Le détroit d'Ormuz © Isopix

« La situation au Moyen-Orient est comparable à la période d’avant la Première Guerre mondiale »

Le Vif

L’Europe doit suivre sa propre voie, contre la politique anti-iranienne de Donald Trump. C’est ce que déclare Vali Nasr, spécialiste irano-américain du Moyen-Orient à Knack.

« Donald Trump a réussi à rendre très explosive une situation politique relativement stable », déclare Vali Nasr, ancien conseiller du président Barack Obama et chargé de cours à l’Université Johns-Hopkins de Washington. Nasr est né à Téhéran en 1960 et a émigré avec ses parents en Occident après la révolution iranienne. « Mais la crise iranienne met également en évidence la faiblesse de l’Europe. »

En quel sens ?

Vali Nasr : Les Européens suivent pleinement la politique étrangère des Américains. En Iran, beaucoup pensent que l’Europe a joué un rôle suspect : elle a persuadé l’Iran de respecter l’accord nucléaire, mais, entre-temps, elle laisse les États-Unis augmenter la pression.

Les Européens ont critiqué la décision de Trump de se retirer de l’accord nucléaire. Le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas s’est rendu à Téhéran en juin pour poursuivre les pourparlers avec l’Iran.

L’Europe a promis qu’elle essaierait de sauver l’accord après le départ des États-Unis, mais elle n’a mis aucun obstacle sur la route des Américains. Au contraire, elle a cédé aux pressions américaines. Récemment, la marine britannique a pris la décision controversée de retenir un pétrolier iranien pour Gibraltar. Cela a confirmé aux Iraniens que les Européens se laissent mener par les Américains.

Considérez-vous le nouveau Premier ministre britannique, Boris Johnson, comme un adepte de Trump ?

Les Britanniques ne pourraient pas soutenir Trump plus qu’ils ne le font déjà. La seule mesure que Johnson n’a pas encore prise est de mettre officiellement fin à l’accord nucléaire. Cela poserait d’énormes problèmes, car cela soulignerait la rupture entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Les Britanniques demandent maintenant à l’UE de les soutenir dans la crise (autour du pétrolier britannique Stena Impero, NDLR, confisqué par l’Iran) et veulent qu’elle contribue à la protection militaire de la navigation dans le détroit d’Ormuz. Ils tentent ainsi de lier le reste de l’Europe à la politique étrangère des États-Unis.

Que peuvent donc faire les Européens pour maintenir l’accord nucléaire ?

Dans le cadre de l’accord conclu avec l’Iran il y a quatre ans, plusieurs options sont possibles. Les signataires européens – Allemagne, France et Royaume-Uni – pourraient acheter du pétrole iranien. Ou bien ils pourraient accorder à l’Iran une ligne de crédit, qui serait canalisée par le biais de l’approvisionnement en pétrole. Bien sûr, cela conduirait à un conflit avec Washington, mais Trump pourrait ne pas imposer de sanctions aux États européens.

Trump suit-il une certaine stratégie?

Sa stratégie, c’est de faire pression sur les gens. Dans le passé, Trump a forcé les Mexicains, les Canadiens et les Européens à faire des concessions.

Avec l’Iran, cela semble plus difficile.

Les Iraniens ne font pas confiance à Trump. Il dit vouloir négocier, mais le conseiller américain à la sécurité John Bolton et le secrétaire d’État Mike Pompeo ne veulent pas d’un nouveau traité. Ils veulent se débarrasser du régime de Téhéran.

Pourquoi les Iraniens ont-ils abattu un drone américain et arrêté un pétrolier britannique ? Veulent-ils provoquer une guerre avec les États-Unis ?

Je ne crois pas, non. Ils ont été patients pendant un an, mais Trump a intensifié les menaces et a qualifié le Corps des gardiens de la révolution islamique de mouvement terroriste. Même les voix modérées en Iran ne croient plus qu’une politique de dissuasion suffira à arrêter Trump. Le message iranien est clair : nous pouvons aggraver cette crise. Vous pouvez menacer de guerre, mais elle vous fera du mal à vous aussi.

Que pense l’opinion publique en Iran de l’accord nucléaire?

Au début, les attentes étaient très positives. On espérait une ouverture et que le marché iranien attirerait les entreprises européennes et plus tard même américaines. Le président Hassan Rohani pensait que l’accord conduirait à davantage d’investissements étrangers et à des changements en Iran.

Et maintenant ?

Beaucoup d’Iraniens se sentent trompés. Ils blâment les politiciens modérés comme Rohani. Personne en Iran ne veut prendre la décision de négocier avec Trump. Les Iraniens ne veulent pas être humiliés. L’Iran a une histoire culturelle très ancienne, ce qui lui confère son aura et sa dignité.

D’où vient cette obsession américaine pour l’Iran?

L’Iran est situé dans une position stratégique entre l’Europe et l’Asie et compte plus de 80 millions d’habitants. La Révolution iranienne de 1979 a été un choc psychologique pour l’Occident et surtout pour les États-Unis. La prise d’otages à l’ambassade américaine à Téhéran a été la principale raison pour laquelle Jimmy Carter a perdu l’élection présidentielle de 1980 contre Ronald Reagan. La révolution a également conduit à la politisation du fondamentalisme musulman.

La jeune génération de politiciens américains a vécu la guerre en Irak en 2003, certains se sont même battus. Ils n’associent pas l’Iran à Khomeini, mais à Qasem Soleimani, le chef Corps des Gardiens de la révolution islamique. Ils le considèrent comme un terroriste, qui coordonne les actions militaires iraniennes en Syrie, au Yémen et en Irak et a tué des centaines de soldats américains.

Qu’est-ce qui peut réduire la tension?

Le monde arabe a beaucoup changé. Des États importants comme la Syrie, l’Égypte et l’Irak sont affaiblis ou détruits. Et je ne pense pas que l’Arabie saoudite puisse combler le vide. Elle joue un rôle beaucoup moins important qu’on ne le pense. Les Saoudiens ont de l’argent, mais ils ont peu d’influence dans les conflits en Syrie, au Liban et au Yémen. Comparez-le à la période juste avant la Première Guerre mondiale chez nous. Un certain nombre d’États se maintiennent mutuellement en équilibre, comme la Turquie, l’Iran et Israël, ainsi que la Russie et les États-Unis. Depuis la guerre en Irak et le Printemps arabe, le monde arabe a implosé. Cela a donné à l’Iran une chance de gagner en influence. C’est pourquoi un pays comme l’Arabie saoudite veut que les Américains contrôlent l’Iran.

Vous comparez la situation au Moyen-Orient avec celle de l’Europe juste avant la Première Guerre mondiale : ce n’est pas très rassurant.

C’est précisément la raison pour laquelle il est si important que les États-Unis mènent des négociations stratégiques avec l’Iran. Maintenant, les Américains disent que l’Iran doit abandonner son programme nucléaire et détruire tous les missiles. En même temps, ils autorisent des livraisons d’armes d’une valeur de 100 milliards de dollars à Israël et à l’Arabie saoudite. En outre, l’Amérique veut que l’Iran se retire de tous ses pays voisins arabes. Pourquoi ferait-il cela ? L’Amérique doit examiner attentivement où se situent les intérêts de l’Iran en matière de sécurité. Comme Henry Kissinger l’a fait en 1971 lors d’une rencontre secrète avec le Premier ministre chinois Zhou Enlai. Mais je ne vois personne de son acabit à la Maison-Blanche.

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