"Le tourisme haut de gamme a tué la nuit parisienne." CHARLY LATASTE/GETTY IMAGES © CHARLY LATASTE/GETTY IMAGES

Le capitalisme va-t-il condamner la nuit ?

Le Vif

Dans son dernier livre, le philosophe Michaël Foessel montre en quoi la nuit est menacée par le capitalisme et la modernité. Pourra-t-elle demeurer le temps des  » excentriques  » et d’une certaine  » indulgence démocratique  » à l’heure de la transparence à tout crin ?

Pourquoi prêtez-vous à la nuit des vertus égalitaires et démocratiques ?

Tout part d’une expérience sensorielle. Le clair-obscur ou la pénombre relative aide à démocratiser les rapports car le point de départ des inégalités, c’est la comparaison. Comparaison des corps, des attitudes et de toutes ces choses que l’on perçoit mieux le jour. Le fait que, la nuit, je devine plus que je ne vois impose le lâcher-prise par rapport à nos réalités construites.La perception nocturne est moins discriminante : la vue, comme les autres sens, est altérée et je me fie à des impressions. En outre, la lumière a toujours un point d’émission, et donc un centre. Assez légitimement, la tentation que l’on a tous est de nous soumettre à ce centre ou de l’occuper. L’obscurité, elle, est dénuée de centre. Elle est faite, littéralement, pour les  » excentriques « . Ce constat explique que certaines fêtes soient vraiment démocratiques, et d’autres moins car on y laisse entrer ceux qui nous ressemblent et on refoule les autres. Donc, la nuit n’est pas un modèle abstrait mais une expérience égalitaire. Elle rassemble de nombreux marginaux et met fin à la hiérarchie entre les corps. L’expérience de la nuit remet en cause la dichotomie artificielle entre  » social  » et  » sociétal « , elle ouvre une troisième voie. Il y existe une forme d’indulgence démocratique qui doit être préservée. Surtout face à la volonté d’extension sans fin de la transparence.

En quoi celle-ci menace-t-elle la nuit ?

Michaël Foessel.
Michaël Foessel.© DR

L’un des principes du droit romain stipule qu’entre le coucher et le lever de soleil, on n’accepte aucune plainte car le juge ne peut pas être certain de ce qui s’est produit. Nous avons gardé l’interdiction de perquisitionner entre 21 heures et 6 heures du matin. Or, l’état d’urgence est revenu là-dessus en étendant la sphère horaire de la justice, désormais possible 24 heures sur 24. C’est un reniement inquiétant de l’indulgence nocturne ! Même Ponce Pilate a d’abord refusé de juger Jésus quand celui-ci lui a été livré en pleine nuit, avant finalement de l’abandonner à la foule. D’après moi, cette capitulation a deux origines. D’abord les associations de riverains, qui aujourd’hui  » façonnent  » la nuit bien plus que les fêtards ; ensuite le capitalisme technologique. Dans 24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil (Zones, 2014), Jonathan Crary montre la conjonction entre le capitalisme et la technique : le temps est une valeur qu’il convient d’optimiser. Avec la technique, le dépassement de la dichotomie jour/nuit devient possible et donne naissance à un temps éternel, celui des néons des grandes métropoles. Cette lumière, celle des aéroports et des open spaces, n’existe nulle part ailleurs. C’est une lumière blanche, sans ombre, qui ne s’éteint pas et ne se réfracte pas sur les choses. Dans la transparence généralisée, tout le monde est blême. Cette lumière ne fait jamais événement, elle ne survient jamais, elle est parfaitement adaptée à la vidéosurveillance. On ne peut pas lui échapper.

Y a-t-il eu une époque où l’on pouvait vraiment  » vivre sans témoin  » la nuit ?

Cette question est compliquée dans la mesure où, historiquement, la politique de la nuit a d’abord été mue par des causes hygiénistes liées à des impératifs de surveillance. Je pense à l’installation des premiers réverbères. D’ailleurs, au xviiie siècle, Restif de La Bretonne, qui a beaucoup écrit sur les nuits parisiennes, part à la rencontre de la nuit avec des projets hygiénistes : il s’agit de corriger, de dénoncer les criminels, de ramener les filles perdues… Mais à mesure qu’il chemine nocturnement, il devient hibou et se laisse altérer au gré des rencontres. Par la suite, il comprend moins les hiérarchies du jour et se sent solidaire du peuple de la nuit. Ce qui est inévitable. Sauf si nous préférons les machines à l’homme car leur jugement n’est pas altéré par les images qu’elles enregistrent… Regardez comment la police de nuit est plus arbitraire que celle du jour : elle convient que cette période appelle des réactions différentes, dans certains cas plus indulgentes. D’où l’importance de lutter contre cet impératif de transparence continue. Si on en arrive à l’autocontrôle complet, c’est fini.

L’âge d’or de la nuit est-il donc derrière nous ?

