Les frères Jankovits et leur voiture en phase de test. © DR

La voiture chargée d’histoire des frères Jankovits, un bolide venu de l’Est

Le Vif

En 1946, la veille de Noël, entre Rijeka et Trieste, un garagiste forçait la frontière italo-yougoslave et passait à l’Ouest au volant d’une voiture de sa conception. Un symbole de l’histoire tourmentée de la région, aujourd’hui visible dans un musée en Allemagne.

D’abord, le regard est attiré par les lignes tendues de la voiture, tout en courbes. Cette auto n’aurait pas détonné dans les courses d’endurance des années 1950, mais elle date en fait des années 1930, ce qui la situe parmi les pionnières de l’aérodynamisme. Quant au moteur, certes modeste (Alfa Romeo de 105 chevaux), il est placé, autre signe de modernité, derrière le pilote, comme sur les fameuses Auto Union de grand prix apparues en 1934.

Un bel objet donc, visible au musée de l’Automobile et de la technique de Sinsheim, près de Stuttgart. Mais aussi une belle histoire, quoique dramatique, qui débute à Fiume en 1935. Aujourd’hui appelée Rijeka, en Croatie, Fiume est alors rattachée à l’Italie fasciste. Après la Première Guerre mondiale, l’Italie a progressivement annexé cette région frontalière, l’Istrie, ex-territoire autrichien où la population est majoritairement italophone dans les villes côtières comme Fiume, tandis que l’arrière-pays est slave. Fermeture des écoles slovènes et croates, italianisation des noms, arrestations et exécutions : les persécutions provoquent l’exode de 100 000 Slaves (1).

La saga des deux frères Jankovits

Pour l’heure, Eugenio Jankovits, que tout le monde appelle Gino, poursuit sa vie à Fiume. Grâce à son grand-père paternel, riche industriel, il dirige déjà, à 24 ans, le plus grand garage de la ville avec son frère Oscar, d’un an son cadet. Les deux frères représentent aussi la marque Alfa Romeo dans toute l’Istrie. Du coup, ils ont délaissé leurs études – Gino se destinait à l’ingénierie, Oscar à l’architecture. Mais ils entreprennent néanmoins la construction d’une voiture de course, car ils sont passionnés d’automobile.

Quatre-vingts ans plus tard, la rumeur se mêle parfois à l’histoire. Les Jankovits travaillaient-ils en secret pour Vittorio Jano, directeur technique d’Alfa Romeo, à une époque où la marque était strictement contrôlée par l’Etat ? Ce n’est pas ce qu’a retenu Enrico Jankovits, fils de Gino, qui a raconté ses souvenirs en 2007 dans Difesa Adriatica, un des journaux de la diaspora italophone :  » Ils ont eu l’idée de construire une voiture de course comme hobby. Mon oncle Oscar s’occupait principalement de la carrosserie. Il a fait beaucoup d’essais avec les carrossiers du garage, qui modelaient la tôle à coups de marteau. Mon père, lui, s’occupait des pièces mécaniques à l’exception du moteur, car il disposait de plusieurs exemplaires de différentes cylindrées. Le châssis, à nu, a été testé en 1936-1937, tandis que la carrosserie n’a été achevée qu’en 1939 (2).  »

Mon père travaillait le jour au garage. La nuit, il dormait en prison

Puis, c’est la guerre. Les deux frères sont enrôlés dans l’armée italienne et Gino est envoyé sur le front de l’Est. Quand il en revient en 1943, amaigri et malade, l’Italie a capitulé et les Allemands occupent l’Istrie. Les Jankovits retrouvent leur garage, mais pas la liberté : jusqu’à la fin de l’Occupation, ils devront entretenir les véhicules de l’armée allemande.

Après la guerre, l’Istrie connaît une nouvelle période de troubles. Cette fois, c’est Tito qui revendique le territoire. Sans attendre les traités officiels, les partisans occupent le terrain et se livrent à leur tour à des persécutions. Sont visés non seulement les fascistes et les collaborateurs, mais aussi les fonctionnaires italophones et tous les opposants potentiels. Après les chemises noires, la terreur rouge. Qui culmine lors des massacres des foibe, au cours desquels les communistes jettent leurs prisonniers au fond des gouffres karstiques de la région, faisant ainsi disparaître entre 5 000 et 15 000 personnes selon les sources.

A Fiume, rebaptisée Rijeka depuis que les troupes de Tito en ont pris le contrôle, le 3 mai 1945, la police politique yougoslave procède à des centaines d’arrestations.  » Mon père a été accusé de collaboration, relate Enrico Jankovits. Il n’a pas été condamné, mais il a quand même été emprisonné. Il était en semi-liberté : le jour, il travaillait au garage ; la nuit, il dormait en prison.  »

Une belle auto et un témoin de son temps, à voir à Sinsheim, près de Stuttgart.
Une belle auto et un témoin de son temps, à voir à Sinsheim, près de Stuttgart.© MICHAEL FURMAN

L’exil en Italie

Les Jankovits décident alors de s’exiler, comme 250 000 à 300 000 Istriens qui, pour la plupart, abandonnent leurs biens à bas prix, quand ils ne sont pas expropriés. Début décembre 1946, la femme et les deux enfants de Gino se réfugient à Trieste, à 70 kilomètres au nord-ouest de Rijeka, d’où l’armée yougoslave s’est retirée en juin 1945 sous la pression des Alliés. Gino ne tarde pas à les y rejoindre avec son bolide.  » L’après-midi du 24 décembre, au lieu de retourner en prison, mon père a pris la route de Trieste. C’était la veille de Noël, les contrôles étaient rares. Ce n’est qu’à proximité de Trieste qu’il est tombé sur un barrage. Par désespoir, il a forcé le passage. Les partisans ont tiré, mais ils n’ont touché que les pneus et l’arrière de la voiture.  »

A Trieste, les centres d’accueil hébergent tant bien que mal 60 000 réfugiés. Démunis, les Jankovits vendent leur auto à un GI, puis ils repartent vers l’ouest. Ils finiront par s’installer à Sirmione, au bord du lac de Garde, où Gino et Oscar tiendront un hôtel… et où ils construiront, à l’arrière du bâtiment, plusieurs bateaux dont un hors-bord de course.

La voiture connaîtra encore plusieurs propriétaires, aux Etats-Unis d’abord, puis au Royaume-Uni, en Irlande, en Italie – où elle sera restaurée – et, enfin, en Allemagne. A deux reprises, en 1980 et 1999, les Jankovits seront contactés par le propriétaire du moment. Chaque fois, ils fourniront les renseignements demandés, mais ils ne reverront jamais leur auto. Ils sont aujourd’hui décédés.

L’histoire des deux frères s’est achevée. Celle de l’Europe continue. Mais en 2004 encore, l’Italie a institué une  » journée du souvenir « , le 10 février, date anniversaire du traité qui, en 1947, a officialisé le rattachement de l’Istrie à la Yougoslavie. Dans son discours du 10 février 2007, le président Giorgio Napolitano a même créé la polémique en évoquant le  » nettoyage ethnique  » et le  » dessein annexionniste slave  » de l’après-guerre, son homologue croate Stjepan Mesi? l’accusant en retour de racisme et de révisionnisme.

(1) De Trieste à Dubrovnik, une ligne de fracture de l’Europe, par Gilbert Bosetti, Ellug, 2006, 422 p.

(2) Merci à Nicola, Piera et Noemi Rosano pour la traduction.

Par Daniel Delisse.

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