Le président iranien Rohani et d'Ali Akbar Salehi, responsable de l'Organisation de l'énergie atomique d'Iran (image d'archives) © MOHAMMAD BERNO/Belgaimage

La tentation atomique des puissances régionales du Moyen-Orient

Le Vif

Alors que va s’ouvrir la négociation sur la dénucléarisation de la Corée du Nord, le naufrage de l’accord nucléaire iranien pourrait inciter les puissances régionales à se doter de l’arme absolue.

Les diplomates européens ont dû se pincer pour y croire. Le 28 mai dernier, à Bruxelles, tandis qu’ils s’échinent à sauver l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le chef de la délégation polonaise prend subitement la parole pour prier ses homologues de  » faire preuve d’une plus grande empathie  » à l’égard de Donald Trump. Souci de ménager l’allié américain face au puissant voisin russe ? Sans doute. Mais l’intervention polonaise n’en est pas moins mal vécue par l’assemblée.

De l’empathie, il en faut une sacrée dose pour comprendre la décision – calamiteuse – du président américain. Vingt jours plus tôt, Trump avait annoncé le retrait des Etats-Unis de l' » horrible  » compromis.

« Ce scénario n’est pas très réaliste »

Aprement négocié durant douze ans, l’accord, signé en juillet 2015, avait au moins le mérite de geler le programme de la République islamique. Peut-il encore être sauvé ? Rien n’est moins sûr (voir l’analyse p. 57).  » Les Américains considèrent qu’il faut traiter de façon globale toutes les menaces iraniennes : le dossier nucléaire, mais aussi les tentatives de déstabilisation régionale et le sujet des missiles, explique un proche du dossier, à Bruxelles. Mais, pour l’heure, ils n’offrent aucune alternative. Le risque de prolifération est donc plus intense que jamais…  » La nouvelle vague de sanctions infligées à l’Iran a même eu des effets pervers :  » L’Organisation de l’énergie atomique d’Iran, qui veillait, sous l’égide des Russes et des Chinois, au démontage des installations nucléaires, vient d’être frappée d’embargo, poursuit cette source. Du coup, le démantèlement est stoppé. C’est absurde !  »

Il faudrait entre deux et trois ans à tous ces pays pour fabriquer une bombe

Ainsi défiés, alors même qu’ils respectaient à la lettre leurs engagements, les Iraniens pourraient être tentés de franchir la ligne rouge : celle de la course à la bombe. D’un point de vue technique, ils en sont capables, et ce n’est pas la nouvelle série de sanctions promise par le président américain qui les en empêchera. Pour preuve, le régime de Téhéran, pourtant sous embargo, avait réussi à se doter de 20 000 centrifugeuses entre 2003 et 2013. Aujourd’hui, seules 5 000 machines sont en service. Contrôlées par les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), elles permettent d’enrichir de l’uranium pour les centrales nucléaires. Mais elles pourraient très bien servir à fabriquer un combustible de qualité militaire, tout comme les milliers d’autres actuellement désactivées…

Si les autorités iraniennes le décidaient, il ne leur faudrait, selon les experts, qu’un an pour fabriquer une bombe. Sont-elles prêtes à courir un tel risque ?  » Ce scénario d’une militarisation à marche forcée n’est pas très réaliste, estime Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, à Paris. Téhéran se retrouverait sous pression de toute la communauté internationale, et la population est fatiguée de ce bras de fer permanent. En outre, aucune grande puissance n’a intérêt à favoriser l’émergence d’un Iran prééminent, pas même la Russie, qui cherche à s’enraciner dans la région.  »  » N’oublions pas que Téhéran cherchait de longue date à acquérir une capacité d’armement nucléaire, rappelle Mark Fitzpatrick, directeur exécutif de l’Institut international d’études stratégiques, à Londres. En réponse au retrait de Trump, ils reprendront sans doute leurs travaux en ce sens. Vont-ils pour autant se retirer du traité de non-prolifération ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’ils devront faire preuve de prudence pour ne pas provoquer de frappes américaines ou israéliennes.  »