Tout dépend d’où et quand vous vivez, car les frontières de la nuit évoluent. Prenez la Rome de La Dolce Vita de Fellini, en 1960 : il y a des dialogues inarticulés, une fête libre, des rencontres, quelque chose de parfaitement improvisé. Cinquante ans plus tard, dans La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino, on assiste à une splendide scène d’ouverture avec une fête de milliardaires juchés sur le toit d’un immeuble. Ils ne se parlent pas et recourent aux drogues non pas pour être présents à ce qu’ils font mais pour avoir le sentiment d’être ailleurs. Bien sûr, ce n’est qu’une fiction, mais ça donne l’impression d’une fête d’aujourd’hui où les gens se toisent, une fête dépressive. Je pense que chaque ville a son âge d’or. J’ai vécu à New York en 1996, qui ressemblait alors beaucoup au Berlin actuel. On pouvait encore trouver une église transformée en boîte de nuit, le Limelight, avec une grande inventivité nocturne. Pourquoi la nuit a-t-elle quitté New York ? Pour des raisons sécuritaires (les attentats du 11-Septembre) et économiques : la gentrification et la patrimonisation font que, tôt ou tard, les bourgeois se fatiguent de la fête et célèbrent le patrimoine… A Paris, la ville s’est gentrifiée et le tourisme haut de gamme a tué la nuit parisienne, laquelle a sagement traversé le périphérique pour se retrouver dans des lieux comme Le Chinois à Montreuil. C’est un phénomène économique que ne peut pas inverser le désir politique qui chercherait à institutionnaliser la nuit.

Donc vous êtes plutôt contre les nuits à thème, comme la Fête de la musique ?

Toutes ces initiatives partent d’une bonne intention : relancer quelque chose pour que ce quelque chose ne meure pas. Mais essayons de faire en sorte que ces événements survivent à leur lendemain : si la Fête de la musique c’est la permission de jouer une soirée pour contrebalancer 364 autres soirées muettes, quel est l’intérêt ? Le succès de ces manifestations prouve que les envies sont là. Prenez l’affluence très forte de La Nuit des idées : cela montre qu’on ne s’arrête pas de penser au coucher du soleil. On pourrait peut-être nous offrir des possibilités de débattre plus souvent.

La Grande Bellezza : la nuit dépressive, loin de l'ambiance de La Dolce Vita, cinquante ans plus tôt.
La Grande Bellezza : la nuit dépressive, loin de l’ambiance de La Dolce Vita, cinquante ans plus tôt.© GIANNI FIORITO

C’était la promesse de Nuit debout, mais elle a fait flop…

Au contraire ! Nuit debout a fonctionné. Pendant quelques mois, le temps politique s’est suspendu et nous avons collectivement cessé de parler de la sainte-trinité médiatique : fondamentalisme islamiste, sécurité et politique de l’offre. Extraordinaire ! Nuit debout, avec une place de la République à moitié pleine, a reconfiguré le débat public en à peine trois semaines. Hamon vainqueur de la primaire socialiste et Mélenchon à 19 % dans les sondages à quinze jours du premier tour de la présidentielle, ça n’aurait pas été possible sans Nuit debout. Les choix politiques incubent à partir des nuits : c’est Occupy Wall Street qui a lancé Bernie Sanders, et les nuits des Indignados sur la Puerta del Sol de Madrid qui ont donné Podemos. La France veut renouer avec sa tradition de la nuit urbaine, qui remonte au moins au xviiie siècle : être le peuple des Lumières nous pousse à être aussi celui de la nuit.

Quel serait l’avenir de la nuit si le FN arrivait au pouvoir ?

Autant que j’ai pu voir, le FN, c’est la mort de la nuit ; c’est la première chose à laquelle ils s’attaquent, comme le montrent leurs expériences de gestion municipale. A Orange, ils ont fermé les bars où les immigrés pouvaient se réunir et la plupart des lieux de sociabilité pour la jeunesse. Il est devenu très difficile d’organiser une conférence après 18 heures, et encore plus de trouver un restaurant ouvert passé 20 heures hors période touristique. La nuit s’est mise à appartenir aux riverains. Idem à Béziers, où Robert Ménard accorde quelques nuits pour se lâcher lors des ferias d’été et où tout le reste de l’année les Biterrois ont droit à la police municipale et à la vidéosurveillance généralisée. C’est assez logique car la nuit met en danger le pouvoir, et ce depuis toujours. Aujourd’hui, la nuit berlinoise se joue à l’Est, c’est leur revanche sur le Mur. Pendant l’Occupation, les zazous parisiens écoutaient du jazz dans les caves parce que la loi martiale du jour ne le supportait pas. Tout cela pour dire que la nuit a quelque chose de démocratique. Car les hommes ne sont pas nocturnes ou diurnes, mais pour ainsi dire omnivores. Nous pouvons vivre les deux. Donc la nuit ne disparaîtra pas. Mieux, je fais le pari de la prééminence des désirs nocturnes sur les normes de la transparence, ce qui pourrait déboucher sur une résurgence de la culture underground, non financée par l’Etat. Nous pourrions alors renouer avec des espaces de résistance et réinvestir une nuit émancipatrice.

La Nuit, Vivre sans témoine, par Michaël Foessel, éd. Autrement, 167 p.

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Entretien : Vincent Edin et Blaise Mao/©Usbek & Rica

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