"Les Africains, eux, gèrent des millions de déplacés depuis des décennies. [...] Partir, pour eux, est naturel", constate Laurent Bigot. © o. calvo/afp

Laurent Bigot: « Ce n’est pas aux Occidentaux de développer l’Afrique »

L’Europe se leurre en pensant qu’elle peut tarir les flux migratoires africains, affirme le consultant et ancien diplomate français Laurent Bigot.

Il a sillonné l’Afrique de bout en bout, pendant des années. Laurent Bigot, ancien sous-directeur chargé de l’Afrique de l’Ouest au ministère français des Affaires étrangères, aujourd’hui consultant indépendant, parle cash : l’aide au développement n’a jamais porté ses fruits. Tant que l’Europe entretiendra une vision paternaliste de l’Afrique et une méconnaissance de ses traditions migratoires, elle échouera à trouver des réponses au défi actuel.

Les dirigeants de l’Union européenne présentent les accords de coopération avec les pays africains comme la meilleure façon de lutter, à terme, contre les flux migratoires. Ont-ils raison ?

Non, ils sont simplement victimes de leurs préjugés sur l’Afrique. Pendant cinquante ans, on nous a fait croire que l’aide au développement des Etats de ce continent était la solution pour dissuader les populations d’émigrer ; or, elle est un échec. Aujourd’hui, on nous dit que cette aide, apportée aux pays en contrepartie du contrôle de leurs frontières, va fonctionner. C’est la même chimère.

Pourquoi l’aide au développement n’a-t-elle pas donné les résultats escomptés ?

Parce qu’elle a consisté à importer en Afrique des idées d’Européens, sans demander leur avis aux populations. Il s’agit, au mieux, de paternalisme, sinon d’un racisme inconscient consistant à dire :  » Les pauvres, ils n’y arriveront jamais tout seuls.  » Tous les programmes de développement, qu’ils soient pensés par la Banque mondiale ou par les différentes coopérations, sont conçus par les donneurs d’argent, pas par ceux qui en bénéficient. Pour ceux-là, l’aide occidentale est devenue une rente, spécialement pour les pouvoirs en place. Il y a eu la rente du terrorisme –  » Mettez en place des politiques sécuritaires et on vous fiche la paix côté gouvernance  » -, demain, il y aura la rente des migrants. Cette approche crée des effets d’aubaine, sans régler le problème.

Laurent Bigot :
Laurent Bigot :  » Cessons de penser comme si l’on était encore au temps des colonies. « © dr

Vous allez jusqu’à dire qu’elle incite à la mauvaise gouvernance ?

Oui, c’est la prime à l’incurie : plus vous êtes mauvais, plus vous touchez de l’aide ! En 1962, l’agronome René Dumont avait écrit L’Afrique noire est mal partie. A cette époque, le niveau de développement des pays d’Asie du Sud-Est était légèrement en deçà de ceux des pays africains. Regardez aujourd’hui…

Que s’est-il passé ?

L’Asie a créé ses propres modèles de croissance, tandis qu’on a imposé des schémas occidentaux à l’Afrique. Les seuls pays qui s’en sortent sont ceux qui ne sont pas aidés, le Botswana en particulier. Nous sommes toujours pénétrés de la croyance très judéo-chrétienne selon laquelle il faut aider ceux que nous considérons comme étant  » plus faibles « .

Vous n’avez vraiment aucun exemple en tête d’un programme d’aide au développement réussi ?

Aucun. En revanche, il y a des succès africains sans lien avec les projections des Occidentaux. L’essor de la téléphonie mobile sur le continent, par exemple. Aujourd’hui, on trouve des taux de couverture en Afrique plus élevés que dans certaines campagnes françaises. Pourquoi ? Parce que les Africains se sont affranchis du modèle connu des Occidentaux recommandé par les investisseurs : d’abord le filaire, ensuite le mobile. La réalité, c’est que les problèmes à régler sont très concrets : l’adduction d’eau, le traitement des ordures… Quand on regarde les stratégies du FMI ou de la Banque mondiale, on est dans la stratosphère !

Il faut donc laisser les pays africains trouver seuls leur voie de croissance ?

Ce n’est pas aux Occidentaux qu’incombe la responsabilité de développer leur continent, mais aux Africains eux-mêmes ! J’ai toujours dit à mes collègues diplomates : adressez-vous à des gouvernants africains comme vous vous adressez à Angela Merkel. Nous voulons que les Africains soient à notre image pour avoir des repères ; qu’ils construisent des villes comme les nôtres, qu’ils mettent en place des services de santé semblables aux nôtres… Mais au nom de quoi ? Nous n’exigeons rien de tel avec d’autres continents !

Sans doute parce que les populations d’autres régions ne risquent pas leur vie en haute mer pour débarquer en Europe…

Mais il est totalement illusoire de croire que nous pouvons tarir ces flux. Le mieux que l’on puisse faire, c’est les gérer, intégrer les migrants légaux et reconduire les autres. Les pays européens ont une politique étrangère dictée par la peur. Les Africains, eux, gèrent des millions de déplacés depuis des décennies. En Côte d’Ivoire, il y a 3 millions de Burkinabés, au Tchad, des dizaines de milliers de réfugiés soudanais. Alors, quand on leur explique que notre continent riche ne peut pas faire face à un afflux de quelques dizaines de milliers de personnes, ils ne comprennent pas ! Partir, pour eux, est naturel. Les familles se cotisent pour envoyer l’un des leurs dans un pays étranger, africain ou occidental, qui les aide ensuite par ses transferts de fonds. Ce que veulent les Africains, c’est pouvoir aller et venir. Mais, comme ils savent qu’il est très difficile d’entrer en Europe, une fois à l’intérieur, ils ne veulent plus en sortir. On peut construire des mètres de barrières, installer des hot spots et durcir les législations, les gens seront toujours aussi motivés.

Ce constat est-il audible, alors que les discours anti-immigration se répandent en Europe ?

Les politiques européens parlent aux peuples européens comme ils parlent aux Africains, c’est-à-dire comme à des enfants. Parce que les peuples européens attendent cela de leurs dirigeants : des solutions miracles. La solidarité européenne, notamment en répartissant la prise en charge des migrants, est une piste. Mais le premier impératif est de ne pas se raconter d’histoires, sinon, il y a de grands risques qu’on ne trouve jamais les bonnes réponses.

Entretien : Claire Chartier

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