plus de marges de manoeuvre aux systèmes politiques qui fonctionnent sans opinion publique (la Russie). D’autre part, la complexité de la situation sur le terrain trouve une traduction parfaitement tragique : on assiste à deux guerres, menées sans concertation et, pire, de manière résolument antagoniste. Les troupes de Damas, les Russes et les Iraniens écrasent si bien leurs adversaires que cela offre de facto un répit aux djihadistes de l’organisation Etat islamique ; tandis que les Occidentaux s’escriment contre Daech, qui bénéficie de la polarisation des Russes sur d’autres djihadistes.

S’il faut résumer toute cette honte internationale, osons reconnaître que les Russes gagnent leur sale guerre, alors que nous attendons encore de remporter la nôtre, menée avec de grands principes et de petits engagements. Au mieux, Américains et Européens sont dans la situation que décrivait Charles Péguy à propos de la morale, si élevée, de Kant :  » Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains.  » Au plus juste, les Occidentaux ont plus qu’épuisé les limites de la ligne  » Assad doit partir  » – mais de là à discuter avec Damas… Qu’il est difficile de changer de position en diplomatie.

(1) Cité par Vincent Duclert dans son livre Le Colonel Mayer, de l’affaire Dreyfus à de Gaulle. Un visionnaire en République (A. Colin, 2007).

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