D’autres initiés craignent que les Iraniens se réfugient dans une  » zone grise « .  » Téhéran pourrait, par exemple, mettre fin aux contrôles de l’AIEA, dit l’un d’eux, et masquer ses véritables intentions.  » Avec, là encore, des conséquences potentiellement vertigineuses. En l’occurrence, une  » réaction en chaîne  » des autres puissances régionales, à commencer par l’Arabie saoudite, qui n’acceptera jamais que son grand rival régional s’octroie un tel leadership militaire. Lors d’un voyage aux Etats-Unis, en mars dernier, le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, l’a d’ailleurs clairement dit :  » Si l’Iran développe une bombe nucléaire, mon pays fera de même, et le plus tôt possible.  »

La tentation atomique des puissances régionales du Moyen-Orient
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Les Saoudiens pourraient jouer sur l’ambiguïté

Comment s’y prendrait-il ? En lançant un programme… civil. C’est, du reste, déjà le cas. Le régime wahhabite planche en effet sur la construction de deux réacteurs civils. En parallèle, il a exprimé sa volonté d’enrichir lui-même de l’uranium. En décembre dernier, Turki al-Fayçal, membre éminent de la famille royale, l’a admis à demi-mot, dans un entretien à l’agence Reuters. Si l’Arabie saoudite doit enrichir son propre combustible, argue-t-il, c’est que  » les puissances mondiales autorisent l’Iran à le faire « …

Qu’il s’agisse de Téhéran, l’ennemi, ou de Riyad, l’allié, les Américains sont farouchement opposés à cette idée. Pour les convaincre, les Saoudiens pourraient jouer sur l’ambiguïté, comme l’ont fait, pendant des années, les Iraniens. A moins de décider d’aller plus vite.  » Ils sont en mesure d’obtenir l’arme nucléaire sur le marché noir « , remarque Mark Fitzpatrick. Au risque de se brouiller avec le parrain américain, le royaume peut, dans ce cas, se tourner vers le Pakistan, les deux pays entretenant d’excellentes relations. Selon plusieurs analystes, les Saoudiens auraient ainsi financé le programme nucléaire pakistanais dans les années 1980. En échange, Islamabad aurait promis d’aider Riyad à accéder à l’arme nucléaire, le jour où… Encore plus simple : livrer des bombes atomiques clés en main.

Une certitude : la tentation risque de gagner d’autres puissances régionales.  » Prenez une carte du Moyen-Orient, soulignait voilà peu l’ancien vice-chancelier allemand Joschka Fischer : tous les Etats qui poursuivent un prétendu programme nucléaire civil veulent certes produire de l’électricité, mais leur ntention réelle est tout autre.  » Parmi eux, l’Egypte. En 2005, les inspecteurs de l’AIEA avaient – déjà – déniché des indices montrant que les Egyptiens avaient cherché à produire du plutonium. Ceux-ci avaient alors soutenu que leurs travaux n’avaient rien d’illégal, mais qu’ils avaient juste  » oublié  » de les déclarer… Autre usual suspect : les Emirats arabes unis. En 2015, leur ambassadeur à Washington, Youssef al-Otaiba, avait annoncé que son pays avait,  » comme l’Iran « , le droit d’enrichir de l’uranium… Et que dire de la Turquie, qui, dans un tel scénario, ne resterait certainement pas passive ? Selon des estimations convergentes, il faudrait entre deux et trois ans à tous ces pays pour fabriquer une bombe. Scénario que la plupart des chercheurs en géopolitique ne tiennent pas pour le plus probable. Du moins à ce stade.  » Le monde devrait toutefois s’inquiéter d’une prolifération en cascade au Moyen-Orient, conclut Mark Fitzpatrick. Un effet domino pourrait très bien se produire si l’ordre nucléaire mondial s’effondrait. Et ce pourrait être le cas si l’accord de Vienne trépassait. « 

Par Charles Haquet.

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