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Le Bolchoï rouvre ses portes

Trésor national et symbole du génie russe, le célèbre théâtre de Moscou rouvre ses portes. Un événement politique et artistique, après six années de travaux herculéens émaillées de multiples scandales.

La nouvelle met en ébullition le Tout-Moscou. Après six années de travaux, le Théâtre Bolchoï va enfin recouvrer son lustre.

« Bien mieux qu’un lifting, une renaissance ».

Avec ses colonnades grecques et son célèbre quadrige, le Grand Théâtre (en russe, « bolchoï » signifie « grand ») se dresse à nouveau fièrement au c£ur de la capitale, prés du Kremlin. « Bien mieux qu’un lifting, il s’agit d’une renaissance, explique Katia Novikova, directrice de la communication des lieux. Les gens ne réalisent pas l’état de délabrement du bâtiment avant les travaux. » Elle a raison. En 2005, le Bolchoï n’était guère plus solide que ses décors de carton-pâte. Aujourd’hui, toute la structure a été refaite. La salle rouge et or de 1 700 places a recouvré son éblouissante magnificence. Et l’acoustique a été améliorée. « J’ai eu l’impression que ma voix volait », confiait Ekaterina Shcherbachenko, 34 ans, au lendemain de la répétition générale. Depuis ses débuts dans la troupe, il y a quatre ans, cette soprano n’avait connu que la Nouvelle Scène, annexe spécialement construite de l’autre côté de la rue afin de permettre au Bolchoï de rester actif pendant les travaux.

La réouverture du théâtre est un événement qui dépasse, de loin, le simple cadre musical. Le bâtiment néoclassique, qui orne les billets de 100 roubles, est un monument national. « Visiter Moscou sans assister à un Lac des cygnes au Bolchoï serait comme aller à Hollywood sans rouler sur Sunset Boulevard ! » s’amuse le danseur étoile Nikolaï Tsiskaridze. Avant de rappeler que la compagnie de ballet est, avec 250 danseurs, la plus grande du monde – environ 100 de plus qu’à l’Opéra de Paris. « Non seulement le Bolchoï prouve le génie artistique russe, mais il symbolise aussi, par son architecture et les moyens financiers qu’il mobilise, toute la puissance de l’Etat », ajoute le critique Vadim Gaevski.

De fait, l’histoire du Grand Théâtre se confond avec celle de la Russie. Au temps des tsars, déjà, les cérémonies de couronnement, au Kremlin, étaient toujours suivies par une soirée solennelle au Bolchoï. Pourtant, c’est seulement au XXe siècle que le rideau de l’Histoire se lève sur la scène moscovite. « Avant la révolution de 1917, poursuit Vadim Gaevski, le Bolchoï faisait figure de théâtre de province en comparaison du Mariinski de Saint-Pétersbourg, où résidaient le tsar et sa cour. Lorsque les bolcheviques ont transféré la capitale à Moscou, le rapport de force s’est inversé.

Curieusement, les bolcheviques, pourtant enclins à faire table rase du passé, épargnent la danse classique, ce loisir de la noblesse. Mais le paradoxe n’est qu’apparent : art muet par excellence, le ballet présente l’avantage de n’exprimer aucune opinion. Le répertoire du XIXe siècle est ainsi miraculeusement préservé. « La sauvegarde du ballet classique constitue le principal apport de la Russie au patrimoine artistique mondial », conclut Vadim Gaevski.

Un outil de propagande à partir des années 1950

Avec Staline, grand amateur de ballet, le Bolchoï de Moscou consolide sa primauté sur le Mariinski. Le dictateur s’implique personnellement dans certaines mises en scène d’opéras. Aux étoiles, il accorde des privilèges inimaginables : salaires de ministres, logements de fonction, datchas, voitures et quarante jours de congés payés. Dans les années 1950, la compagnie de ballet obtient même la possibilité de voyager au-delà du Rideau de fer. La première tournée du Bolchoï, à Londres, en 1956, fait sensation. Le public et la critique de Covent Garden sont subjugués par un Roméo et Juliette qui s’achève par quarante minutes d’applaudissements. Symbole du communisme à visage humain, le Bolchoï sert la propagande. Les trois mots russes les plus connus dans le monde entier sont : vodka, kalachnikov et Bolchoï.

Aujourd’hui, le théâtre continue de refléter son époque, celle de la corruption et des scandales de m£urs. En mars 2011, des photos érotiques du directeur de la troupe de ballet Guennadi Yanine sont publiées sur Internet. Très en vogue dans la sphère politique, où les services secrets l’utilisent pour discréditer des personnalités hostiles au pouvoir, la technique dite du « kompromat » atteint son objectif : Guennadi Yanine, professionnel respecté, est contraint de démissionner. En 2003, c’est le licenciement de l’étoile Anastasia Volochkova, pour cause de surpoids, qui fait les choux gras de la presse populaire. « La spécialité du Bolchoï consiste à broyer ses stars », accuse aujourd’hui l’intéressée, qui, depuis son éviction, se venge en clamant que « la compagnie de ballet s’est transformée en agence d’escort girls pour oligarques » ! Réponse de l’attachée de presse du Bolchoï, Katia Novikova : « Nous comprenons son amertume, mais quiconque connaît l’emploi du temps d’une ballerine comprend l’ineptie de ces accusations. »

Un budget largement dépassé : plus de 600 millions d’euros

Plus circonstanciées sont les accusations de corruption formulées par Nikita Changuine, l’ex-architecte en chef de la rénovation du théâtre : « Le chantier n’a été qu’une succession d’appels d’offres truqués, de pots-de-vin accumulés, de marchés surfacturés. A chaque nouvelle phase de travaux, les entreprises proposaient la solution la plus bas de gamme afin de mieux se remplir les poches. Comme je refusais d’entrer dans la combine, les entrepreneurs ont fini par organiser une réunion avec la direction du théâtre. » Laquelle, en 2008, remercie l’architecte.
La visite de chantier de Vladimir Poutine, trois ans auparavant, reste le plus cuisant souvenir de Changuine. « On m’a dit : « Tu as quatre minutes pour lui expliquer les travaux. » Mais on m’a empêché de l’approcher. Des bureaucrates qui ne comprennent rien à l’architecture lui ont alors expliqué qu’il y avait des problèmes de canalisations et de peinture. Poutine est reparti en disant : « Vous rénovez tout ça, et, après, vous continuez à danser »à » A la suite de quoi, le chantier paraît s’enliser définitivement.
En 2009, las de voir les travaux se prolonger, le président Dmitri Medvedev tape du poing sur la table. « J’ordonne d’organiser l’inauguration solennelle du Théâtre Bolchoï en 2011 », indique l’oukase signé de sa main, publié sur le site du Kremlin. Ce sera fait au prix d’un budget « explosé », passé officiellement de 15,5 milliards à 25,5 milliards de roubles (de 365 à 600 millions d’euros). Un chiffre probablement sous-estimé. Trop onéreuse, la renaissance du Bolchoï ? A l’instant magique où le rideau rouge et or se lève, la question ne se pose déjà plus. Quand elles s’envolent dans les airs, les danseuses étoiles semblent touchées par la grâce. Sur scène, comme chaque soir, un conte de fées commence.

AXEL GYLDÉN, AVEC ALLA CHEVELKINA

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