Marc De Vos

« La Turquie ne s’est pas européanisée, c’est l’Europe qui est devenue plus turque »

Marc De Vos Doyen de la faculté de droit à la Macquarie University de Sydney

« Il est effarant que certaines personnes en Belgique éprouvent de la sympathie pour la répression turque. Mais ce n’est guère surprenant », estime Marc Devos d’Itinera. « La Turquie n’est pas devenue plus européenne, mais l’Europe est devenue plus turque ».

Lisez cet extrait: « La présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’état de droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection ». Voilà le premier critère qu’un pays qui souhaite s’affilier à l’Union européenne doit officiellement respecter. En outre, les négociations avec un pays candidat potentiel « ne débutent que si le premier critère est respecté ».

À présent, regardez la Turquie. Depuis fin 1999, la Turquie est reconnue comme un pays en route vers une adhésion à part entière à l’Union. Nous, les états membres de l’UE unis, nous estimons que la Turquie est notre égale en démocratie, état de droit, droits de l’homme et minorités. Nous avons abouti à cette conclusion éclairée deux ans à peine après le dernier putsch militaire réussi et avant que Recep Tayyip Erdogan n’arrive au pouvoir. De quoi réfléchir.

Il est clair depuis très longtemps que l’Europe a jeté son identité et ses valeurs en pâture dans un calcul géopolitique pour attacher un pays islamique stratégique à l’Europe. Les dirigeants politiques de la génération précédente – le rapprochement de la Turquie date du début des années 1960, en pleine Guerre froide, ont joué le tout pour le tout. Soit ils étaient d’avis que les valeurs européennes étaient sans importance, soit ils ont cru que la Turquie s’européaniserait sous l’influence européenne. La première pensée était une erreur, la seconde une illusion.

La Turquie ne s’est pas européanisée, c’est l’Europe qui est devenue plus turque

Entre-temps, on sait que l’enchevêtrement de la Turquie et de l’Europe est revenu comme un boomerang. Stratégiquement, l’Europe et l’OTAN ne peuvent se passer de la Turquie alors que le Moyen-Orient sombre dans la guerre civile. L’Europe a délégué la crise des réfugiés à la Turquie, en faisant fi des droits de l’homme. En Europe nous avons, dixit Erdogan, plus besoin de la Turquie que ce que la Turquie a besoin de l’Europe. La Turquie ne s’est pas européanisée, mais l’Europe est devenue plus turque.

Et puis il y a les valeurs. Si les attentats terroristes nous apprennent quelque chose, c’est bien qu’il existe dans notre société des valeurs partagées qui la distinguent à tel point que des fanatiques islamistes sont prêts à l’attaquer avec une barbarie arbitraire. Notre « liberté, égalité et fraternité » – pour utiliser ces termes symboliques – signifie pour eux « décadence, blasphème et perversion ». Les jeunes qui sont nés et qui ont grandi dans les pays les plus libres, pacifiques et sociaux de la planète se transforment en terroristes théologiques, convaincus de la supériorité d’une vision du monde que nous trouvons totalement démente.

Il est terrifiant que le « théoterrorisme » prospère chez nous. On peut essayer de le rationaliser : ce sont des jeunes à problèmes, on leur lave le cerveau, ils sont coupés de la réalité, ils cherchent un sens à leur vie, etc. Les théoterroristes sont un fléau, mais c’est une petite minorité cinglée. C’est vrai, mais ils partagent une aversion ou une mise en cause des valeurs de base de notre société avec des groupes plus importants. Cet écart de valeurs s’observe même parmi ce qu’on peut appeler la première génération d’élite de migrants en Belgique.

Durant les jours agités qui ont suivi le coup d’État et la répression en Turquie, on a donné la parole à des « Turcs belges » diplômés de l’enseignement supérieur. Et qu’est-ce qu’on voit ? Plusieurs voix trouvent qu’il faut comprendre le régime d’Erdogan. On affirme qu’il faut une réaction solide après un putsch qui ne peut être réduit à une bagatelle. On explique qu’aujourd’hui un dirigeant fort prime sur la démocratie, une démocratie venue très progressivement en Europe aussi.

J’en tombe à la renverse. Je n’approuve pas la tentative de putsch militaire, mais il ne tombe pas du ciel. Il implique un schéma historique. Mustafa Kemal Atatürk a tenté obstinément de modeler la Turquie sur un modèle d’état occidental. Ensuite, une élite de Kémalistes a veillé à la séparation de l’Église et de l’État. Chaque fois que la bride a été relâchée, la Turquie s’est retrouvée dans le cercle vicieux des états islamiques : plus de démocratie entraîne plus de fondamentalisme, ce qui menace la démocratie. Au fil du temps, on y a interdit ou chassé du pouvoir, avec l’aide de l’armée, toute une série de partis islamiques. L’AKP d’Erdogan découle d’un parti islamique élu et puis interdit.

Il est indéniable qu’Erdogan, mais aussi l’AKP, a entraîné leur pays sur la pente de l’autocratie et de l’islamisme. Depuis des années, la liberté de presse, l’égalité homme femme, la possibilité de protestations pacifiques et le respect des minorités s’érodent en Turquie. La démocratie c’est davantage que remporter les élections, ce n’est pas la « dictature de la minorité ». C’est précisément en temps de crise que le respect des valeurs démocratiques est important pour éviter un déraillement et préserver un avenir partagé. Sans surprise, Erdogan fait l’inverse : les masques tombent. Allo, l’Union européenne ?

Il est effarant que certaines personnes en Belgique éprouvent de la sympathie pour la répression turque. Mais ce n’est pas inattendu : cela illustre une aliénation des valeurs qui infiltre même l’intelligentsia. Nous avons du pain sur la planche pour inverser cette tendance. On peut commencer par balayer devant notre porte. Ne prenons pas la menace de terrorisme comme alibi pour instaurer des mesures draconiennes sur le sol européen.

La tentation d’un dirigeant fort qui se moque des équilibres et des libertés de la démocratie est grande. Mais les leçons de l’histoire, de l’Antiquité au vingtième siècle, sont là pour nous rappeler à quel point cette tentation est fatale. La force d’un état de droit démocratique, c’est sa résistance morale. Faisons preuve de résistance démocratique. Le théoterrorisme est idéologique : on ne peut le battre qu’en tenant à nos valeurs, pas en les relativisant.

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